Ancien libraire indépendant devenu universitaire, David Piovesan s’est lancé en 2022 dans un périple de quatre ans à travers l’Europe afin de prendre le pouls des librairies du continent. Il a visité 23 pays et rencontré plus de 250 acteurs du monde du livre : libraires surtout, mais aussi éditeurs, auteurs, traducteurs ou responsables d’associations. Ce grand tour d’observation, effectué en train et en bus, lui a permis d’amasser un matériau unique sur l’évolution du secteur.
De cette enquête au long cours est né The European Bookshop Business Model [Le modèle commercial de la librairie européenne], paru en octobre 2025 chez Routledge. Derrière ce titre un brin technique se cache un projet ambitieux : dresser un panorama comparatif de la librairie en Europe depuis la fin du XXe siècle, et comprendre comment elle s’adapte aux bouleversements contemporains.
Fort de sa double expérience de terrain et d’analyse, l'essai se structure en trois volets : un état des lieux historique et concurrentiel par pays, le décryptage du modèle économique des librairies (comment parviennent-elles à survivre ?) et un inventaire des stratégies déployées face aux défis récents. L’auteur traque ainsi constantes et divergences, à la recherche d’un éventuel « modèle européen » du livre ou, au contraire, d’une mosaïque de réalités locales.
L’enquête de David Piovesan révèle d’abord une Europe du livre à multiples vitesses. La librairie indépendante version française — soutenue par un prix unique, des subventions et un réseau structuré — n’existe réellement que dans quelques pays privilégiés d’Europe de l’Ouest. En France, Allemagne, Italie, Espagne ou Autriche, des politiques publiques volontaristes ont permis de préserver un tissu dense de librairies. Ailleurs, faute de tels garde-fous, tenir une librairie relève souvent du numéro d’équilibriste.
L’histoire récente a même contraint certains pays à repartir de zéro pour rebâtir leurs librairies — ce fut le cas en Bosnie-Herzégovine ou au Kosovo après les conflits des années 1990. Malgré ces disparités, partout se retrouve la même conviction : ces lieux ne sont pas des commerces banals, mais des piliers culturels qu’il faut défendre.
L’ouvrage insiste sur le rôle social et culturel essentiel des librairies, vecteurs d’une forme de « souveraineté culturelle » locale. Dans ces pays de l’Europe de l’Ouest, malgré des rentabilités souvent faibles, les pouvoirs publics tentent d’enrayer la fragilisation du secteur par divers outils — réduction de TVA, subventions, prix réglementés, aides à la diffusion.
Si les contextes diffèrent, le constat est unanime : la librairie n’est pas un commerce comme un autre. Elle contribue à former les lecteurs, à irriguer la vie littéraire et à préserver la diversité des voix. Dans de nombreux autre pays (Roumanie, République tchèque, Bulgarie), le soutien public à la librairie est réduit à la portion congrue.
Or, elles agissent au niveau local pour alimenter les lectorats et participer ainsi à l’autonomie intellectuelle de chaque communauté. De ce fait, la question du livre imprègne les politiques de nombreux pays, qui voient dans le maintien d’un réseau de librairies un enjeu de société.
Mais les librairies européennes font face à des défis communs, qui transcendent les frontières. L'auteur met en lumière les mutations profondes de l’industrie du livre depuis les années 1990. Avant même la révolution numérique, le secteur a connu une concentration progressive à tous les niveaux (éditeurs, distributeurs, détaillants). L’avènement d’Internet a accéléré ce mouvement en bouleversant les modes de vente.
Amazon, en particulier, a profondément remodelé le paysage avec son offre presque sans limites et immédiate dans ses outils de livraison, où que l’on se trouve. Un contraste saisissant avec les rayons finis d’une librairie, aussi fournie soit-elle.
Si l’essor du livre numérique a eu un impact limité sur la lecture de loisir, c’est la diffusion du livre papier qui a été transformée par le numérique. Désormais, les plateformes en ligne rivalisent avec les libraires sur le terrain de la recommandation : d’un côté, les pages web qu’il faut arpenter, de l’autre, l’expertise humaine. Mais au centre des stratégies, l’attention du lecteur, ressource devenue précieuse à l’ère du flux digital.
Autre phénomène clé analysé dans le livre : la tension entre la logique du best-seller et celle de la « longue traîne ». Partout, la demande se polarise sur quelques titres à succès tandis qu’une multitude d’ouvrages plus confidentiels peinent à trouver preneur. L'universitaire souligne l’essor d’un « star system » du livre, où quelques best-sellers captent l’essentiel de la demande face à une longue traîne de publications à faible rotation.
Ce phénomène, comparable à celui du cinéma, oblige les libraires à un équilibre délicat : vendre assez de succès populaires pour survivre, sans renoncer à proposer les œuvres pointues qui font la richesse du fonds. Les grandes chaînes, elles, misent sur des volumes et des négociations agressives avec les éditeurs pour optimiser leurs coûts, quand l’indépendant doit tabler sur la qualité du conseil et la fidélisation d’une clientèle de niche.
