Évoquer Luigi Mangione, ce jeune beau gosse devenu symbole, après l’assassinat d’un PDG américain, c’est s’aventurer sur une ligne de crête, là où la colère sociale flirte avec la violence politique. Où beaucoup préfèrent détourner le regard, Nicolas Framont, cofondateur de la revue Frustration, choisit d’y plonger. Dans Saint Luigi, il affronte ce geste sans complaisance, avec un style direct. Un texte fort, à la fois nourri par des faits édifiants et par son propre parcours — entre l’accompagnement de la fin de vie de sa grand-mère, et son expérience de conseiller parlementaire.
Le 13/10/2025 à 11:09 par Hocine Bouhadjera
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13/10/2025 à 11:09
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L'auteur n’imaginait pas que cette première invitation à un salon du livre se transformerait en moment si fort. À la Fête du Livre de Saint-Étienne, il a reçu le Prix des Étudiants de l’Université Jean-Monnet, une distinction décernée par un jury universitaire qui récompense chaque année un ouvrage capable de bousculer les idées reçues.
Il nous confie : « J’étais hyper content de le recevoir, surtout venant des étudiants, parce que ça dit quelque chose des aspirations d'une certaine jeunesse, peut-être plus de radicalité, ou en tout cas une recherche de réponses à l’injustice qui soient des réponses plus radicales. »
Recevoir cette distinction ici a donné à son émotion une portée plus intime : « Saint-Étienne, c’est la ville de mon père, celle d’où vient toute ma famille paternelle. Une ville façonnée par le travail, par l’histoire ouvrière, par une culture populaire forte. Quand j’y suis revenu, tout un imaginaire s’est rouvert, à la fois intime et social. Que cette reconnaissance ait lieu dans ce décor-là, ça m’a touché plus que je ne l’aurais cru. »
Le livre couronné porte le nom un brin provocateur de Saint Luigi. Il paraît dans une nouvelle aventure éditoriale menée par Frustration Magazine et Les Liens qui Libèrent. « Frustration, c’est un magazine de critique sociale pour le grand public. On fait de la théorie, du reportage, de l’entretien sur des questions de critique sociale, donc critique du capitalisme et des autres formes de domination », explique son co-rédacteur en chef. Après plus de dix ans d’existence, le média a choisi de franchir une étape en s’associant à l’éditeur pour faire émerger des voix issues d’expériences concrètes – militantes, sociales ou professionnelles – plutôt que du milieu académique.
L’objectif : proposer des ouvrages de « complexité accessible ». « On a un style assez oral, assez cash, qui rompt avec les codes un peu d’entre-soi que peuvent parfois générer les publications de la gauche radicale. On veut rendre la critique accessible à tous, sans la simplifier. »
Dans ce texte qui inaugure la collection, l’auteur explore une affaire retentissante aux États-Unis : l’assassinat de Brian Thompson, PDG de la première compagnie d'assurance santé privée des États-Unis, United Healthcare, par Luigi Mangione, un homme ordinaire érigé du jour au lendemain en symbole de révolte sociale. « Il est devenu une icône des réseaux sociaux en raison de l’acte qu’on lui attribue et de la sympathie, de l’enthousiasme que cet acte, pourtant abominable, a déclenché. Ça dit quelque chose de notre époque. »
La question du système de santé est devenue, dans les enquêtes d’opinion, la première source d’angoisse des citoyens, loin devant les thèmes médiatiques comme l’immigration ou l’insécurité, rappelle-t-il. « La première des insécurités, c’est l’insécurité face au système de santé. »
Pour Nicolas Framont, la lutte des classes s’incarne aussi dans les corps. « Il y a des corps qui ont accès à tout, parce que la science moderne est merveilleuse, et il y a des gens qui n’y ont pas accès. Et cet accès-là, il est corrélé évidemment aux classes sociales. Il donne à la lutte des classes un contenu morbide : il y a des gens qui meurent jeunes et d’autres qui vivent longtemps. »
Cette « lutte des corps » est particulièrement visible aux États-Unis, où le système repose sur des assurances privées comme UnitedHealthcare, où la santé se gère comme une marchandise. « Là-bas, pour être soigné, il faut souscrire à une couverture privée, donc payer très cher. Et comme pour une assurance automobile, l’intérêt de ceux qui la gèrent, c’est de ne pas vous rembourser. »
Ces compagnies ont perfectionné une logique de rentabilité qui passe par l’exclusion systématique : refus de dossiers, obstacles administratifs, non-prise en charge de certaines cliniques. Un usage d’algorithmes aussi, comme nH Predict, capables d’identifier les cas les plus coûteux, afin de les refuser automatiquement. Le cynisme devient mathématique.
