Que s’est-il passé dans la vie de William Shakespeare entre 1585 et 1592, de ses 21 à ses 28 ans ? Personne ne le sait. Ce sont ces « années perdues » que Stéphanie Hochet, formidable conteuse, imagine ici avec brio dans ce roman historique d’apprentissage. Par Laurence Biava.
En effet, William Shakespeare ne rêve que d’une chose : devenir acteur. Dans une Angleterre où sévit la peste, n’écoutant que sa passion pour le théâtre, son sort bascule par le fait de sa propre volonté, laissant toute la place à sa vocation de dramaturge qui va s’affirmer, grandissante. Ses rencontres avec le ténébreux Richard Burbage, qui lui inspirera le personnage de Richard III, et le fascinant Marlowe seront décisives. Elles dicteront son destin.
Stéphanie Hochet entrecoupe ce récit imaginaire (mais pas que) en parlant de sa propre enfance et de son désir de fuite. Elle raconte la puissance créatrice du départ, la disparition, la démarche désinhibée et la transgression voulue par Shakespeare. Elle mesure également l’importance de la place qu’il occupe dans son identité d'autrice. En évoquant son cousin Thierry et les brimades verbales dont il a souffert, Stéphanie Hochet, comme elle le fera plus tard avec Armures ( Rivages ) parle de la famille-ogre de laquelle elle s'est échappée, pour sa propre survie.
Construisant en parallèle sa fiction shakespearienne et l'histoire à rebours de sa jeunesse, elle raconte en miroir ses propres années perdues, mais surtout le ressort que celles-ci donnent au reste de son existence. Avec le talent narratif qu'on lui connaît, Stéphanie Hochet ne laisse rien au hasard : dans ce texte, elle explore toutes les dimensions des éléments semblables et parallèles qu’elle entretient avec son héros.
J'ai déjà eu l'occasion de louer la précision virtuose de son écriture, mais, ici plus encore, j'ai été soufflée par sa performance littéraire et par les registres empruntés à sa composition. Comment mieux comprendre et rendre accessible la figure d'un tel génie qu'en créant des passerelles avec sa propre vie ?
Son histoire à elle débute également par des fugues, des disparitions et des transgressions. Avec un art subtil du portrait (et de l’auto-portrait), l’autrice éprouve une écholalie sur les thématiques et les passages de sa propre vie qui justifient son attachement à la figure de Shakespeare : l’androgynie, l’emprise des aînés, le désir de fuite, l’idée du suicide…
C’est à l’occasion de ses études qu’elle découvre cette période élisabéthaine, âge d'or du théâtre en Angleterre vers laquelle elle choisit de s'orienter. Shakespeare l'attire par son étrangeté et sa bizarrerie. C’est en lisant Shakespeare Antibiographie de Bill Bryson (trad. Hélène Hinfray, Rivages), qu’elle constate le vide dans cette anti-biographie du grand dramaturge, vide qui va de 1585 à 1592, soit du moment où il a quitté sa famille à Stratford-upon-Avon jusqu'à ses débuts dans les théâtres londoniens. Ce vide, au cours duquel William n'est pas encore Shakespeare, devient pour Stéphanie Hochet un espace de fantasme et de création.
N’est-il pas tentant de combler un vide, surtout quand les sources historiques sont épuisées ? En imaginant ce que fut William avant de devenir le grand Shakespeare, Stéphanie Hochet effectue un très brillant travail de romancière. Piqué par sa passion du théâtre qui l’emporte et le dépasse, elle fait de William, jeune résident de Stratford-upon-Avon, un héros qui cherche à transgresser son mariage avec Anne Hathaway, une femme plus âgée. Rapidement naissent trois enfants, mais lui se rêve sur les planches, piégé dans la vie établie bourgeoise et étroite d'un père de famille qui ne lui convient pas. Épris de liberté, il devient comédien et suit une troupe des Comédiens de la Reine.
