RÉCITS – Le dernier livre d’Arnaud Cathrine, J’entends des regards que vous croyez muets (éditions Verticales), est une succession de portraits de gens que l’auteur croise au hasard des rues et des situations, et à partir desquels il laisse baguenauder son imagination. Trop peu ?
Le 21/06/2019 à 15:19 par Maxime DesGranges
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Publié le :
21/06/2019 à 15:19
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Vous aussi, chers lecteurs et lectrices, vous l’avez fait au moins une fois, comme tout le monde : vous asseoir quelque part, dans le métro, le bus, en terrasse, sur la plage, et, pour passer le temps alors que la batterie de votre téléphone était morte et que vous étiez déjà venu à bout des Sudokus du 20 Minutes, essayer de deviner de quoi pouvait bien être faite la petite vie des quidams blasés qui vous entouraient.
Malheur à ceux qui, dans ces moments-là, n’ont pas eu la présence d’esprit de glisser un calepin et un stylo dans leur poche (au passage : je ne peux pas croire une seconde que quiconque né après 1970 puisse sortir un calepin dans le métro pour prendre des notes, sinon quelqu’un qui s’emploierait à faire écrivain). Car les plus habiles d’entre eux, avec un zeste de talent, une poignée d’années d’écriture au compteur et une petite dose d’entregent, auraient pu en tirer la recette d’un livre « soutenu » par le Centre National du Livre.
Portraits crachés
Je fais le pari que, si ce recueil avait paru à une époque où les écrivains étaient encore dotés d’un minimum de consistance et de hauteur de vue, il aurait été considéré, à peu de choses près, comme une simple compilation de notes préparatoires d’un roman futur, exhumées d’un fond de tiroir après la mort de l’auteur dans le but de gratter encore quelques piécettes sur le nom de l’illustre défunt (comme il a été fait récemment, dans d’autres circonstances et pour des raisons plus compréhensibles, avec Vie et aventures de Jack Engle, dont Walt Whitman avait pourtant affirmé qu’il tirerait dès qu’il en aurait l’occasion sur quiconque essaierait de republier cette fiction écrite sous un nom d’emprunt).
Or ce monticule d’épluchures littéraires, normalement promises au compost fictionnel de l’auteur comme il l’avoue dans une entrevue (l’idée de tirer un livre de ses notes lui est venue en effet d’Arno Bertina), constitue précisément la substance même de ce qu’on voudrait nous servir comme le plus copieux festin artistique qu’un lectorat désormais peu regardant sur les qualités nutritives d’une œuvre serait en capacité d’avaler aujourd’hui. C’est un problème.
Ne tirez pas sur l’oiseau croqueur
Ne soyons pas injustes pour autant. Ce n’est pas que la lecture de JDRQVCM soit désagréable (titre mis à part, inutilement racinien et flinguant le bel alexandrin au passage). Tout est y même assez plaisant, dans le fond : les personnages, parfois atypiques (le voisin d’en face qui traverse toute la ville pour boire un café dans un McDo et rentrer chez lui juste après, la petite vieille qui ordonne qu’on monte ses courses…), parfois d’une banalité qui devient touchante sous la plume du sensible Cathrine (la caissière qui ne prend que des espèces, le jeune voisin démuni, l’apprenti couvreur-zingueur dont les chansons à la radio lui évoquent un frère décédé…), arrivent à être attachants malgré la brièveté de leur existence, ceci dû à la bonne capacité d’observation d’un auteur à l’écriture heureusement épurée.
Aussi, les chutes souvent amusantes et inattendues donnent à ces textes courts des allures de petites nouvelles (soixante-quatre en tout, non pas soixante-cinq comme il le dit lui-même, le premier n’étant qu’une brève introduction programmatique), qui finissent par nous en apprendre davantage sur l’auteur lui-même, les recoins de son imaginaire et de ses fantasmes, que sur les personnages anecdotiques qu’il donne à voir.
