ROMAN ETRANGER – Paru en 1999, Guerre et guerre, quatrième roman de l’écrivain et scénariste hongrois László Krasznahorkai n’a, a priori, rien pour plaire, et c’est peut-être pour cela qu’il est si beau et si puissant.
Le 03/05/2019 à 15:56 par Maxime DesGranges
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Publié le :
03/05/2019 à 15:56
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Entre nous, commercialement parlant, László Krasznahorkai ne fait rien comme il faut. Commençons par ce nom étrange qu’on dirait sorti d’un mauvais roman d’Heroïc Fantasy, impossible à orthographier correctement sauf à aller se perdre dans les caractères spéciaux de son traitement de texte, et qu’on appellera ci-après « l’auteur », comme dans les contrats-type, pour se simplifier la vie. Et puis il y a sa collaboration étroite en tant que scénariste avec le cinéaste Béla Tarr, réputé pour ses longs films exigeants en noir et blanc, loin, bien loin des populaires Avengers : Endgame et autre Taxi 5.
Ajoutons à ça, dans Guerre et guerre, des phrases longues, longues au point que l’auteur les a numérotées chacune pour en faire des petits chapitres, des phrases aussi interminables que les élucubrations du personnage principal, l’étrange et attachant Korim, dont on ne sait jamais vraiment s’il est, au fond, banalement simplet ou extraordinairement compliqué, et on est définitivement convaincu que « l’auteur » fait tout pour tomber dans les oubliettes de l’Histoire littéraire.
Et pourtant, ces apparentes difficultés deviennent parfaitement dérisoires dès l’instant où l’on tombe dans le récit de Guerre et guerre : le-dit Korim, petit archiviste au fin fond de la Hongrie, est en train d’expliquer, en détails et de façon décousue, l’importance de sa « mission » à la bande de jeunes voyous qui comptaient lui faire les poches, près de la gare, mais qui préfèrent abandonner leur projet plutôt que de se farcir plus longtemps les histoires sans queue ni tête de ce « fils de pute ».
En quoi consiste donc la mission de ce marginal que tous les gens dont il croise la route et à qui il raconte ses aventures pendant des heures prennent pour un fou ? Elle consiste à rendre à l’éternité le contenu d’un mystérieux manuscrit, sans titre et non signé, que Korim a trouvé un jour dans son centre d’archives et qui a bouleversé sa vie à jamais. Pour ce faire, Korim n’hésite pas à tout quitter pour se rendre à New-York, le « centre du monde », cette Babel moderne à partir de laquelle sa mission doit être impérativement accomplie.
Korim, illuminé (au sens propre) qui craint de perdre la tête (littéralement, c’est-à-dire qu’elle se détache de son cou) et qui traverse le monde avec un vieux manteau, son manuscrit et une liasse de dollars, est donc le porteur d’un message :
[ Il ] avait compris qu’il devait faire quelque chose, et il s’était mis à formuler de grandes idées, impliquant de grandes décisions, à propos de la vie et de la mort, et de ce manuscrit, qui ne devait pas retourner aux archives mais être porté en avant, vers l’immortalité, là où était sa place, et il avait alors décidé de mettre sa vie en jeu pour cela.
Et l’ardeur que met Korim à vouloir sanctuariser ce message à tout prix lui confère une aura mystique, quasi prophétique, qui amène peu à peu le lecteur à se demander lequel des deux est vraiment l’idiot, dans le fond : lui, ou nous.
Car au-delà de la simple succession de péripéties qui mènent Korim de la Hongrie à New-York en passant par la Suisse et ailleurs, voilà le fond du sujet : le plus simple, le plus banal des hommes est porteur de quelque chose en lui qui le dépasse, quelque chose de si puissant, de si grand qu’il n’arrive pas à le supporter. Quelque chose de si extraordinaire qu’il doit – dans le vrai sens du devoir – le restituer aux autres par la parole ou sous forme écrite.
À quoi Korim consacre-t-il son temps en définitive ? À raconter, à recopier son manuscrit, et à raconter encore. L’important pour lui n’est d’ailleurs pas tant l’identité de l’interlocuteur que le simple fait de dire, de délivrer le message, de partager la portée universelle et inédite de son manuscrit dont personne ne comprend rien, d’autant moins que le Hongrois ne parle pas un mot d’anglais, et que de toute façon le langage seul, dans toutes ses limites, ne suffirait pas à en restituer la beauté, ni la dimension capitale.
Dans un merveilleux enchevêtrement narratif qui navigue sans arrêt entre le manuscrit, dont le contenu nous est révélé progressivement sans pour autant en dévoiler tous les mystères - mystères qui restent impénétrables à Korim lui-même -, et la vie quotidienne de l’archiviste, de plus en plus sordide et embrouillée, le roman aligne des phrases longues mais « fluides et subtilement articulées », comme il est justement dit au sujet du manuscrit, dans lesquelles on ne se perd jamais, contrairement aux pauvres gens qui se trouvent coincés avec ce Hongrois farfelu qui leur parle et parle sans cesse dans une logorrhée frénétique et désordonnée, presque délirante.
Ainsi se posent des questions essentielles, vitales pour Korim, dans le sens où elles mêlent ses propres combats intérieurs avec le destin des quatre personnages de son manuscrit, sortes de figures angéliques qui méditent (superbement) sur la beauté du monde et des créations humaines et qui se trouvent parallèlement confrontées, à travers les lieux et les époques, à la présence du Mal, incarné en un cinquième personnage à l’aura inquiétante.
Questions d’autant plus décisives pour Korim qu’il finit par confondre tout à fait son propre destin avec celui des quatre personnages, dont il n’arrive plus à se défaire, comme s’ils faisaient désormais partie intégrante de lui : comment accéder à la paix quand on est plongé dans un état de guerre perpétuelle, qu’on appelle, finalement, l’Histoire, et où trouver enfin l’issue qui nous permettrait de dépasser notre triste condition humaine, celle d’après la Chute (si l’on veut rester dans l’atmosphère métaphysique du roman), condition qui précisément ne connaît plus, ne peut plus connaître la Paix ?
[NDLR : Le roman a été traduit en français par Joëlle Dufeuilly, et a été initialement publié en grand format aux éditions Cambourakis, puis repris dans la même traduction par les éditions de poche Babel]
László Krasznahorkai, trad. Hongrois Joëlle Dufeuilly – Guerre et guerre
Editions Cambourakis – 9782366240610 – 24 €
Editions Babel - 9782330056520 – 8,80 €
Par Maxime DesGranges
Contact : contact@actualitte.com
Paru le 07/10/2015
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Paru le 23/10/2013
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Cambourakis
24,00 €
3 Commentaires
Leo
04/05/2019 à 10:13
Très bon article, bien écrit et bien construit, qui donne envie de lire ce livre. Et pourtant Kraszna ... comment déjà ? :)
Maxime
05/05/2019 à 23:22
Merci pour ce retour positif Leo !
Guil14
29/12/2022 à 16:01
Belle critique sur un roman difficile mais envoûtant.