Le roman biographique a un double avantage : le premier est de découvrir la vie d’un auteur connu ou non, et le deuxième, de lire cette vie comme un roman. Un perdant superbe, de Thierry Poyet (Chum éditions) offre ce double avantage avec un petit plus : une approche de l’Histoire par ceux qui l‘ont vécu. Propos recueillis par Christian Dorsan.
La littérature a connu une explosion de talent dans la période fin XIXe - début XXe Cette période abondante d’écoles littéraires et de pensées est sans doute liée à la modernisation du pays avec la stimulation de l’Exposition Universelle qui fera de Paris la capitale des intellectuels.
Mais ce n’est pas à Paris que nous convie Thierry Poyet, c’est dans ses terres de prédilection que l‘universitaire stéphanois réanime le souvenir d’un auteur oublié : Emile Clermont.
L’auteur de deux romans, dont un a frôlé le Goncourt, fut l’élève d’Emile Bourgeois, était l’ami de Maurice Barrès et jouissait d’une complicité parfois complexe avec son éditeur, Bernard Grasset. Celui dont Montherlant dira qu’il « a été injustement oublié », partagera le funeste sort d’Alain Fournier d’être tué au cours de la première guerre mondiale.
Cette époque de l’Histoire littéraire est dense, vive, foisonnante, pour le jeune fils cadet d’un ingénieur des Mines muté à Saint Etienne. Il préfère la philosophie à la religion, prend ses distances avec la tradition catholique mais possède une morale stricte, il souhaite explorer les recoins de ce qu’il est sans être égocentrique, Emile Clermont est un personnage attachant par sa sensibilité extrême et captivant par ses démarches intellectuelles. Voyageur curieux, lucide sur la pathétique condition humaine mais aussi sur sa grandeur, Emile Clermont vit comme un bourgeois de son temps, accepte ces changements de situations mais n’arrive pas à surmonter les chagrins de la vie dus à la perte de ses proches ou de tourments amoureux.
Parsemé de citations et d’échanges épistolaires, ce roman est celui d’une vie faite de mélancolie et d’intranquillité, qui se termine trop tôt, il mourra à 35 ans dans les tranchées. Rencontre avec l’auteur Thierry Poyet autour de cet oublié des Lagarde et Michard.
Actualitté : Comment avez-vous rencontré Emile Clermont ?
Thierry Poyet : C’est une histoire un peu extraordinaire. D’une part, enfant, j’ai habité dans le quartier où se trouve à Saint-Etienne la rue Emile-Clermont sans savoir qui était le personnage ; en 1995, je crois, à l’occasion d’une « Fête du livre » à Saint-Etienne, toujours, l’écrivain a été célébré par les organisateurs, et c’est là que j’ai commencé à m’intéresser à son œuvre. J’ai lu alors ses trois romans, Amour promis, Laure et Histoire d’Isabelle.
D’autre part, et c’est le second épisode, à la sortie de mes premiers romans, entre 2019 et 2022, j’ai eu l’occasion de beaucoup discuter avec Jacques Plaine (le fondateur de la « Fête du livre de Saint-Etienne, aujourd’hui le Pdt de l’Association « Lire à Saint-Etienne »), qui est un fervent admirateur d’Emile Clermont et, de fil en aiguille, il m’a parlé à nouveau de l’écrivain jusqu’à ce qu’un jour il me confie toute la documentation qu’il avait réunie. C’était parti pour moi…
Actualitté : Cet auteur était d’une grande moralité et avait beaucoup d'exigences sur lui, est-ce une manière de se protéger de sa sensibilité ?
Thierry Poyet : Ah ! je le crois ! C’est un homme né en 1880 à une époque où l’on manifeste beaucoup de pudeur. Se dévoiler n’est pas chose facile, encore moins pour un homme dans une société phallocrate où les clichés sur la virilité rivalisent de force et de bêtise. Bien sûr, la littérature connaît l’autobiographie mais le souci du « moi » n’a rien à voir avec ses manifestations actuelles sur les réseaux sociaux ou dans l’autofiction. Alors, oui, Emile Clermont est d’une grande sensibilité, ses écrits intimes le prouvent. C’est un homme attaché à la nature, qui a le sens de l’autre et qui peut pleurer sans éprouver le sentiment de déchoir. Au contraire, peut-être… Mais il faut tenir son rang devant un père, des sœurs ou les hommes qu’on commande sur le champ de bataille.
