Nous l’avons suivi. En marchant de son appartement dans lequel il habitait avec son épouse pendant les dernières années de sa vie, sur la rue d'Arbins gade 1 à Oslo (jadis Christiania) vers la brasserie Grand Café, où il se rendait deux fois par jour.
Le 01/07/2025 à 10:55 par Maria Danthine-Dopjerova
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01/07/2025 à 10:55
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Nous avons pris le même chemin que prenait quotidiennement Henrik Ibsen, tellement ponctuel et régulier que cela faisait partie du décor de la ville d’Oslo. En passant par Karl Johans Gate, qui reliait le château royal au Parlement, il voyait l’horloge par la fenêtre de l’université. Et c’est peut-être à ce moment-là qu’il ajustait l’heure sur l’une de ses montres de poche rondes, qui sont désormais exposées dans la vitrine de son appartement, aujourd’hui transformé en musée. Sa montre c’était une Waterbury.
Au Grand Café, ouvert depuis 1874, il avait sa table, à côté de la fenêtre. En feuilletant des journaux étrangers, il prenait une bière froide, du schnaps, et son repas de midi. Dans ce même restaurant, Edvard Munch était également un fidèle client. Il y a d’ailleurs échangé son tableau « Sick Girl » pour 100 dîners, avec un steak. Nous aussi, nous y avons pris un steak, mais nous n’avions que l’argent pour le payer.
On imagine cet homme élégant, le dramaturge et poète norvégien, que les gens surnommaient le lion, l’auteur de la Maison des poupées, des Revenants, ou de Hedda Gabler, qui portait les menottes à dentelle bien avant les autres.
Il revêtait toujours sa veste en velours, des gants blancs et une barbe soigneusement taillée. Pour compléter le tout, il laissait libre cours à son petit penchant pour les médailles et les décorations, qu’il aimait tellement qu’il rédigeait les lettres aux ministres et les autorités pour les réclamer.
On l’imagine dans cet appartement de 120 m², en prenant son petit déjeuner sur le balcon de sa chambre. On le voit dans cette salle de bain, ressemblant presque à une petite chambre, prenant son bain deux fois par jour.
Devant le bâtiment du théâtre d’Oslo, on retourne dans le passé à travers les yeux d’Henrik Ibsen, lors de ses promenades quotidiennes suivant la construction du théâtre, voyant apparaître les deux statues sculptées par Stephan Sinding, celle de son ami et concurrent, Bjornstjerne Bjornson, ou encore la sienne.
Lors de leur inauguration en 1899, les statues étaient tant exposées à la critique que Sinding a été obligé de fuir le pays, et de demander la nationalité danoise. C’est à cet endroit, devant le théâtre en 1902, quand Ibsen n’avait plus de force pour marcher, qu’a été prise la fameuse photo, où l’on voit Ibsen emmitouflé dans des couvertures sur un traîneau tiré par les chevaux dans le froid austère de Norvège.
C’est dans cet appartement à Oslo qu’il a écrit ses deux dernières pièces, John Gabriel Borkmann et Quand nous nous réveillerons d’entre les morts. Le 22 mai, quand l’infirmière soignant Henrik Ibsen informe un visiteur qu’il va un peu mieux, Ibsen prononce ses derniers mots : « Au contraire » (« Tvertimod ! ») Fidèle à lui-même, allant contre le courant, contredisant, se battant. Il est décédé le lendemain, le 23 mai en 1906.
Mais, essayons d’y mettre un peu de chronologie.
Notre voyage norvégien, suivant les pas d’Henrik Ibsen, a commencé lors d’une soirée de mois de mai, au théâtre de Châtelet, pendant le spectacle musical Peer Gynt d’Henrik Ibsen, l’adaptation du metteur en scène Olivier Py avec la musique d’Edvard Grieg. C’est en suivant cette pièce sur la recherche de soi-même, aux costumes et décors folâtres, que le désir est né.
Le désir de voir le pays des fjords, des glaciers, de l’eau tombante en chute libre de presque toutes les montagnes, avec la neige sur les sommets, paraissant toujours accessible, comme s’il suffisait, à chaque endroit, de tendre la main pour en attraper une poignée et faire une boule de neige. Est également née l’envie de s’imprégner de l’odeur de la cannelle en mangeant Kanelbullars, les viennoiseries au nom qui, rien qu’en le prononçant, fait penser au pays des trolls et des dames de mer.
Le désir d’aller voir ce pays où les gens ne deviennent pas moroses quand il se met à pleuvoir de cordes, où le pliage et dépliage des parapluies est intégré dans des gestes infiniment répétés comme celui des Parisiennes qui sortent un rouge à lèvres de leur sac. Rares sont les matins où l’on n’aperçoit pas les parents boutonner les imperméables de leurs enfants devant les portes des maisons.
