Une association de passionnés au service de la littérature : grâce à son statut, Passage(s) peut emprunter des chemins de traverse et proposer des textes qui se découvrent et s'apprécient sur le long terme. Loin des impératifs d'une édition sujette aux distractions du marché, le duo formé par Dominique Lanni et Nicolas Pien s'applique et s'implique dans la cause des œuvres et de leurs auteurs.
Il n'y a finalement rien d'étonnant à ce que Ngũgĩ wa Thiongʼo, l'une des plumes les plus remarquables du Kenya et de l'Afrique, voit ses livres traduits et publiés en français au sein d'une maison d'édition associative de Caen. Car Passage(s) porte dès son nom ce goût des écritures plurielles et des points de vue divers que Dominique Lanni et Nicolas Pien s'évertuent de perpétuer dans chacune des publications.
L'histoire de leur association commence à des milliers de kilomètres de la Normandie : docteur en littérature de l'université de Caen, détenteur du CAPES, Nicolas Pien part enseigner en Martinique, où il restera 11 années durant. « Il y a 7 ans, j'ai participé à un colloque à Marseille où j'ai rencontré Dominique, qui intervenait lui aussi. Nous avons sympathisé, il m'a demandé d'écrire dans un ouvrage collectif qu'il dirigeait, consacré à Corto Maltese, avant de m'en proposer la codirection », nous explique Nicolas Pien.
D'escales en traversées aux côtés de Corto, l'ouvrage collectif se retrouve finalement au sein de la maison d'édition qu'avait créé Dominique Lanni, alors professeur au sein d'un collège pour « publier des écrits de ses élèves, et qui s'appelait déjà Passage(s) ». Les Ailleurs de Corto Maltese rejoint le catalogue de la structure, bientôt transformée en association loi 1901.
« Depuis cette publication, il y a 7 ans, nous nous sommes occupés de Passage(s) tous les deux, en bénévoles », explique Nicolas Pien. « Nous avons commencé par des essais, puis de la fiction, avec des erreurs, des choses qui nous ont coûté beaucoup d'argent », analyse-t-il. Les regrets ne sont pas vraiment de mise, et le solide catalogue de la maison témoigne de l'engagement sans faille des deux amis.
Le Clézio sur le Tarmac, direction les Caraïbes
Trois forces bienveillantes ont accompagné les premières années de Passage(s) : la première n'est autre que Jean-Marie Gustave Le Clézio, dont l'œuvre a réuni Dominique Lanni et Nicolas Pien. Ce colloque à Marseille portait en effet sur Le Clézio au Mexique, et Pien a même soutenu sa thèse sur l'auteur du Procès-verbal : membre de l'association des lecteurs de Le Clézio, il se voit proposer la publication des Cahiers J.-M. G. Le Clézio, pris en charge par Passage(s) depuis le numéro 8.
L'autre rencontre s'est déroulée sur une scène, celle du Tarmac, théâtre du 19e arrondissement de Paris considéré comme la plateforme des écritures théâtrales francophones. « Dominique Lanni était très lié au théâtre, nous avons donc publié des recueils de plusieurs pièces jouées au Tarmac, mais aussi les coups de cœur du comité de lecture, ainsi que les nôtres », explique Nicolas Pien. À l'arrivée, une solide collection de pièces de théâtre, qui vient témoigner de la vitalité de l'écriture francophone en la matière. « Malheureusement », déplore l'éditeur, « le Tarmac ferme ses portes, mais nous allons continuer ces publications ».
« Nous avons eu la chance de bénéficier rapidement de ces deux opportunités que sont les Cahiers Le Clézio et le Tarmac », précise Nicolas Pien, « ce qui est une opportunité pour un jeune éditeur ». La présence de l'enseignant en Martinique permet aussi à Passage(s) de publier rapidement plusieurs ouvrages d'universitaires sur la littérature caribéenne, comme Black Label ou les déboires de Léon-Gontran Damas, de Kathleen Gyssels ou Errance et Épopée, consacré à Édouard Glissant, Victor Segalen et Derek Walcott, de Jean-Pol Madou.