Tout le talent littéraire de Stéphanie Hochet réside dans la conservation des éléments historiques ici recontextualisés : la peste, la puanteur, les rixes, nous sommes bel et bien à la fin du XVIe siècle, à cette époque médiévale où il y a beaucoup de meurtres et où voyager est dangereux. De villes en villages, la troupe se rapproche pourtant de Londres, où un nouveau théâtre est en train de s'écrire.
L’auteur Hochet dépeint parfaitement ce Londres nauséabond, chaotique, où l’atmosphère est faite de sorcellerie. Mais partout s’élève le génie écrasant de William, son désir de vivre, son audace et sa liberté totale, parfaitement restitués. On retrouve cela dans Richard III avec ce mélange baroque et ces inventions continuelles de la langue. À juste titre, Stéphanie Hochet souligne l’influence (l’emprise ?) d’un comédien outrancier comme Richard Burbage sur l’écriture de ce fameux Richard III, « la vision du mal qui réussit » ; et les rôles appris et joués par l’acteur qui nourrissent bilatéralement la création de l’auteur.
Scènes marquantes également dans le livre : la présentation de Shakespeare à Marlowe et à Henry Wriothesley, ce qui ajoute du piquant et apporte du relief à cette tranche d’époque qui nous est contée. Servi par une plume acérée et concise, Stéphanie Hochet écrit des romans très calibrés, où l’Histoire prend une place de plus en plus importante. C’était déjà le cas avec Pacifique, cela le fut avec William puis avec Armures. En incorporant des morceaux de sa propre vie, elle n’a pas son pareil pour passionner et retenir le lecteur. Très grand livre.
Extrait : « Le voyage vers Leeds est exténuant. Les routes sont boueuses, caillouteuses, ponctuées de nids-de-poule. La roue d’un chariot s’est brisée et nous n’avons pas pu la réparer correctement. Nous avons dû charger le matériel sur un autre véhicule et le cheval doit maintenant porter trois personnes sur son dos. Je crois qu’il ne résistera pas longtemps. L’autre tension est liée aux brigands qui peuvent sortir d’un fourré en un éclair et nous menacer de mort si nous refusons de céder nos bourses. Un excellent duelliste comme Henry – un aristocrate de naissance qui maîtrise le maniement des armes comme personne, une connaissance bien pratique pour le théâtre - nous a déjà sauvés d’une situation critique. Mais rien ne dit qu’il ne sera pas embroché à la prochaine attaque. Nous avons faim. La nuit dernière, nous nous sommes arrêtés dans un village et nous avons demandé à acheter du pain et du fromage. Les gens étaient trop pauvres. Nous avons dormi sur nos estomacs creux. »
Extrait : « Le jeune homme se relève. Il marche vers la Tamise sans penser à rien, sonné. Il continue d’avancer sur les quais, regardant d’un air absent la cohorte des bateaux de marchandises évoluant sur le fleuve. Des cris épouvantables venant d’un asile d’aliénés se mêlent aux croassements des corbeaux volant à tire-d ’ailes vers les têtes dressées sur des piques à l’extrémité du London Bridge. Des exécutions de criminels et de traîtres ont eu lieu récemment, renouvelant la mangeoire macabre des corvidés. Mais c’est à peine s’il prête attention à ces scènes de cruauté. Autour de lui tout est clameur, agitation, mais plus rien de ce bruit et de cette fureur n’envahit son esprit. Une brise marine lui caresse le visage. Il s’imagine sur un bateau voguant vers des contrées inconnues, faisant naufrage lors d’une tempête sur une île hantée de présences mi-humaines mi-humaines mi fantastiques. Comme la vie serait plus belle dans un pays imaginaire ! Le voyage est bien la seule libération à toutes les souffrances de cette vie terrestre. »
Par Auteur invité
Contact : contact@actualitte.com
Paru le 12/03/2025
189 pages
Rivages
8,00 €
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