ROMAN OVNI FRANÇAIS – Quinze années à espérer une suite pour La horde du contrevent, et, évidemment, Alain Damasio a pris tout le monde à l’envers. Avec Les Furtifs, l’écrivain pousse le volume et les limites du genre romanesque explosent : tout ce qui était dans La Horde a germé, poussé, fleuri dans des proportions hors norme. Envisager seulement de chroniquer un pareil tome relève de la folie douce. #barzingueteam…
« L'homme y passe à travers des forêts de symboles. » (Baudelaire)
Par quoi commencer ? Les furtifs ? Ces créatures que personne ne connaît à l’exception d’une branche militaire, le Récif — pour Recherches, Études, Chasse et Investigations Furtives. A peine : les militaires formés dans ce cadre n’ont qu’un objectif : abattre ces créatures, qu’il faut parvenir à traquer et acculer. Et quand elles sont définitivement coincées, elles préfèrent se céramifier par une montée en température à 1400 °C. Il ne reste alors qu’une espèce de bloc cristallisé, sans plus aucune trace d’ADN. Inutilisable. Inutile. Tout autant que la meute ainsi créée en somme.
Sauf qu’au sein de l’équipe, est arrivé récemment Lorca Varèse : une quarantaine d’années, séparé de sa femme Sahar depuis la disparition de leur fille, Tishka. Lui est convaincu que l’enfant, alors âgée de quatre ans, est vivante. Sa femme tente tant bien que mal de faire son deuil. Leur histoire a pris fin brutalement, violemment. Pourtant, Tishka s’est évanouie de façon si étrange qu’aucune hypothèse n’a pu être avancée par les forces de police. Pire : elles n’ont eu pour recours que de recommander aux parents démunis de passer par des charlatans et autres chamans. Avec la vague de déception qui s’en est suivie, aisée à imaginer.
Ou bien faut-il évoquer le virage capitalistique adopté par l’Etat français, qui a vendu — littéralement ! – les villes de l’Hexagone à des corporations. La ville d'Orange est propriété du groupe éponyme, qui en a fait, à l’instar des autres sociétés un espace totalement aseptisé et surcontrolé. Mieux : on dispose de forfaits qui permettent d’accéder à certains espaces — ou de s’en faire exclure manu militari par les milices que prennent en charge les propriétaires de la ville.
Au doigt, les gens, ceux qui ont accepté ce système nouveau, et qui avaient les moyens économiques de le faire, ont une bague. Un outil pour tracer, marquer, calculer, contrôler, collecter de la donnée à foison. Et une solution idéale pour créer un environnement qui, à chaque déplacement, vous reconnaît, identifie et propose alors de se procurer des choses qui nous ressemblent. Tant les machines ont fini par en savoir sur les invidividus, avec leur doux consentement.
Et les Furtifs, donc, créatures de mouvement, d’action, de changement, impossibles à faire rentrer dans ce monde merveilleux de datas.
Comme Sahar, on peut sortir des sentiers battus, refuser l’anneau de soumission et devenir proferrante — celle qui dispense un savoir en dehors des clous méticuleusement disposés par les sociétés qui règnent en maître sur l’enseignement payant. Pas tolérable, une pareille liberté : dangereuse. Et surtout, non lucrative.
Voilà en quelques éléments, qui décortiquent avec âpreté la misère vers laquelle nos sociétés s’engouffrent, ce que l’on peut tenter de dire de ce roman.
Et puis, vient l’indicible, parce qu’aucun auteur avant Damasio n’avait franchi ces barrières et qu’il impose au roman une liberté nouvelle, des codes explosés et recomposés. C’est brouillon ? Je le comprends, mais on n’ouvre par un Damasio sans être charitablement averti qu’on en sortira totalement retourné.
En termes de typographie, la page devient elle-même vivante, mouvante : des signes surgissent, inhabituels, inadéquats en regard des conventions (pensée émue pour Esther Szac qui fut chargée de la mise en page…) graphiques du français. Des cédilles apparaissent, débarquent de toutes parts sur des lettres qui n’avaient rien demandé, et s’il ne s’agissait que de cela !
