ESSAI – Sans une once de vergogne, je m’apprête à faire exceptionnellement la chronique d’un livre que je n’ai pas lu, ou très mal : Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, amusant essai sur la non-lecture de l’universitaire et psychanalyste Pierre Bayard paru en 2007 aux Éditions de Minuit. Exercice pratique.
Le 05/07/2019 à 15:03 par Maxime DesGranges
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Publié le :
05/07/2019 à 15:03
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L’heure est venue de passer aux aveux. Pour vous faciliter la tâche, lecteurs et lectrices, je vais ouvrir le bal, et si la honte ne les contraint pas à un silence coupable, les plus courageux d’entre vous pourront s’épancher à leur tour. Pour ma part je me lance, non pas tête baissée mais au contraire, tête haute, quitte à recevoir pour seule récompense de cette humble confession une flopée d’injures et de railleries qui peut-être me colleront numériquement à la peau pour longtemps.
Mais partons ensemble du principe que toute initiative visant à mettre fin à « l’hypocrisie générale » (dixit Bayard), concernant la lecture et la culture mais aussi tous les domaines de la vie humaine, ne peut être que saine, salutaire et je l’espère, saluée. Alors allons-y.
Je n’ai jamais lu une seule pièce ni de Racine, ni de Corneille. Jamais ouvert ni l’Illiade, ni l’Odyssée, qui sont pourtant dans ma bibliothèque. Jamais approché le moindre livre de Stendhal, de Gide, de Proust, de Duras, de Camus, à part peut-être La Peste, et encore, très vaguement. La littérature mondiale ce n’est pas mieux ; combien de fois ai-je remis la lecture de Lolita, de Don Quichotte, de Moby Dick à plus tard ? D’ailleurs, qui a vraiment lu Don Quichotte ? Concernant les classiques, je pourrais continuer comme ça longtemps. Les contemporains n’en parlons pas : à part un Houellebecq par-ci et peut-être un Carrère par là, je n’en ai lu quasiment aucun.
Maintenant que je me sens plus léger après cette brève séance d’auto-humiliation publique, et pendant que vous allez fouiller dans votre bibliothèque pour relever tous les livres qui n’y figurent pas, il me reste à essayer de me justifier, et je compte bien sur les arguments de Pierre Bayard pour venir à ma rescousse.
Qu’est-ce que lire veut dire ? (presque Bourdieu)
Pour commencer, interrogeons-nous sur ce que signifient lire et ne pas lire un livre, car la frontière entre les deux n’est pas si évidente. Prenons, au hasard, L’Identité de Kundera que je vois sur mon étagère, livre que je suis sûr d’avoir lu un jour mais dont je suis aujourd’hui absolument incapable de dire de quoi il parle, puis-je affirmer que je l’ai lu davantage que celui qui l’aurait simplement parcouru debout dans une librairie mais qui serait au moins capable d’en résumer l’intrigue et de nommer les personnages ?
Et vous, que faites-vous de ces dizaines de pages que vos yeux ont parcourues pendant que vous pensiez à tout autre chose ? Bayard affirme en tout cas qu’« on est en droit de se demander si une lecture dont on ne se souvient même pas qu’elle a eu lieu peut encore garder le nom de lecture ». Et qu’en réalité, comme Montaigne qui était confronté à de tels problèmes de mémoire qu’il en arrivait à oublier le contenu de ses propres ouvrages, on ne garde finalement des livres, bien souvent, que « quelques éléments épars qui surnagent, comme des îlots, dans un océan d’oubli. »
Or, si un livre lu finit par disparaître de notre conscience, la notion même de lecture perd toute pertinence. Pour tâcher d’y voir plus clair, Bayard identifie d’abord différents degrés de non-lecture : les non-lectures intégrales (livres dont on ne sait rien), les livres parcourus, et les livres dont on a entendu parler. En partant de cette base, il affirme que l’important n’est pas tant d’avoir lu effectivement le livre mais bien de pouvoir le « situer » et d’avoir une « vue d’ensemble » de la littérature plutôt que de connaître les livres en particulier.
Entre celui qui lit et celui qui ne lit pas, qui est le meilleur lecteur ?
