De la chronique parisienne débutée au XVIIe siècle aux enjeux socioéconomiques contemporains, le Pont Neuf présente une facette inédite de l'industrie du livre et de l'édition en France. Entre Mazarin, les libraires-éditeurs et les bouquinistes, la bataille fit rage : remontons aux origines de ce conflit, qui quatre cents ans plus tard, agite toujours...
Le 06/07/2025 à 10:41 par Nicolas Gary
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06/07/2025 à 10:41
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Inauguré en 1607 sous Henri IV, le Pont-Neuf est le premier pont parisien construit sans maisons, préservant les vues et facilitant la circulation. Avec ses douze arches majestueuses et ses trottoirs surélevés, il offre aux piétons une sécurité inédite.
Sa situation stratégique, reliant la rive droite, la rive gauche et l’île de la Cité, en fait rapidement un carrefour incontournable. On y jouit d’une vue dégagée sur la Seine et sur le Louvre (alors palais royal). Bientôt, l’endroit bourdonne d’animation : le carillon de la pompe de la Samaritaine rythme le quotidien, tandis que colporteurs, chansonniers et saltimbanques amusent la foule.
Le Pont-Neuf devient le cœur vibrant de Paris, une scène à ciel ouvert où se mêlent marchands ambulants, bourgeois curieux et pickpockets. « Là, l’agitation de mille vies se mêle à l’écho des carillons », écrira plus tard Louis-Sébastien Mercier, évoquant ce foisonnement chaotique.
Lieu de passage obligé, le Pont-Neuf est le théâtre d’événements marquants de l’histoire parisienne. En 1617, une foule en colère y traîne le cadavre du maréchal d’Ancre (Concino Concini), favori de Marie de Médicis, assassiné près du Louvre. On le pend par les pieds à une potence et on le lapide — sinistre spectacle de justice populaire. Quelques décennies plus tard, durant la Fronde (1648-1653), on chante et distribue sur le Pont-Neuf des mazarinades (pamphlets hostiles au cardinal Mazarin). En 1648, le vieux conseiller Broussel, figure de la Fronde parlementaire, y est acclamé par le peuple.
Le pont voit passer des cortèges officiels comme des soulèvements. Des ambassadeurs étrangers l’empruntent lors de leur entrée solennelle en ville ; en 1660, on y fait traverser avec pompe l’infante d’Espagne Marie-Thérèse, venue épouser Louis XIV.
Du XVIIe au XIXe siècle, « tout le peuple de Paris s’y croise, s’y dispute, s’y divertit » : nobles en carrosse, mendiants, soldats, étudiants, prostituées, bandits — toute la faune urbaine s’y côtoie.
Cette effervescence populaire nourrit la littérature et l’imaginaire. Les Cris de Paris dépeignent le pont comme un microcosme pittoresque aux mille voix, et le bouffon Tabarin y joue ses farces en plein air devant un public ravi, contribuant à la renommée du lieu. Jusqu’au milieu du XIXᵉ siècle, le Pont-Neuf reste un marché animé permanent, reflet de la vitalité et de la complexité sociale parisienne.
Parmi les marchands du Pont-Neuf au XVIIᵉ siècle apparaissent de modestes vendeurs de livres d’occasion — les ancêtres de nos bouquinistes. Henri IV, soucieux de la beauté du site et de la fluidité du trafic, avait interdit que la moindre construction permanente n’encombre le pont. Cependant, sous Louis XIII, quelques commerçants sont autorisés à y installer des échoppes provisoires démontées chaque soir. C’est dans ce contexte qu’en 1614, Pierre Douleur, avec l’aval du roi, ouvre un petit étal de livres usagés à la tête du Pont-Neuf.
L’initiative fait des émules : des colporteurs proposent aux passants des bouquins de seconde main à même le sol ou dans des paniers d’osier pendus au cou. Mais cette concurrence déplaît aux libraires établis. En 1619, sous la pression de la corporation des libraires, un édit royal chasse ces vendeurs du Pont-Neuf.
Tout le XVIIᵉ siècle voit alterner autorisations et interdictions, reflet des tensions entre commerce officiel et marché parallèle. Un règlement de 1649 réaffirme l’interdiction de tout étalage de livres sur le pont : le pouvoir royal voit d’un mauvais œil ces circuits échappant au contrôle (et à la censure) des libraires jurés et de la police des imprimés. Malgré tout, cette figure s’enracine peu à peu dans le paysage parisien.
