Tombé et sauvé par le poids de l'Histoire
Parmi eux, la perle rare : une Bible imprimée par Johannes Gutenberg en 1455, sur ce modèle qui a révolutionné le monde de l'édition et de l'impression en Europe.
Vers 22 heures, Aras ouvre l'une des fenêtre des toilettes et se hisse sur le toit donnant sur la cour. Il met une paire de gants, attache une corde de manille de 10 mètres de long à un tuyau et se laisse tomber. Une fois installé aux fenêtres, il applique du ruban adhésif sur le verre afin de l’empêcher de tomber – donc d’attirer l’attention. Le voleur brise la fenêtre extérieure et intérieure. Il y est, il sait où est l'ouvrage : il suffit de s'en saisir.
Une fois le livre dans le sac, il ressort par la même fenêtre et commence à gravir la corde pour retourner sur le toit. Mais, manque de chance, le poids de son sac le gêne et l'empêche de continuer, à plus de 20 mètres du sol. Les forces lui manquent, il lutte, mais en vain. Aras Vido chute du haut de la bibliothèque.
Le lendemain, un concierge entend des gémissements et trouve le malheureux inconscient mais vivant. C'est son sac à dos qui a atténué le choc. Il ne s'en sort qu'avec une fracture au crâne, une commotion cérébrale grave et un fémur fracturé. Merci Seigneur, comme on le lirait dans la Bible...
Young, fool and free
La presse s'intéresse rapidement au cas d'Aras Vido. Qui est-il ? Avec qui vit-il ? À quoi ressemble la vie d'un voleur ? Pas grand-chose au final. Il avait seulement deux soeurs et vivait à Newton avec sa mère divorcée. De plus, il avait eu une petite amie qu'il aurait comblée avec le recel, suite à la vente de la Bible de Gutenberg.
De précédents épisodes ont néanmoins fini par rejaillir. Le voleur aurait déjà eu quelques démêlés avec la loi. À 17 ans déjà, il avait été interpellé pour possession illégale de bière. L'année suivante, il avait été surpris en train de conduire une voiture volée et, trois semaines plus tard, arrêté pour possession de LSD.
Il finit par plaider non coupable le 29 août et a attendu son procès, malgré la peine encourue de 20 années de prison, maximum. En attendant son procès du 3 décembre, il est transféré de l'hôpital de Cambridge à l'hôpital psychiatrique de Boston pour une évaluation psychologique suite à ses blessures.
Le jour fatidique, Aras était entré en béquilles au tribunal. Il a été jugé incapable de commettre un vol d'un tel professionnalisme en vue de son état mental. On y a cru : il est parti en homme libre. En échange d'une totale liberté, Aras accepta de poursuivre un traitement psychologique volontaire dans un établissement psychiatrique, qu'il termina à peine six semaines après son jugement.
Une enquête journalistique complètement folle
50 ans se sont écoulés depuis le cambriolage. Pourtant, des questions restaient encore en suspens : pourquoi Aras avait-il vraiment volé le Gutenberg ? Et qu'avait-il prévu de faire avec ? Un journaliste du Daily Beast a décidé récemment de se pencher sur la question. Mais ce qu'il a découvert était au-delà de ses espérances.Après avoir parlé avec un greffier du palais de justice du comté de Cambridge, le journaliste Aaron Skirboll avait appris que les dossiers judiciaires d’Aras indiquaient une autre orthographe pour le prénom d'Aras. En effet, on avait changé la lettre « d » par un « t », Vito au lieu de Vido.
Grâce à ce détail, le journaliste a découvert que, dans les années 1970, Aras avait... entamé une carrière en tant que star du porno sous le nom de Dr. Infini.
À cette époque, l'industrie de la pornographie commençait à se développer. John et Lem Amero étaient parmi les réalisateurs connus de l'époque dans le domaine. Aras serait apparu dans l'un de leurs films : Every Inch a Lady, décrit comme « une histoire hilarante de riches qui racontent l'histoire de deux prostituées (un homme et une femme) qui se hissent au sommet de l'industrie du sexe à New York ».
Le voleur incarnait alors Joe Blow, dans le dernier quart du film. Il a été reconnu par le journaliste à cause de son uniforme noir, le même qu'il portait lors de son cambriolage à Harvard. Le film a été un succès. Le Dr. Infinity a même remporté le prix X-Caliber, en 1976, remis par le magazine Adam Film World pour avoir eu « le plus grand pénis dans un film de sexe » à l'époque.
«Nous l'avons trouvé à Boston. John et moi avons réalisé son potentiel… Quelqu'un nous avait apporté des polaroïds de son acte. Nous avons pensé que c'était très bizarre et méritait d'être préservé pour toujours dans un film. Une fois que nous avons passé un accord avec lui, nous l’avons écrit dans le script » avait déclaré le co-directeur Lem Amero au magazine Rustler.