Il y a par exemple le texte où l’auteur capte la conversation embarrassée de ce qu’il se figure être un père divorcé déjeunant avec son fils étudiant, avant de comprendre à la fin qu’il s’agissait de deux amants. Ou ce jeune couple en terrasse dont il déroule le scénario de la rupture imminente et inévitable, alors qu’ils finissent par s’embrasser à pleine bouche. Soit, en fin de compte, un auteur qui se laisse déborder, abuser par sa propre imagination, et se fait rappeler à l’ordre par le réel.
En plus des portraits et des petites saynètes, il y a aussi des textes qui n’ont ni chute ni vrai scénario mais qui égayent par leur caractère cocasse, comme celui où Cathrine trouve chez sa défunte grand-mère un livre d’un autre âge dans lequel un médecin rougeaud vante les mérites de l’oenothérapie : se soigner par le vin. Exemple : « Dépression nerveuse : deux verres de la région du Médoc avant le repas et deux pendant ». On veut bien croire qu’à ce rythme-là, on commence à voir la vie du bon côté.
Du jeu, peu d’enjeu
Tout cela est bien amusant et distrayant. Seulement, quand on aime profondément la littérature, on ne peut pas se contenter de ça. Comme vous n’accepteriez pas qu’un super-héros disposant de tous les pouvoirs surnaturels imaginables ne les emploie que pour craquer des allumettes avec le bout du doigt. Cathrine essaye bien timidement de nous convaincre de la nécessité de ce livre en déclarant d’emblée que « Faire de ces portraits un livre est une chose assez impudique car je leur prête beaucoup de moi. Mais c’est là un chemin sur lequel je me risque, lentement mais sûrement ».
Mais il a beau mobiliser cette réthorique du « risque » trop courante chez les artistes qui veulent absolument nous / se persuader de vivre en permanence au bord de l’abîme alors que le seul risque qu’ils prennent se résume souvent, grosso modo, à se voir refuser un dossier de candidature pour une quelconque subvention culturelle, on persiste à penser que l’enjeu est bien maigre. Y en a-t-il seulement un ?
« Quel est ton devoir ? L’exigence de chaque jour » (Goethe)
C’est bien le nœud du problème : comment, étant écrivain ou se prétendant tel, peut-on écrire un livre avec une ambition de départ si désespérément modeste ? Or une ambition modeste accouchera forcément d’un livre à la portée insignifiante.
Certes, on invoquera l’éternelle poésie du quotidien, la magie des petites choses, la fantaisie du petit rien. Mais jamais ce genre d’exercice de délassement de l’esprit, aussi plaisant soit-il, ne devrait pouvoir prétendre au rang de littérature, au risque de participer à sa dévaluation actuelle sur fond de surproduction mortifère et de désertion critique.
Halte à l’amélipoulainisation des esprits !
Oui, lecteurs et lectrices, chroniqueurs et chroniqueuses, booktubeurs et booktubeuses, bookstagrameurs et bookstagrameuses, et, pour le peu qu’il reste, critiques littéraires : nous devons absolument refuser sans aucune forme de compromis que la littérature, c’est-à-dire l’une des formes les plus hautes et les plus nobles de création que puisse concevoir l’esprit humain, l’une des rares choses en ce bas monde qui ait la capacité de nous dépasser et de nous élever, devienne un simple amusement d’intellos sans sujet, dont le seul exploit notable consisterait à enchaîner les lectures publiques dans des Maisons de la Poésie décrépites à des professeurs fatigués.
[Extraits] Extrait J'entends des regards que vous croyez muets
d'Arnaud Cathrine
J’ai dit « sans sujet » : qu’on ne vienne pas m’attaquer injustement sur ce point. En l’occurrence, c’est l’auteur lui-même qui en fait l’aveu au détour d’un texte (le bien nommé Détresse de l’auteur sans sujet). Quand il se mue en « prédateur joyeux à la recherche de sa prochaine proie » et que « ça ne mord pas », il nous fait part de la « détresse de l’auteur sans sujet, du voleur sans objet de tentation, je rentre alors chez moi, je rends page blanche, enfin ces mots-là, penauds, plutôt que rien. »
Voici le mot en trop, le temps déborde (presque Éluard)
Mais non, non, triple non, qu’on se le dise maintenant et pour toujours : mieux vaut rien plutôt qu’un seul mot en trop ! Tout mot en trop est une offense faite au silence, et l’écriture, comme la musique, est aussi une savante et subtile gestion des silences.