Petit à petit, Passage(s) explore cette littérature caribéenne, jusqu'à devenir une référence en la matière. « Cette littérature caribéenne porte les traces d'une histoire terrible, avec des questionnements cruciaux : comment construire une histoire, écrire un récit lorsqu'il est marqué par le déni absolu, cela m'a toujours fasciné. Comment faire de la littérature non pas un étendard de son identité, mais un processus pour reconstruire une identité : c'est un cheminement absolument passionnant », détaille Nicolas Pien. Fasciné par l'œuvre de l'écrivain martiniquais Vincent Placoly, il ne cache pas sa joie en annonçant que Passage(s) rééditera bientôt l'ensemble de son œuvre...
« C'est une littérature passionnante, comme toutes les littératures francophones, d'Algérie, d'Afrique centrale ou autres... Actuellement, la littérature antillaise marque un peu le pas, cependant, elle ne s'est pas réinventée depuis Patrick Chamoiseau », analyse Nicolas Pien. « Un certain nombre de récits reviennent toujours sur l'esclavage, le passé : à bien des égards, la Martinique et la Guadeloupe ont encore des fonctionnements coloniaux et de ça, la littérature actuelle ne fait pas état, à part peut-être Alfred Alexandre, un écrivain passionnant dont nous avons publié une pièce de théâtre et dont les livres sont disponibles chez Mémoire d'encrier, au Canada. »
Il conclut : « Finalement, tout est lié : nous nous sommes retrouvés autour de Le Clézio, ce qui n'est pas anodin : il est mauricien, un fait qu'il n'a pas évoqué et qui a été ignoré au début de sa carrière, et a lui-même fait beaucoup pour la mise en avant d'auteurs francophones en tant qu'éditeur chez Gallimard. Nous sommes dans cette ligne-là, tout simplement : faire découvrir au public des œuvres qui sortent du cadre de lecture, du confort franco-français. Nous y sommes très attachés. »
Un travail de militant
Sujets pointus et plumes affutées : les ouvrages que proposent les éditions Passage(s) ne sont pour autant pas les plus simples à vendre. Les essais universitaires « fonctionnent bien, dans des certains cercles ». Pour la fiction, la maison compte surtout sur les salons, notamment ceux de la région Normandie, comme les Boréales et Époque, tous deux organisés à Caen.
« Lorsque les auteurs sont invités, cela permet de vendre beaucoup d'exemplaires. Le public français a une certaine réticence vis-à-vis d'une partie de la francophonie, peut-être par rapport à une histoire dont on a du mal à parler, celle de la colonisation et de la précolonisation : il y a beaucoup de déni aussi en France, qui peut rejaillir sur l'appétence du public », analyse Nicolas Pien. Les rencontres et discussions en salon permettent souvent de lever les doutes et de susciter l'intérêt. Dans d'autres territoires de la francophonie, notamment en Martinique, certains livres trouvent plus facilement leur public, comme les livres de Vincent Placoly : « Mais on parle là de marchés plutôt restreints. »
Après le Prix Goncourt de Patrick Chamoiseau, en 1992, pour son roman Texaco (Gallimard), la littérature antillaise a bénéficié d'une mise en lumière sans précédent. « Mais c'est redescendu au début des années 2000. Alain Mabanckou a beaucoup fait pour les auteurs africains, mais la mode a été plus courte. » Proposer des textes d'auteurs francophones, et plus encore originaires d'Afrique ou des Caraïbes, relève ainsi du tour de force : « Il y a quelques collections, notamment chez Gallimard — qui ne les inclut pas dans la Blanche, toutefois — ou Présence africaine, et des maisons comme Dodo Vole, mais on a l'impression que c'est difficile de les admettre comme des écrivains à part entière, ils sont dans une position à part », remarque le directeur littéraire de Passage(s).