Dans L’Homme sans qualités de Musil, par exemple, le bibliothécaire se garde bien d’ouvrir le moindre des livres qui occupent ses gigantesques étagères car l’essentiel, dit-il, n’est pas de lire les livres qu’il conserve (on s’y perdrait !) mais bien d’avoir cette fameuse « vue d’ensemble », notion que met en avant Bayard pour se justifier lui aussi de sa non-lecture et toucher du doigt la notion de culture générale, essentielle pour qui veut échanger sur la littérature : « On peut se demander quel est le meilleur lecteur, entre celui qui lit en profondeur un ouvrage sans pouvoir le situer et celui qui n’entre dans aucun, mais circule dans tous. »
Un poète comme Paul Valéry, quant à lui, mettait en avant une « poétique de la distance » qui évacuait non seulement l’auteur (se détachant ainsi de la critique du XIXe siècle, notamment Sainte-Beuve) mais aussi l’oeuvre elle-même pour ne garder finalement, comme le dit le critique William Marx, « la simple idée de l’oeuvre ». Ainsi Valéry pouvait-il rendre de vibrants hommages aux autres écrivains (Proust, Anatole France, Bergson…) sans en avoir lu une ligne, lacune dont il ne se cachait même pas, car lire les autres écrivains avec trop d’attention aurait comporté le risque de s’éloigner de sa propre singularité.
Poursuivant son exploration de la non-lecture, Bayard s’appuie sur l’exemple du Nom de la rose d’Umberto Eco pour démontrer qu’on peut très bien parler du contenu d’un livre en s’appuyant sur ce que d’autres en ont dit, ou en se fiant à ce qu’on imagine qu’il contient. Le moine enquêteur Baskerville et le moine assassin Jorge ne font pas autre chose quand ils se retrouvent autour du manuscrit interdit : aucun des deux personnages ne peut avoir accès au contenu du manuscrit, l’un étant aveugle et l’autre ne voulant pas prendre le risque de s’empoisonner avec les pages piégées, ce qui ne les empêche pas le moins du monde d’avoir une longue conversation à son sujet, chacun projetant dans le livre ce qu’il veut ou croit y voir.
To read, or not to read (presque Shakespeare)
En plus des livres non-lus, il y a aussi les livres qu’on ne devrait surtout pas lire. Dans un article intitulé « To read, or not to read », Oscar Wilde évoquait les livres qu’il était important de dissuader le public de lire, ce qui devait même être une mission de l’Université : « Cette mission est une nécessité éminente d’une époque comme la nôtre, une époque qui lit tellement qu’elle n’a pas de temps pour admirer et écrit tellement qu’elle n’a pas de temps pour réfléchir. Celui qui sélectionnera, du chaos de nos listes modernes, "les cent plus mauvais livres" donnera à la jeune génération un avantage véritable et durable. »
En définitive, il n’y a pas lieu de complexer sur notre non-lecture car les discours que nous tenons sur les livres concernent davantage d’autres discours tenus sur les livres que les livres eux-mêmes.
Tout étudiant de Lettres sait bien qu’il peut faire illusion assez facilement lors d’un exposé sans avoir lu le livre qu’il a la charge de commenter, en allant simplement piocher dans quelques ouvrages de critique littéraire, autrement dit : se fier aux discours tenus sur le livre plutôt que sur le livre lui-même (d’ailleurs, entre nous, nous l’encourageons à procéder de cette façon, ce qui est encore le meilleur moyen de nous éviter le sempiternel « conflit entre Éros et Thanatos » qui revient invariablement à chaque exposé de Licence, qu’on parle de livres aussi différents que le Journal d’un curé de campagne ou Anna Karenine, mais passons).
Trucs et astuces pour briller en société
Vous aurez remarqué que nous n’avons toujours pas répondu à la question que pose le titre de l’ouvrage de Bayard. C’est pour une raison simple : l’important n’est pas là. En effet, on ne doit pas occulter la dimension à la fois comique et fictionnelle des essais de Bayard, lui qui parle d’ailleurs de « fiction théorique » à propos de son travail critique et revendique de chercher à faire rire le lecteur, ce qui n’est pas forcément, vous l’aurez peut-être noté, l’apanage des chercheurs en littérature, sauf à leur corps défendant parfois – là encore, un autre sujet.
On peut évidemment supposer que Pierre Bayard, enseignant en littérature à Paris 8 et instigateur de ce qu’il appelle la « critique interventionniste », est un grand lecteur, et l’inculture relative qu’il met en scène est d’abord une manière burlesque d’introduire une réflexion sur l’activité de la lecture, sur ce qui est en jeu quand on parle des livres.
