ROMAN FRANÇAIS – L’écrivain, acteur et scénariste Mathieu Riboulet est mort en 2018, ce qui offrait une occasion rêvée de dire du mal de ses Œuvres de miséricorde sans risque de représailles de sa part. Malheureusement, ce ne sera pas le cas (en tout cas, pas suffisamment pour que les Très-Hautes Éditions Verdier ne puissent faire œuvre de miséricorde elles-mêmes en me pardonnant cette insignifiante offense critique).
Le 10/06/2019 à 09:13 par Maxime DesGranges
Publié le :
10/06/2019 à 09:13
Commençons par vous rappeler, bande de mécréants, fumistes ayant passé les cours de catéchisme de sœur Marie-France à dessiner des verges volantes sur les tables du fond de la salle pendant qu’elle tâchait tant bien que mal d’abreuver de Saintes Écritures votre âme déjà damnée par des années de masturbation pré-adolescente, ce que sont les œuvres de miséricorde, les vraies, issues de l’Évangile de Matthieu, en citant Riboulet :
Donner à manger à ceux qui ont faim, donner à boire à ceux qui ont soif, vêtir ceux qui sont nus, loger les pèlerins, visiter les malades, visiter les prisonniers, ensevelir les morts : les œuvres de miséricorde forment un ensemble d’impératifs moraux édictés par l’Église, censés obliger les chrétiens et peser de leur poids dans la balance du Jugement dernier.
S’il vous plait, lecteurs et lectrices, ne partez pas déjà, il sera très vite question de sexe, je vous le promets, juste un peu de patience. D’ailleurs, pour vous faire patienter, je vous cite quelques-unes des belles œuvres de miséricorde dites spirituelles (contrairement aux corporelles citées plus haut, et petite précision pour qu’il n’y ait pas de confusion : non, la masturbation pré-adolescente n’en fait pas partie) : conseiller ceux qui doutent, enseigner les ignorants, consoler les affligés, et la plus amusante de toutes (et sans conteste la plus difficile à respecter) : supporter patiemment les personnes ennuyeuses. Donc agissez en bon chrétien en lisant ma chronique jusqu’au bout, sous peine de ne pas survivre à la divine Justice le jour du terrible Jugement. Je vous aurai prévenus.
Le narrateur des Œuvres commence donc par « coucher avec un Allemand ». Un geste qui a évidemment son pesant de sens historique, un geste qui va irriguer tout le roman des questions qu’il pose, celle de la frontière infime qu’il peut y avoir entre le contact d’un bourreau et celui d’un Sauveur, un geste qui va délibérément à l’encontre « du sentiment flottant, informulé selon lequel l’Allemagne était infréquentable » diffusé par les générations qui nous ont précédés, qui ont souvent côtoyé l’horreur de plus près que la nôtre.
Cette étreinte initiale est l’occasion d’une réflexion développée sur le corps et sur la façon dont l’héritage de l’Histoire, notamment des trois conflits sanglants qui ont opposé France et Allemagne, pèse sur lui :
Nous avons tous deux porté la main sur l’autre, main de paix et de désir, nous sommes donc à la merci, lui de moi, moi de lui, et j’entrevois, en un éclair, ce qui adviendrait de nous si nos mains se chargeaient soudain d’une violence héritée, d’une vindicte imposée, historique : un champ de mort en lieu de chant d’amour.
Peindre ou faire l’amour
La découverte du corps de son amant Andreas, qui « n’est pas un corps d’aujourd’hui mais un corps de peinture, c’est-à-dire un corps de toujours, venu des très vieux temps » est aussi une porte ouverte sur la peinture, notamment le Caravage dont les tableaux reviennent au fil des visites du narrateur dans les musées qui les entreposent, à Naples, Malte ou Rome. Car poser la main sur les corps, en chercher la signification et réfléchir aux modalités du geste, est une façon pour le narrateur de glisser le doigt dans les blessures de l’Histoire, comme Thomas glissant le sien dans le flanc du Christ peint par le Caravage dans son célèbre tableau L’Incrédulité de saint Thomas.
La façon qu’a le Caravage de mettre les corps en espace et en lumière, en particulier celui des martyres, saint Jean-Baptiste, le Christ lui-même ou d’autres, est ici décrite avec beaucoup de finesse et de détails, faisant l’objet de chapitres entiers et, couplés avec des séquences de visites sur les lieux de mémoires de la Shoah à Berlin, ils conduisent notamment le narrateur à interroger « la pertinence de l’art face à l’horreur humaine et à l’indifférence divine ».
« L’horreur est humaine » (Coluche)
Car « l’horreur humaine », qu’on se le dise une bonne fois pour toutes, est logée en chacun de nous. Oui, en toi aussi, gentil lecteur, gentille lectrice, toi qui tries pourtant tes déchets et qui votes à chaque élection, même si tu ne le sais peut-être pas, ou ne veut pas le savoir : la potentialité de l’horreur fait partie de ta triste condition. C’est bien pour cela qu’il y a le Salut dont chacun, dans la mesure de ses misérables moyens, par n’importe quel misérable procédé, spirituel ou non, va chercher, devrait chercher, ou ne cherche pas du tout, selon les cas et les consciences, à se montrer digne.