Aussi, l'œuvre de transmission de Passage(s) s'effectue au plus près des lecteurs, avec les moyens du bord, comme la distribution, assurée par Nicolas Pien et Dominique Lanni eux-mêmes avec Dilicom et ExpressEditeur auprès des libraires. « Au bout de 4 ans, nous avons de bons contacts avec nos partenaires : je pense notamment à Amalivre, pour travailler avec les bibliothèques nord-américaines intéressées par les essais que nous proposons. »
S'adresser à tous les lecteurs
Des moyens limités qui n'empêchent pas une certaine ambition : les éditions Passage(s) ont ainsi mis en ligne un dictionnaire Le Clézio, supervisé par Marina Salles, bilingue français-anglais (« et bientôt trilingue espagnol », ajoute Pien), gratuit et accessible à tous, spécialistes, universitaires et lecteurs, tout simplement.
Un souci de s'adresser à tous les lecteurs qui transparait aussi dans les essais que l'on croirait réservés aux spécialistes : la collection Regards croisés, en mêlant les points de vue sur un sujet, entend « proposer des textes accessibles, mais qui sortent de l'ordinaire ». Les volumes sur Marie Nimier, Patrick Modiano ou encore Le Clézio — toujours — ont été récemment rejoints par un titre sur Pierre Bergounioux, incluant photographies, entretiens et extraits inédits, en attendant un prochain sur Samuel Beckett.
Les présences des éditeurs aux salons de Caen, Dieppe, Paris ou encore Bruxelles sont autant d'occasions d'aller au contact des lecteurs, grâce à l'aide précieuse de l'agence régionale Normandie Livre & Lecture et de certains organisateurs d'événements. « J'adore les salons, cela permet de rencontrer des gens », déclare Nicolas Pien. « On se rend compte que certains viennent et ne sont pourtant pas habitués à lire : ils se tiennent loin de la table, n'osent pas... C'est d'autant plus intéressant de discuter avec eux, même si cela ne débouche pas sur une vente. Car nous n'oublions pas qu'un livre coûte cher. »
À ce titre, la maison prend soin de conserver des prix assez bas pour ses livres, tout en proposant des formats plus accessibles pour les lecteurs occupés, comme des recueils de nouvelles. Et conserve un rythme soutenu : « L'année dernière, nous avons publié 22 livres, et nous allons en proposer une vingtaine cette année. L'année prochaine, nous allons nous contenter d'une quinzaine, car l'idée est de demander de moins en moins de subventions », souligne Nicolas Pien.
C'est qu'il reste encore bien des textes qui n'attendent qu'un passeur.
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
2 Commentaires
Lois Oppemheim
29/06/2019 à 19:46
Ravie de voir Lanni et Pien appréciés de cette manière journalistique. J’ai l’honneur d’éditer le volume bilingue sur Beckett auquel l’auteur fait référence et qui va bientôt paraître et je dois dire que Les Éditions Passage(s) est une maison de presse vraiment exceptionnelle! Pour leur intelligence et leur expertise (pour ne rien dire de leur gentillesse), Lanni et Pien méritent le plus grand respect et reconnaissance.
koinsky
30/06/2019 à 07:21
Il ne suffit pas pour une langue qui veut infuser les coeurs et les reins qu'elle soit riche, il lui faut aussi être exemplaire.
L'organe naturel de la langue c'est le coeur, et je ne suis pas sûr qu'un jeune gabonais dont la famille sur plusieurs générations fût malmenée par une dictature entretenue par la francafrique nous porte dans son coeur. S'il porte quelque chose nous concernant, c'est plutôt du ressentiment. Sa rage envers nous est même si intense qu'elle ne se pense pas en français, mais qu'elle se pense dans sa langue naturelle, dans sa langue limbique, bref dans sa langue d'origine... cette langue indomptable et libre qui prend le maquis, la langue de la résistance à l'asservissement. La langue de l'émancipation et de la verticalité.
La francophonieC'est quoi ce mot qui sonne très majoritairement post-colonialiste en Afrique. C'est l'histoire d'une langue arrogante et méprisante qui a voulu se faire plus grosse que le boeuf américain et dont l'orgueil creuse le tombeau. Car la langue française dans les coeur et dans les reins d'un jeune africain, c'est aussi le génocide rwandais, le pillage des matières premières, l'appui des dictatures... et une langue qui est parlée/pensée avec du ressentiment prépare la guerre. On parle d'ennemi intérieur. Les francophones portent des bombes à l'intérieur d'eux.