Pour beaucoup, réfléchir au cas Luigi Mangione revient à se poser la question : son geste est-il condamnable ? Mais la réception de son geste par le grand public nous pousse vers une interrogation moins morale : pourquoi tant de personnes l’ont adoré au lieu de le condamner ? Pourquoi ont-elles plus d’empathie envers lui qu’envers sa victime ?
Des mèmes internet et des montages photo et vidéo à son effigie, jusqu’aux pages de fans qui lui sont consacrées, Luigi Mangione, avec son grand sourire et ses sourcils parfaitement dessinés, est devenu une icône populaire en l’espace de quelques semaines. La raison : il aurait supposément abattu Brian Thompson, PDG d'UnitedHealthcare, la plus importante compagnie d’assurance privée au monde.
Nous avons pourtant la sensation de vivre dans une société dans laquelle la sentence « le meurtre, c’est mal » fait l’unanimité.
En miroir, Nicolas Framont, sociologue, rédacteur en chef du magazine Frustration et auteur de Saint Luigi, pose une autre question : pourquoi le PDG d’UnitedHealthcare n’était-il, lui non plus, pas condamné quand sa politique provoquait des morts par milliers et des dégâts irréparables chez les individus et les familles américaines ? Pourquoi, au contraire, a-t-il été récompensé d’une prime exceptionnelle de 10,2 millions de dollars en 2023 ?
On voit bien là où ces deux problématiques se rejoignent : deux personnes qui peuvent être tenues responsables de la mort d’une ou plusieurs autres, au lieu d’être diabolisées, se sont trouvées sacralisées pour leur geste - par le soutien populaire dans le cas de Luigi Mangione, par la grâce de l'Argent-Roi, côté victime.
Un paradoxe évident qui se résout aisément si on le regarde à travers un angle particulier : celui d’une lutte des classes réactualisée.
Le geste de Luigi Mangione « est venu rappeler que ce sont bien des hommes qui actionnent les leviers ». Il renvoie la violence du capitalisme dans la chair même de ceux qui la pratiquent et qui, d’ordinaire, organisent leur vie de manière à ne jamais être en contact avec celle-ci : ceux qui « donnent la mort par PowerPoint » sans même le savoir. À distance, dans des bureaux, loin de là où elle s’exprime réellement.
Parmi tous les exemples donnés par Nicolas Framont, un nous a particulièrement marqués : celui de la crise des opioïdes aux États-Unis. Au commencement était la famille Sackler, propriétaire de Purdue Pharma. Cette dernière a développé, au milieu des années 1990, l’OxyContin, un puissant antidouleur dont les effets négatifs dévastateurs étaient connus au moment de sa commercialisation.
Purdue Pharma obtient tout de même l’approbation de l’organisme chargé d’évaluer la dangerosité des médicaments en corrompant un de ses experts. Une campagne marketing agressive cache les défauts du produit et en exagère les qualités. Résultat : d’après une étude de 2017, on estime que quatre personnes sur cinq ayant consommé de l’héroïne ont vu leur addiction débuter après une prescription d’antidouleur, et cette crise aurait causé la mort de 727.000 Américains entre 1999 et 2022.
Pendant ce temps, « la famille Sackler a rejoint le classement des plus riches familles des États-Unis, avec une fortune estimée à 13 milliards de dollars en 2017 » ; aucun individu n’a, pour l’instant, eu à répondre pénalement de ses actes dans cette affaire ; et si de grosses sommes ont été déboursées en indemnisation, il ne s’agissait là que d’une stratégie économique pensée dès le départ par des consultants de McKinsey qui, conscients du nombre potentiel d’overdoses, avaient conseillé à Purdue Pharma « une stratégie d’indemnisation susceptible de maintenir les ventes et la réputation du produit ».
« Lire la biographie de la famille Sackler, nous dit Nicolas Framont, c’est comprendre que le marché capitaliste de la santé récompense ceux qui donnent des solutions addictives et inefficaces à des souffrances corporelles liées au capitalisme lui-même. »
Cette même violence, de manière plus vicieuse, fait en sorte que tout le monde reste à sa place. Que la méritocratie est un mythe auquel plus personne ne croit vraiment. Que ce sont les mêmes personnes qui ont accès au pouvoir médiatique, économique et politique. Que la représentation des personnes « CSP– » dans les médias a chuté de 16 % en 2013 — ce qui n’était déjà pas glorieux — à 8 % en 2023. Qu’en 2023, le sujet politique était traité à 95 % par des cadres.
Sans parler de la violence qui s’exerce sur les populations des pays moins développés économiquement et moins bien pourvus en droits du travail que nous, dont on se sert pour produire à bas coût, vendre moins cher, consommer plus et augmenter les marges de chaque produit.
Ce manque flagrant de diversité au sein des sociétés libérales et capitalistes pose automatiquement une question démocratique. Pour ceux « d’en bas », la classe politico-économico-médiatique ne forme qu’une seule grande bande de potes qui sert ses propres intérêts. Et cette vision ne relève pas totalement du fantasme complotiste. Innombrables sont les exemples de couples entre politiciens et journalistes, d’amitiés entre grands patrons et responsables politiques.
Un sentiment d’impuissance grandit dans la population, l’idée que « quoi que l’on choisisse, c’est toujours le même programme qui sera appliqué ». Le fameux UMPS de l’avant-Macron, qui semble justement avoir trouvé son expression parfaite dans le macronisme (la séquence politique actuelle en est une preuve). Ce phénomène est aggravé par le manque d’efficacité des autres moyens d’expression démocratique que sont la grève et la manifestation : le syndicalisme n’est décidément plus ce qu’il était, et les cortèges sont contrôlés et réprimés à un niveau qui empêche tout rapport de force efficace.
Selon Nicolas Framont, ces dernières années « les deux seuls mouvements sociaux qui ont pu arracher des concessions aux gouvernements bourgeois sont la révolte des jeunes contre le CPE en 2006 et le mouvement des Gilets jaunes en 2018. Parce que la situation était, de l’aveu même des gouvernements de l’époque, “hors de contrôle”. Et parce qu’ils avaient peur, enfin. »
La classe dominée, dénuée d’une grande partie de ses leviers d’action, peut difficilement faire valoir ses intérêts face à une classe dominante qui, elle, a les moyens de le faire — et n’hésite pas à le faire. « Lorsque toutes les autres formes de communication échouent, la violence est nécessaire pour survivre », ces mots sont de Luigi Mangione.
Nicolas Framont tente, en moins de 150 pages, et dans un language limpide, de faire le tour de la question de la violence dans nos rapports politiques. Loin d’être un simple appel à l’user pour arriver à nos fins, Saint Luigi la remet simplement au centre de la réflexion et invite à ne plus détourner nos yeux du fait qu’elle existe et qu’elle se déploie déjà dans l’histoire et dans le quotidien des sociétés occidentales.
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Luigi Mangione, comme les Gilets jaunes en France avant lui, « a réactivé le débat bicentenaire sur l’usage de la violence contre la classe capitaliste ». C’est de ce débat que s’empare, à sa mesure, Nicolas Framont, dans l’objectif assumé de « trouver, au plus vite, la force qui nous permettra de contrer la brutalité croissante et hors de contrôle de nos classes dominantes ».
Sans jamais, et le rédacteur en chef de Frustration est intransigeant sur ce point, perdre de vue la problématique qui a fait échouer tant de mouvements sociaux : comment ne pas se faire avaler par la fascination pour sa propre violence ?
Par Ugo Loumé
Contact : ul@actualitte.com
Paru le 03/09/2025
144 pages
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