Des lettres de l’alphabet grec viennent compléter les mots quand l’alphabet latin s’avère insuffisant pour rendre le texte plus dynamique. Et tout ce que l’on compte de signes diacritiques est invoqué : des accents improbables, tréma et autres points médians ou parenthèses ouvertes à l’envi, fermées si vraiment nécessaire. Et tout cela sans que la lisibilité ne soit atteinte : tout au plus a-t-on besoin de quelques pages pour se familiariser avec les principes.
Quant à les comprendre, c’est une autre paire de manches, alors même que la cohérence et la logique se dessinent. Mais dans un ouvrage qui est un hommage au mouvement, à la vie, aux métamorphoses, quelles règles trouvera-t-on qui ne seraient susceptibles de voler en éclat pour ouvrir de nouveaux champs.
On pourrait tout juste citer Pindare, que reprenait Camus : « Ô mon âme, n’aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible. », que l’on ne ferait qu’effleurer le parcours d’écriture et celui du lecteur. Car le champ s’étend à perte de vue.
Il n’y aurait guère que les demi-crochets, ⸢ ⸣ ou ⸤ ⸥ que l’on ne retrouve pas dans les Furtifs. J’exagère à peine. 700 pages de sautillements progressifs, qui envahissent méthodiquement l’espace, les signes finissent par pulluler, il en sort de partout, animant et bondissant. C’est insensé, et pourtant chargé de sens. Tout ce qui avait été amorcé avec la Horde est ici décuplé — y compris dans le nom des protagonistes. Même les jeux sur les polices participent à cette joyeuse fête du vocable.
Et que dire des inventions de langage ? Outre le langage typographique, une langue surgit, de mots aux lettres recomposées, de morceaux pris ici pour être ajoutés là — bien plus que des mots valises, des constructions totales de vocables qui jouent par allusion, évocation et divination. Simplement splendide.
Bien sûr, 690 pages, c’est un gros morceau, et l’on aurait pu resserrer à quelques endroits. Mais pour le coup, l’ensemble aurait été tellement dense que le lecteur aurait pu prendre peur. Et probablement s’étouffer entre les virevoltes et les inventions. Parce que, n’oublions pas qu’il s’agit pour deux parents, épaulés par un groupe militaire dont le père fait partie, de retrouver la trace de leur fille, en suivant la piste des Furtifs.
Qu’en dire de plus ? Que ça valait le coup, même si l’attente fut passablement longue, de ronger son frein pour renouer avec Damasio — dont l’anagramme serait ADAM-SEO, pour prolonger son jeu, mais loin du Search Engine Optimisation. Plutôt Sensitif Ecrivain Obsessionnel. Explosif, tonitruant, spectaculaire, on pourrait démultiplier les adjectifs — visionnaire, spécialement visionnaire ! — pour tenter d’appréhender ce monstre offert à la littérature.
Et comme si tout cela ne suffisait pas en soi, il y a toute cette puissante réflexion sur le devenir sociétal : l’hyper-contrôle contre le désir de liberté. Entre ZAD et ZAG (zone auto-gouvernée), c’est le zigue qui n’invente pas le futur, mais nous parle du présent, de nos dérives. À réécouter, pour l’occasion, cette intervention sur France Culture :
Si le Goncourt a jamais eu vocation à récompenser un roman original dans son fond et sa forme, les jurés n’ont pas le choix : Les Furtifs, par respect pour les frères à l’origine de cette récompense, doit avoir ce prix. Parce qu’on n’avait encore jamais assisté à cela. Il y avait un avant ; on entre dans l’ère de l’après. Avec bonheur.
Filez-lui le prix. Il n'y a pas d'échappatoire. Et qu'on en parle pendant des années de ce livre.
Le roman est également accompagné d'un album, Entrer dans la couleur, coproduction avec le label Jarring Effects.
Paru le 18/04/2019
687 pages
La Volte
25,00 €
Commenter cet article