Le spécialiste de l’édition nous parle, cette fois... du Panama ? Historien majeur du livre et de la presse, Jean‑Yves Mollier revient sur un terrain qu’il connaît en réalité bien - il avait déjà raconté Le Scandale de Panama en 1991, chez un autre Fayard.
Mais son nouvel ouvrage, Panama, un canal pour mémoire, publié chez Flammarion en septembre dernier, élargit l’angle : moins un dossier d’archives qu’une cartographie des mémoires attachées au canal, multiples, parfois contradictoires, toujours actives. Le résultat est un essai d’histoire globale qui déplie, rive après rive, les strates politiques, économiques, sociales et symboliques d’un passage maritime ouvert en août 1914 et jamais vraiment refermé dans les consciences.
L'auteur pose d’emblée la thèse : le canal n’est pas un récit unique mais un faisceau de récits. Pour les Français, la mémoire longue reste celle du naufrage financier et politique, avec ses emprunts à lots, ses intercesseurs douteux et ses carrières pulvérisées - bref, la part d’ombre d’une Troisième République aux caisses vides et à la presse sursollicitée.
Pour les Américains, l’affaire prend d’autres couleurs : c’est l’épopée d’ingénieurs et d’hygiénistes, l’« œuvre remarquable » dont Theodore Roosevelt se fit l’emblème, le chapitre héroïque du roman national qui mène de la doctrine Monroe au « big stick ». Pour la Colombie, amputée de son département de Panama en 1903 - chose peu connue (parce que je ne le savais pas) -, demeure le sentiment d’un rapt ; pour le Nicaragua, l’amertume d’un rendez‑vous manqué, relancé périodiquement par des projets concurrents.
Pour les Panaméens, le canal est un bien commun souverain, conquis de haute lutte au terme des traités Torrijos‑Carter de 1977, et du transfert effectif de 1999, puis réaffirmé avec l’agrandissement de 2016. Enfin, pour les Antilles, c’est l’histoire des bâtisseurs oubliés : des milliers d’ouvriers venus de la Caraïbe, morts par fièvre et par épuisement, longtemps réduits au silence.
L’ouvrage avance par scènes lisibles, qui font dialoguer la grande politique et l’infra‑histoire. Jean‑Yves Mollier rappelle ce que l’on doit au précédent de Suez - l’auréole du célèbre Ferdinand De Lesseps, l’illusion d’un second miracle, la puissance performative d’une presse mobilisée et d’un pays appelé à souscrire -, puis met à nu la mécanique de l’échec : erreurs d’appréciation, sous‑capitalisation récurrente, et ce passage funeste par l’emprunt à lots de 1888, qui replie l’ambition technique sur un piège politique, avec son lot de suicidés.
Ici, l’auteur d’Une autre histoire de l'édition française redevient le fin connaisseur des circuits de l’argent et du papier : comment on lève des fonds, comment on « achète » de la bienveillance, comment s’organise, dans les colonnes des journaux, une espérance qui finit en panique.
La bascule américaine est décrite sans hagiographie, mais avec précision. L’entrée en scène des États‑Unis tient à la fois à la finance - le relais de Wall Street dès la décennie 1890 -, à la géopolitique caribéenne - Porto Rico, Cuba, Haïti, la projection d’une zone d’influence -, et à une méthode. L'auteur détaille le tournant sanitaire - l’éradication de la fièvre jaune par l’offensive contre le moustique, l’action des hygiénistes et la rationalisation des chantiers -, puis l’organisation du travail, avec la ségrégation importée telle quelle : « gold roll » pour les personnels étatsuniens payés en dollars or, « silver roll » pour les ouvriers venus de soixante‑six nationalités, majoritairement de la Caraïbe.
Les premiers disposent des meilleurs salaires, logements et services ; les seconds, d’infrastructures séparées et d’un statut inférieur. Loin des grands discours, c’est là que le livre se tend : dans l’écart obstiné entre la vitrine technicienne et la réalité sociale d’un chantier qui avance grâce aux traumatismes.
Jean-Yves Mollier n’en reste pas à la coupe transversale : il suit les bifurcations de la mémoire diplomatique — sécession de 1903, où l’on retrouve l'ingénieur français Philippe Bunau-Varilla, puis traité Hay–Bunau-Varilla du 18 novembre de la même année, qui concède aux États-Unis des droits « à perpétuité » sur une Zone du canal d’environ 10 miles de large, avec pouvoir d’y agir « comme s’ils étaient souverains », en échange d’une indemnité et d’une annuité versées au Panama. S’ensuivent la longue administration étatsunienne de cette zone, l’inflexion de Jimmy Carter préparant la restitution.
Les pages consacrées aux Antillais impressionnent. Lettres d’ouvriers, bribes de registres, photos d’époque : l’archive parle d’eldorado et de désillusion, de familles restées au pays, de salaires supérieurs à chez soi, mais d’humiliations quotidiennes, de baraquements de planches, de bars où une ligne peinte au sol sépare clients blancs et clients noirs. Jean-Yves Mollier ne plaque pas de pathos, n’idéalise pas davantage : il montre le travail en régime colonial, ses habitudes, ses ruses, ses discours, et l’oubli qui suit, jusqu’aux hommages tardifs et aux stèles, jusqu’aux entreprises de mémoire lancées par des chercheurs et des associations.
Reste le présent. Depuis 2016, le canal élargi accueille les géants du commerce mondial ; l’économie panaméenne en tire des revenus décisifs et un prestige bien réel. Dans le même temps, les déclarations de l'actuel POTUS - réactivant un vieux refrain sur la souveraineté américaine du passage - ont rappelé combien la mémoire du canal est inflammable. Jean-Yves Mollier ne cède ni au catastrophisme, ni à la minimisation : il inscrit ces gestes dans une très longue continuité de revendications, de crispations et de rapports de force.
On pourra lire Panama, un canal pour mémoire comme un livre de synthèse ; on gagnera à l’aborder comme une mise en pratique de cette question essentielle : d’où parle-t-on ? Et l’on saisit mieux pourquoi un canal peut, à lui seul, déplacer la politique, l’économie, la littérature et la mémoire - à condition de ne pas en faire un seul récit.
On reste frappé par la force de travail de Jean-Yves Mollier, et sa capacité à transformer la matière historique en véritable récit, bien dense.
Publiée le
28/10/2025 à 18:07
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Paru le 24/09/2025
288 pages
Flammarion
22,00 €
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