En appel, jusqu’à 90 % des refus sont annulés, révélant un défaut systémique dès le départ — un calcul froid décidé par machine plutôt qu’un jugement de santé. Le personnel médical rapporte avoir été contraint de suivre les décisions générées par le modèle, même quand elles semblaient médicalement inappropriées. En 2021, plus de 49 millions de demandes ont été refusées, moins de 0,2 % des assurés ont contesté ces décisions.
Cette dérive s’incarne tragiquement dans la crise des opioïdes. Dans les années 2000, la société Purdue Pharma a commercialisé cet antidouleur ultra-puissant, l’OxyContin, présenté comme inoffensif. En réalité, il a entraîné une dépendance massive et des centaines de milliers de morts. « C’est la première cause de mortalité aux États-Unis dans les années 2010. On compte au moins 700.000 morts depuis le début des années 2000 à cause de ce médicament. »
Ce drame, poursuit l’auteur, illustre « les morts du capitalisme ». Tout a été organisé pour continuer à vendre, même quand l’évidence de la catastrophe était connue. Et pour orchestrer cette communication, un cabinet bien connu a été mandaté : McKinsey. « Ils ont littéralement donné la mort par PowerPoint. Ces entreprises savaient que leur traitement générait énormément de morts. La question n’était pas de savoir comment sauver des vies, mais comment continuer à vendre malgré les morts. » Les consultants ont conseillé aux laboratoires d’accorder des remises spéciales dans les régions où la mortalité était importante, afin que les décès ne fassent pas baisser la courbe du profit...
Certes en France, on a eu le scandale du Mediator, ce médicament prescrit au-delà de ses indications initiales, et responsable de graves pathologies cardiovasculaires, mais on est loin du cas de la santé privée américaine, où le profit des actionnaires est plus important que des vies de prolos américains, n'est-ce pas ?
Nicolas Framont rappelle que la situation française, longtemps enviée dans le monde, se détériore depuis deux décennies. « Ici, il y a de plus en plus de gens qui renoncent à se soigner pour des raisons financières. Le reste à charge augmente, les remboursements diminuent. » La trajectoire est claire : un glissement progressif du modèle solidaire vers une privatisation rampante. La dégradation du service public, l’affaiblissement de la Sécurité sociale et la dépendance croissante aux complémentaires créent les conditions d’une future crise. « Notre système est depuis vingt ans systématiquement dégradé. On n’est pas encore au niveau américain, mais on s’en rapproche », constate l'auteur.
En 2000, la France figurait au premier rang mondial selon l’Organisation mondiale de la santé pour la qualité de son système de soins, elle se situe désormais au 23ᵉ rang européen pour la mortalité infantile
Là encore, l’enjeu n’est pas seulement économique mais politique. Si tout le monde, y compris la droite, dit vouloir défendre la sécurité sociale, les politiques menées vont dans le sens contraire. Cette contradiction, observe-t-il, révèle un verrou démocratique : « Le nœud du problème, c’est que le pouvoir nous échappe complètement. »
Le livre pose une question redoutable : comment répondre à la violence du système sans reproduire sa brutalité ? Luigi Mangione, lui, a choisi la solution radicale. Pour situer sa victime, voici quelques « hauts faits » de Brian Thompson, placé à la tête de la compagnie d'assurance en 2021 : sous sa présidence, le taux de refus de prise en charge des soins postopératoires a bondi de 10,9 % en 2020 à 22,7 % en 2022. Le taux de rejet des demandes de soins chez UnitedHealthcare est monté à 29 % en 2024. En novembre 2024, le média ProPublica a révélé l’usage d’algorithmes de tri automatisés pour réduire la couverture des soins psychiatriques, « mettant la santé de milliers de patients en danger ».
En mai 2025, une ex-employée de l’entreprise confiait à Envoyé Spécial : « Nous avons reçu une formation pour refuser les soins aux clients. […] La règle, c’était : ne jamais dépasser les 7 minutes avec le même interlocuteur. Après 15 minutes, la conversation était interrompue automatiquement. » Le même mois, le Guardian a documenté un lobbying auprès du personnel des maisons de retraite pour leur faire signer aux assurés des clauses de non-réanimation, afin de réduire les dépenses de remboursement.