La morale de l’époque ou son moralisme est comme un garde-fou pour lui. Mais Clermont l’enjambe souvent, par exemple avec son personnage masculin dans « Amour promis » qui ose aller par-delà les conventions… Dans ses deux romans suivants, Clermont ‘maquille’ plutôt sa sensibilité en choisissant des personnages principaux féminins cette fois – Laure puis Isabelle, plutôt qu’André dans son 1er roman – et à travers ses héroïnes en qui il place beaucoup de son tempérament, de sa sensibilité, de ses émotions à fleur de peau, il cherche le moyen de se dire sans faire offense à sa pudeur ! Il joue avec ses lecteurs dans un voilement/dévoilement habile…
Actualitté : Pour écrire sa biographie, avez-vous utilisé le style de l’auteur ?
Thierry Poyet : Pour tout dire, j’ai mené de front – ou presque – deux projets. Un essai universitaire aux éditions Champion, paru au début du mois d’octobre sous le titre Emile Clermont et les novissima verba du XIXe siècle et, donc, mon roman biographique : Un perdant sublime (aux éditions Chum, en septembre). Les deux activités se complétaient : d’un côté, la recherche au sens de l’analyse littéraire d’une œuvre (ses sources, ses influences littéraires, sa place dans l’époque, la poétique de l’auteur…) qui oblige à une écriture neutre ; de l’autre côté, le roman où laisser s’exprimer justement la sensibilité dont nous parlions. Est-ce que j’ai utilisé son style ? J’aimerais bien mais je ne suis pas certain d’avoir le talent d’Emile Clermont !
Disons que je l’ai beaucoup lu : ses romans, ses autres textes publiés, par exemple son récit de guerre Passage de l’Aisne, mais aussi ses écrits intimes dont nous ne disposons plus mais qui ont été abondamment cités par sa sœur dans un ouvrage hagiographique et par une thèse d’Etat au début des années 1950. Pendant des mois, je me suis imprégné de ce qu’il a vécu, de ce qu’il a confié en de nombreux carnets personnels et journaux plus ou moins intimes. Et puis j’ai relu les auteurs en vogue à l’époque, ceux qui l’ont influencé (énormément !), les Barrès, les Bourget, les Bloy… Disons que j’ai essayé d’aller au plus près de celui qu’était Emile Clermont… Et écrire avec ses mots, selon sa pensée telle que je l’ai comprise, a été un de mes objectifs, en effet.
Enfin, il faut le reconnaître, Emile Clermont, dans sa manière d’être, de penser et d’agir, me plait beaucoup. Je ne me sens pas complètement étranger à lui ! Ni notre époque complètement étrangère à la sienne !
Actualitté : Quels sont les écueils à éviter à l’écriture d’un roman biographique ?
Thierry Poyet : J’en vois deux !
D’abord, ne pas tomber dans le pensum pénible à lire ! Ne pas faire la leçon à un lecteur qui, s’il veut bien partir à la découverte d’un homme et d’une époque, ne vient pas prendre un cours d’histoire ! Il faut que cela reste un roman, qu’il y ait de la vie, de l’intensité… Avec Clermont, j’étais à la fois gâté – il a beaucoup voyagé, connu des vies multiples, à la fois précepteur du petit-fils de Gustave Eiffel, écrivain célébré du tout-Paris ou lieutenant à la guerre – et en même temps il fallait laisser de la place aux longs temps d’introspection, : c’est un introverti qui passe des heures seul, enfermé à lire, à réfléchir et à écrire ! Le plus important, chez lui, c’est sa vie intérieure ! Une gageure que de la rendre sans trop trahir Clermont !
Le second écueil, c’est l’opposition entre l’exhaustivité à laquelle prétend une biographie et le souci de la fictionnalisation propre au genre du roman. Je n’ai pas tout raconté et j’ai un peu (à peine !) inventé : par exemple le personnage de Claude Forez… Pour avoir aussi un fil directeur, un repère… Ou bien le personnage de Mad, la prostituée de Montbrison… Et, en même temps, la maison close dont je parle et que fréquentent les troufions, a bel et bien existé ! C’est ce dosage-là qui est à la fois le bonheur et la difficulté dans un roman biographique.