Le succès et la renommée d’un des plus grands dramaturges au monde se sont fait péniblement attendre. Henrik, petit, l’aîné de cinq enfants, était un enfant timide, en retrait, aimant la solitude, les histoires et les dessins. Cependant, pour que son petit théâtre et ses marionnettes puissent prendre la vie, il fallait du public.
Donc, par moments, il invitait les autres enfants pour assister à ses spectacles. Une fois, alors que tout était prêt pour le grand spectacle, les enfants du voisinage ont coupé les fils de ses marionnettes. Tout s’est mélangé. C’est devenu l’un des premiers fiascos d’Henrik Ibsen. Les autres ont suivi… Des études de médecine entamées, les examens non réussis. Il devient ensuite le codirecteur du Théâtre de Christiania, qui fait finalement faillite.
Ibsen est au chômage. Dépression, alcool, presque suicide. Il a dix-huit ans quand il se retrouve père d’un enfant, après une histoire d’amour avec la servante de la famille du pharmacien Reimann.
À Bergen, la ville aux maisons de toutes les couleurs, il est resté six ans (1851-1857), travaillant au théâtre. Dans la maison du recteur Hans Conrad Thoresen, il fait connaissance avec leur fille de 19 ans. Suzannah adore les livres, s’intéresse à la littérature européenne, et devient une source d’espoir et d’inspiration pour Henrik. C’est elle qui contrôle tout pour qu’il puisse garder une discipline dans son écriture.
Sans elle, il est possible que la moitié de ses pièces n’aient jamais vu le jour. En 1863, l’homme se plaint qu’en Norvège, on ne puisse pas vivre de l’écriture. Ibsen obtient alors une bourse pour financer son voyage à l’étranger, dont il ne reviendra que 27 ans plus tard.
Ibsen n’était pas très heureux pendant les années vécues à Bergen. Et pourtant… la ville a tellement de charme, avec les mouettes se frayant un chemin parmi les marchands des poissons, accompagnant les bateaux lors de leurs départs vers les fjords, avec les petites maisons rouges, jaunes et bleues imprimées dans la verdure touffue des hautes montagnes, sous les chutes d’eau tombantes sur leurs versants raides. La modeste maison à peine plus grande que les autres, éparpillées dans la verdure éclatante, est l’école communale.
On imagine les récréations dans cette petite école, posée au bord du fjord de Mostraumen. Peut-être qu’à travers les fenêtres, lorsque les enfants ne sont plus attentifs à ce qu’il se passe à l’intérieur de la salle de classe, ils voient les aigles de pêche, des phoques et les mouettes criant et étourdissant la voix de la maîtresse.
Les saucissons de baleine, de reine, le caviar, les saumons, les pavés du thon et les cabillauds, les pinces de crabe, les piques des oursons emmitouflés dans la glace, les algues et les varechs, et le vendeur avec sa barbe blanche coupant la pêche du jour, un énorme cabillaud en tous petits morceaux. Le sommet Ulriken avec ses 1300 marche en pierre.
Jusqu’à ses 36 ans, la vie d’Henrik Ibsen était remplie d’échecs. Mais comme nous apprennent les nuages et le soleil en Norvège, tout peut brusquement tourner. Quand les nuages sont là, le froid et la grisaille vous tombent sur la tête, pour autant le soleil n’est pas condamné, il peut toujours lui arriver de sortir sa tête blonde à travers l’épaisseur des nuages.
Ibsen obtient une petite bourse qui lui finance un voyage destiné à collectionner des légendes populaires norvégiennes, un matériel qui deviendra plus tard l’inspiration de sa pièce Peer Gynt. Il fait des révolutions. Il devient le premier écrivain norvégien qui devient connu en dehors de la Scandinavie.
Lorsqu’il écrit sa première pièce en 1849, la tragédie est toujours méprisée. C’est grâce à Ibsen qu’on commence à accepter la tragédie comme égale à la poésie, au roman. En écrivant tout seul, en dehors de tout mouvement littéraire, selon ses propres convictions, sur son propre chemin, Ibsen transforme le théâtre. Ce n’est plus qu’un simple lieu d’amusement, mais bien un espace où l’on traite des sujets de société brûlants.
En 50 ans, il écrit 25 tragédies. Des grandes tragédies composées des vies de personnages qui nous ressemblent. Des tragédies qui traitent de situations simples, et abrutissantes dans la profondeur infinie des caractères humains, dans le dévoilement des démons qui nous habitent tous. « Vivre, c’est faire la guerre avec trolls dans le cœur et l’âme », écrivait-il.
Même si Peer Gynt était à l’origine une pièce destinée à la lecture, dix ans après sa publication, Ibsen a souhaité la mettre en scène, à condition que la musique soit composée par le jeune Edvard Grieg.
Le 23 janvier 1874, de la ville de Dresde, Henrik Ibsen a écrit la lettre à Edvard Grieg :
Cher M. Grieg,
Mon objet en vous écrivant est de vous demander si vous voudriez bien accepter de coopérer avec moi dans une certaine entreprise.