Cette stratégie a permis aux profits de UnitedHealthcare de passer de 12 milliards de dollars en 2021 à 16 milliards en 2023, et Brian Thompson a perçu une prime personnelle de 10,2 millions de dollars en 2023. « L’accumulation financière de Brian Thompson, écrit Nicolas Framont, est directement rendue possible par les invalidités à vie, les pertes de chance de survie et les décès des milliers de patients à qui des soins ont été refusés. »
Ce qui le protège, c’est la distance entre ses décisions et leurs conséquences : une chaîne d’exécutants, d’algorithmes, de procédures qui diluent la responsabilité. Responsable, mais pas coupable...
Malgré tout, l’auteur de Saint Luigi refuse toute justification du meurtre. « Je suis contre la peine de mort, partout et en toute circonstance. Contrairement à d’autres. Que ce soit en France ou à Gaza, je m’y oppose avec la même conviction. Donner la mort nous transforme, elle produit des effets, et sa banalisation a détruit bien des révolutions. »
Mais il n’en reste pas moins convaincu qu’une résistance molle ne suffira pas. Les pétitions et les défilés symboliques ne font plus peur à ceux qui dominent. « Ce qu’il faut, c’est retrouver une conflictualité de classe forte via des organisations qui n’hésitent pas à bloquer l’économie, à saboter leurs lieux de travail, à faire peur. Il faut que la classe dominante ait peur de nous, parce que quand elle a peur, c’est à ce moment-là qu’elle lâche des choses. »
Cette idée du « rapport de force » traverse tout l’ouvrage. Pour lui, la question de la violence n’est pas morale mais stratégique. Ce n’est pas la glorification du choc, mais la redécouverte d’une puissance collective, d’un levier social trop oublié.
Le personnage de Luigi Mangione fascine, et pas seulement parce qu'il est beau et athlétique. Ce n’est ni un militant d’extrême gauche ni un fanatique. C’est un Américain blanc, issu d’un milieu aisé, sans histoire, qui a franchi le rubicon. « Le fait que ce soit un individu ordinaire donne à son action un impact encore plus fort, comme si quelqu’un d’ordinaire avait tiré des conclusions normales », analyse Nicolas Framont.
Cette normalité explique aussi la fascination qu’il suscite. « On se dit qu’il n’est pas biaisé, que ça pourrait être n’importe qui. Son côté normal permet aussi l’identification. » L’auteur y voit un symptôme : quand les citoyens les plus intégrés commencent à perdre foi dans les institutions, c’est que le système est à bout. Luigi Mangione, poursuivi au niveau fédéral pour le meurtre du PDG de UnitedHealthcare, encourt la peine de mort, même si celle-ci ne serait pas applicable dans l’État de New York, où le procès doit se tenir en décembre.
À LIRE - "On ne doit jamais traiter les gens sans dignité"
Nicolas Framont a été le premier surpris par l’accueil réservé à Saint Luigi. Les ventes ont dépassé ses cercles habituels et son lectorat militant. « C’est clairement l’ouvrage qui a rencontré le plus d’écho de toute ma vie. » Il y voit moins une réussite personnelle qu’un signe politique : « S’il trouve un tel écho, c’est que cette question-là travaille profondément les gens. Et je pense que ça tombe bien, parce qu’il faut se la poser, et il est temps de se la poser. »
Crédits image : Couverture de Saint Luigi (les Liens qui libèrent)
DOSSIER - La Fête du Livre de Saint-Étienne 2025 : contes modernes et lectures en partage
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
Paru le 03/09/2025
144 pages
Liens qui libèrent (Les)
12,90 €
Paru le 12/11/2025
320 pages
Liens qui libèrent (Les)
9,90 €
Paru le 07/02/2024
288 pages
Liens qui libèrent (Les)
9,90 €
14 Commentaires
Pierre-Henry Huysmans
13/10/2025 à 16:49
Luigi Mangione a fait oeuvre de salubrité publique en éliminant un serial killer cynique.
Il a sûrement sauvé la vie de beaucoup de malades si cette société d'assurance s'est remise en question.
seingelt
14/10/2025 à 07:20
Pauvre mec : charabia rhétorique révolutionnaire minable toujours pétri de sacré chrétien : tellement subjugué par sa haine violente qu'il n'a pas compris que le saint chretien est celui qui est tué, pas celui qui tue.
nico
14/10/2025 à 21:18
Et bien sur, bien pénard dans ses pantoufles pendant que les bottes nazi envahissent les rues de paris. c est ça le saint crétin. la résistance passe malheureusement par la révolte et peut conduire a la violence.