Actualitté : Avec quels documents avez-vous travaillé et pendant combien de temps ?
Thierry Poyet : Toute la documentation que m’a donc donnée Jacques Plaine, que je remercie encore. La thèse d’Etat de Mme Paulette Piron-Godard (1953), le témoignage publié chez Grasset de Louise Clermont (la sœur), les critiques de la presse de l’époque, les commentaires des écrivains sur Clermont (Barrès, Giraudoux, Montherlant…) et, bien sûr, tout ce qu’il nous reste des écrits de Clermont lui-même ! Un joli corpus, en somme !
Actualitté : On vous connait flaubertien, qu’est-ce qu’il vous passionne dans cette époque ?
Thierry Poyet : Elle ressemble tellement à la nôtre !
On connaît l’essor d’un progrès foudroyant (métro, voiture…. Industrialisation, en général), on a le sentiment d’accéder à une vie plus facile, en tout cas pour un certain nombre de personnes : c’est la Belle Époque ! On aurait tout pour être heureux, la France est un grand pays, qui multiplie les Expositions Universelles… Et puis on sait comment tout finit : dans la guerre et l’horreur de 14-18 !
Sans jouer les oiseaux de mauvais augure, il y a quelque chose de l’époque d’Émile Clermont dans la nôtre. Nous aussi, on connaît les avantages du progrès (la médecine, les moyens de communication, l’IA dans ses aspects utiles, etc), nous aussi on profite – globalement – d’une vie facile (il suffit de comparer avec ce que vivent des millions de personnes dans d’autres contrées) mais, nous aussi, on sait la guerre à quelques centaines de kilomètres, et d’aucuns nous la promettent peut-être pour bientôt…
Un même sentiment funeste de se trouver à quelques mètres d’un précipice ?
Le rapprochement que j’effectue là est sombre, inquiétant oui, mais ce que Clermont nous montre, c’est la possibilité d’un sursaut. Dans et par la culture – la lecture et l’écriture -, dans et par une forme de retour à la transcendance ; dans et par le courage, le sens des autres et de la solidarité. En partant pour le front en 14, Clermont, loin d’être un va-t-en-guerre, fait l’expérience de la solidarité, et cet homme, habitué à la solitude de son intellect, devient un compagnon et une aide de première nécessité pour tous ceux – les paysans du Forez – qui se trouvent embarqués dans une guerre à laquelle ils ne comprennent rien.
Il est leur lieutenant mais il devient surtout leur boussole. Il est à leur tête… et c’est un symbole plutôt terrible qu’un obus lui arrache justement la tête ! Clermont a plusieurs vies, des belles et des moins belles : son parcours fait envie car il cherche à renouer avec l’héroïsation de la vie !
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Après la lecture d’Un perdant sublime de Thierry Poyet, on regrette qu’Emile Clermont soit né trop tôt car il aurait pu chroniquer notre époque avec son œil avisé sur les liens qui existent entre les êtres, sa méfiance sur les avancées technologiques et la dérisoire place de l’homme dans l’Histoire, cette machine à broyer les civilisations. Mais il aurait pu sans pudeur faire parler sa sensibilité, il aurait trouvé à notre époque un lectorat plus important et plus à l’écoute de ses écrits. Oui, Emile Clermont est injustement oublié, il fait partie de ces écrivains tombés dans les tranchées en 1916 et dans celles de l’oubli dont la postérité n’a pas dépassé celle d’un Alain-Fournier qui avec son Grand Meaulnes a touché toutes les générations jusqu’à aujourd’hui.
Thierry Poyet a su, avec talent, ressusciter l’auteur qui aimait voyager, qui doutait beaucoup de lui et ne surmontait pas les deuils familiaux. Biographie d’un homme qui souhaitait un destin littéraire tout en restant un homme ordinaire, en quête d’absolu, un auteur terriblement actuel dans une période de notre histoire qui prend des dramatiques allures du début XXe siècle.
Crédit image : CC BY-SA 4.0 / Catherine Briat
Par Auteur invité
Contact : contact@actualitte.com
Paru le 15/09/2025
316 pages
Chum éditions
22,00 €
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