« Étaleur, s. m. Pauvre libraire qui étale des livres sur les rebords du pont Neuf »
– 1680, Dictionnaire de Richelet
« Estaleur. Pauvre libraire qui étale des livres sur les bords du pont Neuf. On trouve quelquefois d’assez bons livres chez les étaleurs. »
– 1702, nouvelle édition du Dictionnaire de Furetière
Au XVIIIᵉ siècle, nombre d'entre eux se replient sur les quais voisins, où leur activité est tolérée puis réglementée. Une ordonnance de 1742 les bannit définitivement du Pont-Neuf — officiellement du moins, car ils continuent sur les berges. Ils s’installent le long des quais. Sous Napoléon Iᵉʳ, alors que les berges sont aménagées en promenades, les autorités cessent de les harceler : les bouquinistes obtiennent un statut officiel les assimilant aux commerçants de Paris, consacrant leur rôle dans la chaîne du livre.
Au XIXᵉ siècle, leur présence devient emblématique de la capitale. En 1859, sous Napoléon III, la Ville de Paris leur accorde des emplacements fixes de dix mètres de parapet par vendeur et officialise leurs horaires d’ouverture.
« Le nom du bouquiniste est un de ces substantifs à double sens… On appelle également bouquiniste l’amateur qui cherche des bouquins, et le pauvre libraire en plein air qui en vend. Autrefois, le métier de celui-ci n’était pas sans considération… »
– Charles Nodier, vers 1840
À la fin du XIXᵉ siècle apparaissent les fameuses « boîtes vertes » en métal fixées au parapet, que l’on ferme le soir sur la marchandise. Désormais indissociables du paysage des quais de Seine, les bouquinistes parisiens sont plus qu’un métier : une institution. En 2019, leur savoir-faire traditionnel a même été inscrit à l’Inventaire du patrimoine culturel immatériel de la France, reconnaissance officielle d’une pratique née sur le Pont-Neuf quatre siècles plus tôt.
Aujourd’hui, le livre d’occasion a pris une ampleur insoupçonnée. Près d’un livre sur cinq vendu en France est d’occasion, pour à peine 10 % du chiffre d’affaires total. La seconde main représente donc un volume considérable, mais un revenu modeste. Cette progression, surtout en ligne, inquiète éditeurs et libraires, qui y voient un manque à gagner croissant et une menace pour le modèle économique traditionnel.
Le Syndicat national de l’édition (SNE) déplore que des best-sellers récents, parfois quasi neufs, soient revendus à prix cassé peu après leur sortie, concurrençant directement les ventes en librairie. Le SNE estime que ces pratiques contournent la loi du prix unique du livre en affichant côte à côte le prix du neuf et le prix bradé de l’occasion.
Face à ce défi du « livre vendu deux fois », la filière du neuf cherche la parade — une situation qui rappelle, toutes proportions gardées, les frictions du XVIIᵉ siècle entre bouquinistes et libraires établis.
Pour réguler la seconde main et mieux redistribuer aux créateurs, le SNE propose depuis 2024 une ponction d’environ 3 % sur chaque revente d’occasion, collectée via les grandes plateformes en ligne. Cette idée de « droit de suite » pour le livre d’occasion (par analogie avec les arts graphiques) a reçu l’appui des pouvoirs publics. En avril 2024, au Festival du livre de Paris, le président Emmanuel Macron soutient cette idée, y voyant un moyen de protéger le prix unique et de mieux soutenir auteurs, éditeurs et traducteurs.
ANALYSE - Ponctionenr la revente de livres d'occasion : mirage d'un projet viable
Il charge la ministre de la Culture, Rachida Dati, d’étudier la question ; celle-ci saisit le Conseil d’État pour examiner la faisabilité juridique du dispositif. L’idée serait de l’inscrire dans la loi, via un amendement, pour qu’à chaque revente un petit montant soit reversé à un organisme de gestion collective au profit des auteurs et éditeurs.
Selon les promoteurs, une telle taxe aurait un double avantage : valoriser la création (en offrant aux auteurs un revenu supplémentaire sur la vie prolongée de leurs ouvrages) et préserver le réseau des librairies (en décourageant la revente trop rapide des nouveautés).
Il ne s’agit pas de pénaliser les gardiens des quais ou les braderies caritatives, mais les géants du e-commerce qui profitent du système, visant clairement Amazon, Rakuten, Momox ou eBay. Le projet prévoirait d’exempter explicitement les revendeurs non lucratifs ou traditionnels (Emmaüs, bouquinistes des quais, brocanteurs), la cible étant avant tout les plateformes en ligne à grande échelle.
Si l’intention — soutenir la création face à la « seconde main » — paraît louable, la taxe envisagée suscite de vives critiques. D’abord, son efficacité économique semble douteuse : ponctionner 3 % des ventes d’occasion ne rapporterait que quelques millions d’euros par an, une goutte d’eau dans un secteur de 3 milliards. « On s’agite pour 0,2 % du marché au lieu de s’attaquer aux vrais problèmes », ironisent certains. Sauf qu'en volume, l'affaire deviendrait de plus en plus juteuse... avec un ruissellement en euros très attendu.