Il devient évident que la loi étant injuste, il est juste de désobéir à la loi. On a donc une action qui est illégale, mais qui est pourtant juste : on dit qu’elle est illégale mais légitime. La légitimité est donc une espèce de justice, mais non légale. Si des stratèges du marketing, au nom du profit privé, « L’accumulation financière de Brian Thompson, écrit Nicolas Framont, est directement rendue possible par les invalidités à vie, les pertes de chance de survie et les décès des milliers de patients à qui des soins ont été refusés. » , ils mèneraient a commettre un meurtre, action illégale, certes, mais qui serait légitime. Car elle éviterai la mort de milliers de personnes.
Titouan
18/10/2025 à 12:46
L'auteur évoque des décisions immondes et criminelles de la part de capitalistes ayant causé la mort de milliers de personnes et certains pathétiques internautes ayant du temps à perdre et de la haine à revendre viennent pinailler avec vulgarité pour exister quelques secondes, même virtuellement. Y compris en disant nawak, vu que le Saint Luigi, pour le coup, évoque le sacrifice que fait Mangione de son existence pour cette cause, car il risque perpet, mais l'américaine, la vraie ou pire, la mort. Même si visiblement, le lieu du procès va lui permettre d'éviter cette crucifixion. Avant de l'ouvrir sur un bouquin, le mieux reste quand même de l'ouvrir, le bouquin. Le pauvre mec n'est pas toujours celui qu'on croit.
Jicaldi
14/10/2025 à 08:46
Un livre petit mais bien dense et qui pose un terrible et pertinent constat. A lire en complément, la prose de Guiseppe Ciancabilla, notamment dans le très bon recueil "À coups de lime". Lui aussi, 125 ans plus tôt, revient sur la violence meurtrière du capitalisme et de sa bourgeoisie, et des formes de réponse pour lesquels certains optent, en traitant notamment de Bresci.
lamin joxx ordener fix
14/10/2025 à 14:07
Le petit seingelt s'est encore perdu sur le web, ses parents sont à sa recherche, passez le message, les nécessiteux n'ont pas toujours le contrôle parental installé sur l'ordi
seingelt
14/10/2025 à 20:33
Merci, ton post est tellement con que je le prends comme un compliment : les nécessiteux et les sans-dents t'emmerdent, cela fait longtemps qu'ils te meprisent et te prennent pour l'idiot utile qui va prendre ses ordres aux vrais contrôles parentaux
nico
14/10/2025 à 20:59
j adore!
Prado
15/10/2025 à 01:08
Framont a tout à fait raison. Dès que la classe dominante a cessé d'avoir peur, toutes les conquêtes sociales populaires ont commencé à régresser.
Le projet de sa revue est plus qu'appréciable. Je m'y abonne tout de suite, si possible en ligne.
Eric Villiers
17/10/2025 à 07:23
Bonjour,
Je vais me procurer ce livre d'urgence !
C'est stupéfiant !
Merci.
Chongue
19/10/2025 à 12:15
On a pu voir le trauma déclenché par la chemise déchirée d'un dirigeant d'Air France en 2015 après un plan de restructuration proposé par la direction.
On avait pu assister à la peur bleue de la classe dirigeante face à la colère de salariés qui risquaient de se faire licencier.
La déchirure de la chemise était montrée autrement plus violente que celle de la perte d'un job.
Marie
20/10/2025 à 08:47
Qu'est-ce que "la classe dominante"? Chacun voit midi à sa pendule !!
Nico
20/10/2025 à 12:49
En science politique et en sociologie, on appelle classe dominante ou classe dirigeante la classe sociale qui concentre les fonctions de direction dans les différents domaines de la société[1]. Dans la société capitaliste moderne, la classe dominante correspond à l'élite entrepreneuriale et administrative et les individus qui la composent bénéficient d'un niveau de richesse supérieur à celui des individus de la classe moyenne.
Source Wikipedia
Dans ce cas précis on voit bien qui est dominé et qui est dominant. Le dominant s enrichit pendant que le dominé se rend malade pour enrichir le dominant. Comme encore le font certains hommes et femmes dans certain travail en échange du rémunération très modeste.
Aurélien Terrassier
25/10/2025 à 13:44
Cohérent dans son combat contre l'oligarchie réactionnaire médiatique, politique et économique, Nicolas Framont a bien raison de se méfier d'Olivier Legrain qui souhaite créer une holding regroupant plusieurs medias indépendants comme Mediapart, Blast, Reporterre et Streetpress. https://frustrationmagazine.fr/medias-legrain