On croyait connaître Franco : un uniforme amidonné, un visage impassible, un surnom qui claque — Caudillo. Stéphane Michonneau montre au contraire un personnage aux « cent visages », façonné comme on compose une icône publicitaire : Paquito pour les proches, Miss Canarias pour les soldats de 1936, puis Generalísimo, Son Excellence, et, dans les années 1960, ce familier El Abuelo qui cajole la nation.
Autant de noms, autant de récits, pour une même légende — fabriquée par le dictateur, reprise par ses fidèles, retravaillée par les générations d’après. C’est cette fabrique de la figure Franco que raconte Franco. Le temps et la légende, une biographie vive et précise, qui refuse les simplifications.
Stéphane Michonneau n’arrive pas vierge sur ce chantier : on lui doit des livres qui ont renouvelé l’histoire des lieux de mémoire espagnols, de Belchite — village martelé par la guerre et pétrifié par la propagande franquiste — à ses travaux sur la mise en récit du passé. Ce tropisme pour les paysages abîmés, les ruines, les usages politiques du souvenir lui donne un sens aigu de la durée mémorielle : comment une image s’installe, comment elle résiste, comment elle se fissure.
Le livre suit une idée simple et féconde : le Franco que l’on voit est toujours le produit d’un dispositif. L’icône héroïque des années 1940 n’est pas la même que le grand‑père rassurant des années 1960, pas plus que le fantôme encombrant de la démocratie. L’auteur déroule ces métamorphoses comme on feuillette un album photo truqué : chaque époque retouche la figure, repeint le cadre, choisit le bon éclairage — et, surtout, décide de ce qu’il faut oublier. Le procédé est limpide, sans jargon, et met à nu la mécanique de l’adhésion : si la légende a tenu si longtemps, c’est qu’elle a su changer de masque au bon moment.
Le livre prend toute sa force quand il déplie l’actualité mémorielle : l’exhumation de Franco du Valle de los Caídos en 2019, rebaptisé depuis Valle de Cuelgamuros par la loi de Mémoire démocratique de 2022, puis les décisions de justice autorisant en 2025 de nouvelles exhumations dans les cryptes pour identifier des victimes républicaines. Ces gestes ne sont pas de simples corrections administratives ; ils disent combien la légende reste active, comme une basse continue dans la vie publique espagnole.
Dans le même mouvement, le gouvernement a engagé des procédures pour dissoudre la Fondation Francisco Franco, pièce maîtresse du récit nostalgique : signe que la bataille du sens se mène aussi sur le terrain des institutions qui entretiennent la mémoire glorieuse du dictateur. Là encore, le livre aide à lire l’époque : derrière l’actualité procédurale, une lutte de récits.
Ce qui fait la singularité de l'ouvrage de Stéphane Michonneau, c’est son art de relier la petite fabrique des images - surnoms, postures, rituels... -, au grand théâtre de la mémoire collective - monuments, manuels, commémorations -. Il sait montrer, sans pesanteur, comment une photo officielle s’agrège à un calendrier, comment une cérémonie « dépolitise » un symbole, comment une tombe change de statut quand la loi change de nom — et pourquoi ces micro‑déplacements comptent. Déplier un décor pour comprendre une politique.
L’auteur ne fige pas « la vérité sur Franco » ; il documente les usages de Franco. Héros autoproclamé, puis relique encombrante : la figure révèle les angles morts d’une société inquiète et divisée, où s’entrechoquent mémoire républicaine, silences familiaux, falsifications assumées. L’Espagne ne débat pas de son passé par goût du ressassement, mais parce que la légende a colonisé les paysages et les esprits — et que l’on ne défait pas un tel tissage sans le comprendre.
Publiée le
22/10/2025 à 18:22
0 Commentaire
239 Partages
Paru le 10/09/2025
364 pages
Flammarion
24,90 €
Commenter cet article