Soit. Les plateformes en ligne dénoncent, elles, une discrimination. Être les seules ciblées (quand bouquinistes et associations seraient exemptés) créerait une distorsion de concurrence, voire une entorse au droit européen. Elles soulignent n’être que des intermédiaires entre vendeurs et acheteurs : taxer leur rôle alourdirait les coûts pour tout le monde, sans garantie de retombées pour les auteurs.
À LIRE - Livre neuf ou d'occasion : un combat qui affaiblit la filière
Enfin, de nombreux lecteurs modestes s’inquiètent. Ce prélèvement, répercuté sur le prix final, risque de freiner l’accès à la lecture pour les publics précaires (étudiants, familles à faible revenu) qui comptent sur l’occasion pour lire à moindre coût. Sauf que quelques euros de plus, pour un étudiant, cela peut peser.
Les acteurs solidaires partagent ces craintes : Emmaüs et autres associations caritatives, aux marges quasi nulles, redoutent qu’une taxe de 3 % compromette leur fragile équilibre financier. Sans contester le principe d’une rémunération des auteurs, ces acteurs craignent qu’on fragilise un pan non marchand de la chaîne du livre qui rend pourtant un fier service (accessibilité, recyclage culturel, insertion sociale).
Le gouvernement a beau promettre des aménagements (exonération pour les structures solidaires), la méfiance persiste. Certains observateurs pointent en outre une contradiction : ils critiquent l’impact écologique de l’occasion (accusée d’encourager plus d’impressions et de transports), alors que l’industrie du livre pilonne chaque année quelque 25.000 tonnes d’invendus. Faire la leçon écologique aux amoureux de vieux bouquins relève de l’arroseur arrosé : peu audible dans un climat sensible au gaspillage et enclin à l’économie circulaire.
Ce débat s’inscrit dans un contexte de mutation des usages. Fait révélateur : nombre de librairies ont ouvert un rayon d’occasion. Concurrencés par Amazon et consorts et désireux d’attirer les chasseurs de bonnes affaires, ces établissements se tournent vers la seconde main.
On voit désormais des bouquins d’occasion côtoyer les nouveautés chez certains libraires, brouillant la frontière entre neuf et usagé. Ironiquement, ceux-là mêmes qui pestaient autrefois contre la « concurrence déloyale » des bouquinistes endossent aujourd’hui ce rôle pour survivre. L’argument vertueux est celui de la « durabilité » : revendre un livre prolonge sa vie et peut faire revenir en librairie des lecteurs perdus.
Cependant, en internalisant l’occasion, les libraires légitiment une pratique qu’éditeurs et auteurs continuent de voir d’un œil méfiant. La situation est paradoxale : soutenir la création et vendre du neuf tout en profitant de l’occasion — un grand écart que chacun justifie à sa manière. Pour les uns, c’est un mal nécessaire pour s’adapter aux clients ; pour les autres, c’est le signe que le neuf est en crise et que l’occasion est passée de l’ombre à la lumière.
Ce débat dépasse la question d’une taxe de 3 %. Le ministère de la Culture suit de près le dossier, conscient qu’il touche au pouvoir d’achat, au réseau des librairies, à la rémunération des auteurs, mais aussi aux pratiques de lecture à l’ère numérique. Un dialogue tendu s’est instauré entre le SNE (réclamant plus de ressources pour les auteurs) et l’État (désireux de soutenir la création sans freiner l’accès aux livres). Certains estiment qu’une réforme plus globale de la filière est nécessaire, plutôt que de croire qu’une micro-taxe résoudra un problème systémique.
Le nœud du problème, c’est la surproduction éditoriale (plus de 100 000 nouveautés par an en France) et la durée de vie de plus en plus courte des ouvrages. Taxer l’occasion ressemble à un pansement sur une jambe de bois. « Taxer la seconde main, c’est faire l’autruche sur le vrai problème : les livres se vendent moins, la surproduction a tué le marché… Au lieu de chercher des solutions pérennes, on se rue sur une poule aux œufs d’or », tacle-t-on dans le secteur, jugeant la mesure cache-misère.
En toile de fond se profile la volonté de mieux réguler le marché du livre à l’heure du numérique. Depuis juin 2023, un décret impose aux sites de vente en ligne d’indiquer clairement si un livre est neuf ou d’occasion. Cette transparence imposée montre que les pouvoirs publics entendent encadrer la coexistence du neuf et de l’occasion sans déséquilibrer le secteur.
D’autres pistes sont avancées : instaurer un délai minimum entre la sortie d’un livre et sa revente d’occasion pour protéger les premiers mois d’un titre ; encourager des modèles volontaires de partage de la valeur. Autant de solutions à explorer parallèlement à la voie fiscale.