Enfin, le texte recense les stratégies d’adaptation adoptées par les libraires pour résister. Professionnalisation accrue, meilleure curation (sélection fine des ouvrages), diversification des activités (coin café, vente en ligne locale, événements littéraires), mutualisation de certaines commandes entre libraires, lobbying collectif pour des lois protectrices... l’auteur dresse l’inventaire de ces réponses ingénieuses.
Ces initiatives témoignent de la créativité d’un métier en quête de nouveaux leviers. Mais l’incertitude persiste : une nouvelle vague technologique — de l’intelligence artificielle aux abonnements illimités — menace déjà de rebattre les cartes. Pour que la librairie reste elle-même, il lui faut sans cesse se réinventer — une réalité qu’illustre l’adage emprunté à Lampedusa : « Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout change », que cite en préface Pierre-Jean Benghozi, directeur de recherche émérite au CNRS.
En somme, loin de toute naïveté, l’essai montre une profession lucide sur ses fragilités, mais forte d’une résilience collective. Son livre, en exposant sans fard les écueils comme les raisons d’espérer, offre une grille de lecture précieuse sur l’avenir possible de la librairie en Europe.
Au-delà des données et des courbes, l’ouvrage de Piovesan se démarque par sa dimension humaine. Chaque chapitre est émaillé de visages et de témoignages de libraires qui redonnent chair à l’analyse. Tel libraire londonien compare son échoppe à un salon de coiffure où l’on refait le monde, tandis qu’une libraire française décrit sa boutique de quartier comme un refuge pour tout le voisinage.
Cette dernière raconte par exemple comment sa librairie accueille des grand-mères venues bavarder, aide des touristes égarés ou sert de relais colis pour les commerçants d’à côté : ici, on vend des livres et bien plus, résume-t-elle. Ces anecdotes concrètes, disséminées au fil des pages, illustrent le rôle social irremplaçable des librairies, véritables foyers de vie communautaire et culturelle.
Cette immersion de terrain confère au livre une portée politique indéniable. Tout au long du récit, l’importance des politiques publiques apparaît en creux. Faut-il légiférer pour préserver la diversité éditoriale ? Comment soutenir les libraires face aux géants du Web ? Sans asséner de réponse simpliste, l’auteur montre que les décisions collectives peuvent faire la différence entre un paysage littéraire florissant et un désert du livre.
En ce sens, The European Bookshop Business Model n’est pas qu’une étude économique : c’est aussi un portrait socioculturel de l’Europe. Il rappelle que derrière chaque librairie se jouent des enjeux de culture et de communauté que nos sociétés choisissent (ou non) de défendre activement.
Avec The European Bookshop Business Model, David Piovesan propose une étude aussi instructive que vivante. On salue d’abord la rigueur documentaire et la perspective comparative de son travail. La synthèse de réalités aussi diverses en seulement 136 pages relevait du défi ; il s’en acquitte avec clarté en mêlant données, exemples et témoignages.
L’ouvrage fera référence pour les professionnels du livre ou les chercheurs désireux d’une vision d’ensemble européenne. Surtout, le regard croisé de l’ancien libraire et du chercheur offre un angle original, par rapport aux analyses plus classiques souvent limitées à un seul pays.
Pour un non-spécialiste, l’ouvrage peut sembler parfois dense et technique : certains passages pointus sur le « business model » rappellent qu’il s’adresse d’abord aux initiés. L'analyse ouvre aussi de nombreuses pistes qu’il n’a pas toujours la place d’approfondir, laissant parfois le lecteur sur sa faim.
Enfin, le choix d’une publication en anglais chez un éditeur académique limite l’accessibilité de cette mine d’informations pour le public français. On ne peut qu’espérer une traduction, tant le propos mérite une diffusion plus large.
En refermant cet ouvrage, on mesure que la librairie est bien plus qu’une entreprise économique. David Piovesan n’a pas seulement disséqué un secteur : il a sillonné l’Europe à la recherche de l’âme de ces lieux. Il en ressort un motif commun : la passion du livre et la conviction que les librairies sont davantage que de simples commerces.
À l’heure où d’aucuns prophétisent la « mort du livre », il apporte un démenti nuancé, mais bien réel. Certes, la survie de ces lieux n’est pas garantie ; mais tant qu’une vitrine s’éclaire à l’aube et qu’un libraire accueille des lecteurs, l’histoire du livre reste ouverte. Se dessine ici en creux un hommage à ces phares culturels qui continuent de braver la tempête du XXIe siècle.
Son essai se fait l’écho d’une Europe des librairies résiliente et inventive, forte de son héritage, mais tournée vers l’avenir. Il parsème d’ailleurs son texte de clins d’œil littéraires — de Lampedusa à Henry James — comme pour souligner que son étude se veut aussi un hommage au pouvoir des histoires. Et son message, profondément symbolique, résonne bien au-delà des cercles du livre : il nous rappelle que la vitalité d’une civilisation se reflète dans ses librairies, où se perpétue le lien sacré entre un peuple et ses histoires.
Crédits photo : La Librairie Nouvelle d'Orléans - ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Par Nicolas Gary
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