Une philosophie inspirée de l'Ouroboros
« La libération du sperme de vous-même vers vous-même devient l’énergie qui peut mener à l’infini », avait déclaré l'ancien cambrioleur à Mara Mills, du magazine National Screw, en 1976. « L’énergie autonome vous permettra d’être tout ce que vous voulez. En suçant ma propre bite, j’ai créé une condition humaine très stimulante ... Le contrôle de son sperme mène à l’infini et, de l’infini, à un nouveau monde ».Cette « pratique » ferait référence à l'ancien symbole égyptien de l'infini, un serpent mangeant sa queue, appelé Ouroboros. Ce dernier symbolisait l'unité, la perfection et l'éternité. Mme Mills a également appris, de fil en aiguille, des informations biographiques surprenantes.
Dr. Infinity serait né à Buenos Aires. Sa famille a déménagé à Montréal, où ils ont passé quatre ans avant de s'installer en Nouvelle-Angleterre en 1959, alors qu'il n'avait que 10 ans. Il a fréquenté un monastère franciscain pour garçons lituaniens et s'est formé au yoga à l'âge adulte.
Il est même revenu sur son expérience à Harvard : «En 1969, j'ai volé la Bible de Gutenberg à l'Université de Harvard. Je suis tombé en sortant par la fenêtre et me suis fracturé le fémur. Ils m'ont attrapé et envoyé à l'hôpital de Boston State pour observation. Toutes sortes de psychologues m'ont interrogé – les mêmes vieilles questions : Comment étais-je ? Comment je me sentais à propos de mes parents ? Ils n'ont jamais découvert la raison pour laquelle j'ai volé la Bible, mais ils ont piqué mon intérêt pour la psychologie. »
Intérêt réel d'ailleurs, puisque Aras avait par la suite rencontré des professeurs de Harvard sur le campus et avait suivi des conférences au MIT pour discuter de sa “nouvelle philosophie”. « J'espère introduire une nouvelle compréhension psychologique du comportement humain. [Il faut] d'abord se “tourner vers soi” pour aimer le monde extérieur », avait-il conclu.
Le mot de la fin, en Espagne
Vers la fin des années 70, Aras a renoué avec son ancien réalisateur Amero pour réaliser un court métrage sur ses convictions : Self Love. Et, au printemps 1978, Aras était de retour à New York pour protester contre la fermeture du Radio City Music Hall.Il s'était fait remarqué par le New York Times qui l'avait décrit comme un « manifestant ressemblant à un ermite qui se tient devant le hall pendant 14 heures par jour pendant un mois avec une pancarte apocalyptique gémissant sur la perte du "lieu de spectacle de la nation" ». Pourtant, lors de cette interview, il assumait totalement le fait de ne jamais y être rentré, assurant qu'il aimait tout simplement les arts.
Depuis cette époque, plus rien. Seulement une annonce parue dans le Key West Citizen, en 1986 décrivant un homme qui « cherchait des anges pour une histoire d'amour patriotique », signé Vito Aras, P O. Box 4533.
Ce n’est qu’en avril 2014 que le nom de Dr. Infinity a refait surface avec un article de Rialto Report en le décrivant comme « le premier "autofellator" du film pour adultes ». L'auteur de l'article, Ashley West, avoue qu'il « était complètement fou et donnait plein d'explications quant à sa vie et à son époque ». Il aurait même avoué que son vol de la Bible de Gutenberg était « un acte politique, un art de la performance, une déclaration anarchiste, un happening ». Il serait mort en Espagne, dans la province de Gérone, en 2017 – et demeurait donc injoignable.
Pourtant, Aaron Skirboll n'en démord pas et continue ses recherches. Et c'est ce tweet qui le met sur la voie :
1975 Dr. Infinity new years eve st.regis screened self love movie. Dick got so long it easily goes up the ass for orgasms
— Vytautas Kerbelis (@VKerbelis) 14 juillet 2016
Il rentre en contact avec Conxita Pladevall, par téléphone, sa compagne. Elle avait confirmé qu'Aaron Skirboll avait retrouvé Dr. Infinity, Vytautas K. Kerbelis de son vrai nom. Elle l'aurait rencontré dans les années 1980, « lorsqu'il travaillait pour Yoko Ono ». L'ancien cambrioleur aurait même rencontré Dali et Andy Warhol. les tourtereaux auraient emménagé à Barcelone en 1982. De plus, sa compagne a affirmé qu'il était bel et bien inspiré par l'Ouroboros de l'Egypte antique pour son « show ». Il aurait ainsi exhibé ses talents sur certaines scènes catalanes.
Quant au vol de l'un des exemplaires de la Bible de Gutenberg, Mme Pladevall a affirmé qu'Aras avait « enquêtait sur la vérité. La première étape consistait à obtenir la Bible de Gutenberg ».
Selon elle, il voulait voir les mots dans leur manifestation la plus ancienne et ne pas faire confiance à la Bible telle qu'elle a été retranscrite en 1969. Selon lui, la traduction latine de l'Ancien et du Nouveau Testament datant du XIIIe siècle aurait pu contenir des indices importants.
Aras Vido, Aras Vito, Dr. Infinity ou encore Vytautas Kerbelis est décédé d'emphysème en 2017, à l'âge de 68 ans.
Amen !
via Daily Beast
Par Maxim Simonienko
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