Alors que l’État fait de la lecture une grande cause nationale, envisager de renchérir le livre d’occasion — souvent la porte d’entrée vers la lecture pour les plus modestes — fait grincer des dents. En 2023, l’instauration de 3 € de frais de port minimum sur les commandes de livres neufs en ligne, censée aider les librairies indépendantes, a incité de nombreux lecteurs, irrités par ce surcoût, à se tourner vers l’occasion pour éviter de payer la livraison… La taxation de l’occasion connaîtra-t-elle le même sort ?
À LIRE - Livre : comment l’occasion et l'IA bousculent l’édition
Voilà donc que l'Histoire bégaie : quatre siècles après Pierre Douleur et les premiers étaleurs du Pont-Neuf, le commerce des livres d’occasion suscite encore passions et querelles. Certes, les protagonistes et le décor ont changé : on n’a plus quelques colporteurs en guenilles face aux libraires du Palais, mais des start-up du Web face aux grandes maisons d’édition, et un marché en ligne mondial a remplacé la place publique.
Pourtant, le fond de la discussion reste familier : comment concilier la libre diffusion des livres au-delà de leur premier achat avec la juste rémunération de la création ? Comment faire coexister l’économie du neuf et celle de l’occasion sans que l’une n’étouffe l’autre ? L’issue de ce débat reste à écrire. Mais qu’il se tranche par une petite taxe ou par de profondes réformes, nul doute que le bouquiniste — qu’il vende sur les quais de la Seine ou sur Internet — continuera de faire partie de l’histoire mouvementée du livre à Paris et en France.
Crédits photo : Luc Mercelis-CC BY NC ND 20
« On appeloit à Paris, dans le commerce de la librairie, libraire étaleur, de pauvres libraires, qui, n'ayant pas le moyen de tenir boutique ni de vendre du neuf, étaloient de vieux livres sur le pont Neuf, le long des quais et en quelques autres endroits de la ville ; mais ces étalages ont été défendus par plusieurs arrêts et notamment par celui du 20 octobre 1721, à peine de confiscation, d’amende et de prison. Il y a un article dans les Statuts des libraires concernant ces étaleurs. » – 1723, Dictionnaire de Savary,
(merci au promeneur solitaire qui au cours d'une échappée parisienne nous a adressé cette photo, prélude à l'article)
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
4 Commentaires
Magali
06/07/2025 à 11:06
Suppression de l'immonde loi Lang => baisse des prix
L'occasion est aujourd'hui la seule solution pour une majorité de pouvoir encore lire.
Edco
06/07/2025 à 16:21
Indépendamment de toute considération économique.....un livre est un livre ! On s ' en fiche , si il est lu pour la millième fois !!!! D' ailleurs , il devrait circuler en permanence , et ne jamais être statique sur une étagère !!!
On devrait dire
Livre occasion à saisir....
J ' imaginerais des rues entières avec des murs ou terre-pleins....de livres ....des fontaines à livres, ....😁✊
On peut rêver.....
Marie
07/07/2025 à 17:01
Un livre, plutôt son contenu, est a priori une richesse absolue. D'occasion ou pas, qu'importe, j'ai même découvert Valérie Perrin et "Changer l'eau des fleurs" dans un caniveau. Je l'ai fait sécher et lu
Perceval
09/07/2025 à 13:53
Après avoir passé 50 ans dans les différents métiers du livre et une retraite bien mérité, il serait temps que les vraies questions soient posées.
- Auteur est-ce un métier? 90% des auteurs ont un vrai métier ou ont eu un métier rémunéré.
- Les droits d'auteurs proposés sur contrat sont-ils corrects? Les auteurs sont-ils correctement rémunérés par les éditeurs?
- D'où viennent les exemplaires neufs ou quasiment neufs qui apparaissent sur les plats formes où dans les boites des bouquinistes quelques jours ou quelques semaines après leur parution?
- Pourquoi les éditeurs publient ils toujours autant de livres qui ne se vendent pas.
- Pourquoi autant de pilons alors que l'on peut imprimer aujourd'hui à partir d'un exemplaire?
- Que deviennent les ouvrages retournés par les libraires chez les distributeurs?
- Pourquoi la vente du livre d'occasion se développe-t-elle de cette façon depuis quelques années?
surproduction, invendus de plus en plus nombreux en librairie et prix de vente trop élevé sachant que la chaine du livre a considérablement abaissée ses couts depuis quelques années (de l'éditeur à l'imprimeur en passant par le distributeur).
On pourrait continuer longtemps …. à se poser les bonnes questions.
Personne ne nous empêchera de remettre en circulation nos livres une fois qu'ils ont été lu (boite à livres, plateformes ou libraires).
La réponse à toutes ces questions ne se trouve ni au ministère des finances ni au ministère de la culture mais chez les éditeurs.