Et, si l’on pourrait éventuellement lui reprocher de faire un peu trop durer les passages de descriptions des œuvres qu’il convoque (De Graham Greene à David Lodge en passant par le film Un jour sans fin avec Bill Muray), peut-être au détriment d’un approfondissement de ses remarques pourtant pertinentes et intellectuellement fertiles sur la lecture, on ne peut pas lui faire le mauvais procès de réduire réellement la littérature à une simple affaire de bavardage mondain (ni bien sûr, comme il a été écrit en Angleterre à la sortie du livre, de vouloir enseigner la non-lecture aux élèves).
Une bibliothèque intérieure faite de livres intérieurs
De toute façon, Bayard note qu’avoir un dialogue sur les livres est d’autant plus difficile que nos « bibliothèques intérieures », qu’il définit comme un « ensemble de livres que chacun porte en soi et qui organise son rapport aux textes et aux autres », coïncident rarement, et que notre « livre intérieur », soit notre livre idéal personnel en quelque sorte, est une partie si intime de nous-même qu’il est par nature incommunicable :
Tissé des fantasmes propres à chaque individu et de nos légendes privées, le livre intérieur est à l’oeuvre dans notre désir de lecture, c’est-à-dire dans la manière dont nous recherchons puis lisons des livres. Il est cet objet fantasmatique en quête duquel vit tout lecteur et dont les meilleurs livres qu’il rencontrera dans sa vie ne seront que des fragments imparfaits, l’incitant à continuer à lire.
On peut imaginer aussi que c’est à rechercher et mettre en forme son livre intérieur que travaille tout écrivain, perpétuellement insatisfait des livres qu’il rencontre, y compris des siens, aussi aboutis soient-ils. Comment en effet se mettre et continuer à écrire sans cette image idéale d’un livre parfait – c’est-à-dire conforme à soi –, sans cesse recherché et approché, mais impossible à atteindre ?
Les Quatre accords pas toltèques du tout
Ceci dit, même si ce n’est pas le plus important, nous pouvons tout de même faire honneur à l’humour de Bayard en listant rapidement les quatre solutions concrètes qu’il propose de mettre en œuvre afin de pouvoir effectivement parler des livres qu’on n’a pas lus :
1/ Ne pas avoir honte : aucune culture littéraire n’est sans faille ni lacune.
2/ Imposer ses idées : l’important n’est pas le livre lui-même mais ce qu’on en pense, et l’avoir lu n’est pas une condition nécessaire pour avoir un avis dessus. À noter ce passage hilarant d’une anthropologue américaine qui, pour prouver à un collègue que Shakespeare est effectivement universel, se rend dans une tribu africaine avec la ferme intention de lui faire apprécier Hamlet ; pour se rendre finalement compte que la pièce, qu’elle leur décrit scène par scène, apparaît aux membres de la tribu débonnaires et circonspects comme un tissu d’absurdités.
3/ Inventer les livres : grâce à l’interprétation et au fait que la lecture doit aussi être une activité créative : lire c’est inventer un nouveau livre.
4/ Parler de soi : parler d’une œuvre n’empêche pas de se détacher complètement de son sujet, comme le suggère Oscar Wilde à propos des critiques qui parlent davantage d’eux-mêmes que des livres, lesquels ne sont qu’un « prétexte à une œuvre propre que rien n’oblige à ressembler à son sujet » (voir par exemple les amusantes « Fiches de lecture » de PiiAF sur Youtube, où les livres ne sont qu’un prétexte au travail comique) ; d’où la formule célèbre de Wilde : « Je ne lis jamais un livre dont je dois écrire la critique ; on se laisse tellement influencer. »
Alors, comment parler des livres qu’on n’a pas lus ? En gardant simplement à l’esprit que « l’essentiel est de parler de soi et non des livres, ou de parler de soi à travers les livres – la seule manière, probablement, de bien parler d’eux ».
Pierre Bayard - Comment parler des livres qu’on n’a pas lus ? - Éditions de Minuit – 9782707319821 – 15,20 €
Par Maxime DesGranges
Contact : contact@actualitte.com
Paru le 11/01/2007
162 pages
Les Editions de Minuit
16,00 €
1 Commentaire
Sati Karagoz
09/07/2019 à 09:26
Un livre très intéressant que j'aimerais lire.