Nombre de grands écrivains ont tâché de démontrer cette douloureuse vérité, et c’est même l’une des missions de la littérature que de chercher à mettre au jour cette horreur et nous la pointer du doigt. Pour se convaincre définitivement de cette évidence, il n’y a qu’à lire cette histoire glaçante que Riboulet a tirée d’un livre sur la persécution nazie des homosexuels et qu’il nous rapporte ici : « en avril 1985, à l’occasion d’une cérémonie marquant le quarantième anniversaire de la libération des camps près de Besançon, les membres d’une association (homosexuelle, NDLR) tentèrent de déposer une gerbe en mémoire des triangles roses, initiative qui valut en réaction d’avoir à entendre cette injure proférée par un groupe d’anciens déportés : " On devrait rouvrir les fours pour mettre les pédés dedans." » CQFD.
Autrement dit, et vous l’aurez peut-être déjà subodoré : Les Œuvres de miséricorde ne sera pas pour vous l’occasion d’une bonne tranche de rigolade ou de détente sur les plages bretonnes cet été. Ceci étant, l’écriture de Mathieu Riboulet est une source de plaisir esthétique assez rare pour être relevé. Car en effet, on a ici affaire à un écrivain français sachant écrire une phrase. Alors évidemment ça fait tout drôle. On n’est plus trop habitués. On se concentre, on se contorsionne sur sa chaise, on fronce les sourcils, on s’ébaubit aussi parfois devant des phrases comme, au hasard :
Mais : tu as ce corps de saint, blessé, que je ne toucherai pas, l’autre, un corps de bourreau, ramassé, disparate, absorbant, tandis qu’en tes drapés de muscles on se reflète, et la souffrance avec, te laissant, intouchable, au-dedans du lacis, serré, de tes errances, seul. Comment poser la main sur ta blessure ?
Tant qu’on y est, profitons-en pour aborder la question épineuse : le style de Mathieu Riboulet. Si, comme je l’ai dit, sa prose sera par endroits, souvent d’ailleurs, d’une sensibilité touchante, parfaitement articulée, raffinée, riche et, disons-le, belle, elle peut parfois friser l’affectation voire, disons-le tout autant, le pédantisme. De précise, elle devient précieuse. Une préciosité qui se marie malheureusement assez mal, à mon humble avis, aux descriptions sexuelles. Exemple : « que la terre d’Allemagne m’envoie au ciel paré de cette escorte de velours blond rhénan et de soie grège de Perse, que mes pensées, croyances, désirs et regrets soient abolis d’un geste, qu’ils jouissent enfin tous deux, en moi, en même temps, me laissant au carreau où on laisse les saints après qu’on les a tués et délivrés alors de leur fardeau pensant. » On aurait plus vite fait de l’écrire en deux mots : « orgasme prostatique ». Question de choix, ou justement, de style.
Car au bout d’un moment, la richesse de la prose « ribouletienne » fait parfois l’effet d’un gâteau sucré dont la première bouchée enchante, la deuxième nourrit, la troisième écœure. Cela dit, il dépendra du goût de chacun de s’y accommoder ou non, selon les appétits. Pour ma part, la répétition des scènes qui frôle la redondance (pour faire simple : alternance de sexe / désir, description d’une œuvre, réflexion historique), mêlée à cette phrase si particulière et, il faut bien le dire, au manque total d’humour, qui aurait pu apporter une respiration dans cette prose dense, y ouvrir une éclaircie bienvenue, a hélas provoqué finalement, par endroits, sinon de l’ennui, au moins un peu de lassitude.
Malgré tout, on lit. Peut-être est-ce l’érudition généreuse de l’auteur, qui multiplie les références picturales, cinématographiques (de Resnais à Fassbinder), littéraires (de Sebald à Thucydide), musicales (de Vian à Purcell) et même chorégraphiques (Pina Bausch). Ou bien la profondeur de ses réflexions esthétiques et historiques (« Aurais-je pu avoir mes amants comme ennemis », et qu’aurait-il fait dans ses situations conflictuelles, ou d’autres plus abstraites : comment penser l’impensable, ou « que faire de tous ces morts ? »). Ou bien la délicatesse incontestable de son expression, sa manière élégante et habile de passer du corps de ses amants (allemands, italiens, kurdes) à l’art, soit du réel à sa représentation.
Quoi qu’il en soit, quelque chose nous pousse à poursuivre jusqu’au bout la lecture de ce livre qui, soit dit en passant, a valu à l’auteur d’être lauréat du Prix Décembre 2012, ce qui, soit redit en repassant, n’est pas nécessairement un gage de qualité quand on sait que Christine Angot fait également partie des heureux couronnés.
Et pardonnez mon offense à ceux que j’ai offensés.
Mathieu Riboulet - Les Oeuvres de miséricorde – Editions Verdier – 9782864326878 – 14 €
DOSSIER - Prix littéraire Frontières-Léonora Miano 2022 : dignité humaine, acceptation de l’autre
Par Maxime DesGranges
Contact : contact@actualitte.com
Paru le 22/08/2012
160 pages
Editions Verdier
14,00 €
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