À ce sujet, pourquoi ajouter plusieurs textes sans intérêt sur les morts pour avouer de toute façon qu’ils « se refusent littéralement à mes inventions » ? Pourquoi cette citation maigrelette d’Annie Ernaux isolée ici, cette référence superflue à Sophie Calle glissée là, qui donnent une désagréable impression de remplissage et nuisent en fin de compte à la cohésion de l’ensemble ? Pourquoi ces deux textes écrits « à quatre mains » (La Mère dans l’urne, Le Chat, parmi les plus faibles du recueil) et placés vers la fin, si ce n’est pour signifier que l’auteur a besoin de renforts pour se tirer de son propre néant ?
Pourtant, si jamais vous n’avez rien à dire c’est bien simple, comme l’ordonnait un philosophe bien connu sur un plateau de télévision dans une séquence devenue culte : « Mais taisez-vous ! Taisez-vous ! »
Arnaud Cathrine - J’entends des regards que vous croyez muets - Éditions Verticales - 9782072822377 - 18 €
Par Maxime DesGranges
Contact : contact@actualitte.com
Paru le 07/03/2019
192 pages
Editions Gallimard
18,00 €
6 Commentaires
Rossbank Observatory
21/06/2019 à 21:29
Maxime, vous vous êtes trompé de cible : Walt Whitman ne visait pas Jack Engle qui avait paru comme l'autobiographie d'un orphelin dans un journal spécialisé dans ce genre de combine en 1852. La citation à laquelle vous faites référence concerne son roman "antialcoolique" et ses nouvelles publiés dans les années 1840. Il est tout de même intéressant de savoir ce qui l'animait au moment où il commençait à écrire les poèmes de Feuilles d'herbe, non? Par ailleurs, Jack Engle se lit comme un roman-feuilleton et, dans ce registre de quatre sous, il est plutôt marrant et réussi - à condition de nourrir une certaine nostalgie pour les fascicules de gare, les robinsonnades, etc. Bien cordialement, Thierry, traducteur et préfacier de Vie et aventures de Jack Engle.
Maxime
22/06/2019 à 10:58
Bonjour Thierry (Beauchamp, I presume) et merci beaucoup pour votre commentaire éclairant et enrichissant. En effet, c'est une erreur de ma part, due à une relecture trop rapide d'un article paru à ce sujet sur ActuaLitté. La citation concernait bien notamment le roman Franklin Evans. Afin de ne pas propager cette erreur factuelle, me permettez-vous de reproduire votre commentaire, en note, sur mon site où sont aussi publiées mes chroniques ? Par ailleurs, je vous rejoins tout à fait sur la pertinence de publier Jack Engle aujourd'hui, et je ne voudrais pas que ma chronique suggère de quelque façon que ce soit que ce livre ait été publié pour des raisons mercantiles. Amateur de Whitman moi-même, je suis bien du genre à me jeter sur ce genre de nouveautés dès leur parution !
Iza Borkine
25/06/2019 à 10:12
Maxime DesGranges, je trouve votre critique très bien tournée ; belle plume. Vous égratignez l'auteur avec élégance, sans acharnement, et c'est une denrée rare de nos jours dans la critique !
Maxime
26/06/2019 à 19:37
Bonjour Iza, merci beaucoup pour ce commentaire bienveillant. Une denrée rare de nos jours sur les réseaux sociaux ! :)
agla
08/06/2020 à 21:10
J'apprécie votre critique, un peu dure... mais d'accord avec Iza Borkine !
Maxime
09/06/2020 à 20:06
Merci agla, c'est vrai que la critique est un peu dure. J'attends beaucoup de la littérature et je suis d'autant plus sévère avec les écrivains qui manquent d'ampleur, d'ambition et de profondeur d'âme. Mais je comprends qu'on trouve ce genre de livres sympa.