… une mélodie de danse, il faut qu’il ait de la diablerie dedans… les cris des oiseaux devront être chantés, et, dans le lointain, on entendra le son de cloches et des psaumes que l’on chante… On pourrait entendre ici des airs américains, anglais, français, tels des motifs qui viennent, se chevauchent, et disparaissent.
… Je suis certain que nous pouvons également compter sur les productions à Copenhague et Stockholm. Mais je vous serais reconnaissant de garder la chose secrète pour le moment. Répondez, s’il vous plaît aussi vite que possible.
Et donc, à dix kilomètres de Bergen, au bord du lac Nordasvatnet, dans la maison jaune pâle, que sa femme a nommé Troldhaugen, dans un silence absolu, Edvard Grieg a composé la musique de Peer Gynt avec les airs populaires norvégiens. C’est ici, dans cette maison aux plafonds hauts, sans eau courante et sans les toilettes, que la Chanson de Solveig est née, la chanson qui m’a fait verser des larmes d’émotion dans le théâtre de Châtelet.
Le grand critique suédois Martin Lamm disait que le drame ibsénien « est la Rome du drame moderne : tous les chemins y mènent ou en partent. » Nous sommes tous un peu des Peer Gynt, nous sommes toutes un peu les Noras d’Une Maison de poupée ou des Madames Alving dans Les Revenants, des Rebeccas dans Roserhorsholm ou Heddas Gablers.
Dans la cuisine de l’appartement d’Ibsen à Oslo, au-dessus des verres en cristal, pend une clochette pour appeler la servante. Dans une caisse en bois remplie de paille, on stockait les plats pour les garder au chaud, et des œufs pour les garder frais. Dans la pièce où Henrik Ibsen travaillait, devant son bureau, il a fait accrocher un grand portrait de Strindberg, son grand rival suédois. Ibsen était persuadé qu’avoir son ennemi littéraire en face de lui lui donnait plus de motivation et d’inspiration pour écrire.
De nombreuses peintures d’Edvard Munch étaient inspirées des pièces d’Ibsen. Il laissait ses peintures dehors, observait si elles résisteraient aux intempéries du climat norvégien. Il savait peindre la jalousie comme personne, les visages de ses ouvriers rentrant le soir sont magnifiquement menaçants, son Cri est dessiné même en chocolat sur les gâteaux du café au musée.
Le voyage en train d’Oslo à Bergen ressemble à un film documentaire, le nez scotché à la fenêtre, on voit défiler beaucoup de verdure, des petites touches de couleurs en forme des moutons blancs, noirs, des maisons rouges, des petites barques en bois échouées, oubliées, jetées au bord des lacs, comme des vieux vélos à Amsterdam.
Des lacs et des sommets de montagnes coiffés de neige, et d’un coup, comme si on avait appuyé sur le bouton « accélérer », on se trouve sur un glacier à une altitude de 1200 m. Les gares des villes ont des noms tout droit sortis de contes de fées : Hangastol, Finse, Hallingskeid, Myrdal. Le contrôleur porte un gilet vert en laine épaisse et sept heures et demie plus tard nous descendons à Bergen.
Imaginons la Norvège du 19e siècle, l’époque où la femme mariée avait moins de droits que la femme célibataire, quand la femme était considérée comme une éternelle mineure. Dans ce contexte arrive le personnage de Nora, l’étourneau, la petite alouette, le petit panier percé, l’oiseau de Helmer.
« Un oiseau chanteur doit avoir le bec pur pour gazouiller juste, jamais de fausses notes. » (Une Maison de poupée, H.Ibsen). Nora, réduite au rôle d’une mère et de épouse obéissante, parle et agit pour toutes les femmes du monde, en se révoltant contre son mari, en voulant être une personne, et pas seulement une poupée passant des mains de son père aux mains de son mari.
Le dramaturge, obsédé par la culpabilité, et la liberté, écrit dans une lettre adressée au roi que sa mission vitale (livsgjerning) était de réveiller le peuple et l’amener à penser grand.
Le bus de Bergen à Norheimsund se fait son chemin dans la verdure, l’eau fait son chemin sur les roches des montagnes. Et dans la mousse blanche des torrents et des ruisseaux, on imagine les pelotons de saumons. Quelques heures après, nous dégustons ce saumon fumé au déjeuner dans une baguette, servi avec des œufs brouillés et de la salade fraîche.
Dans le jardin du château de Baroniet Rosendal du 17e siècle, à l’ombre de la haute montagne vert foncé, parsemé de rayures blanches des chutes d’eau, tout d’un coup la pluie s’est arrêtée. Et le miracle fut. La grisaille s’est transformée en couleurs vives.
Sur le mur blanc du château, les roses rouges du rosier grimpent, les iris mauves, les fleurs jaunes et blanches, le persil s’égouttant après la pluie, la rougeur modeste de la rhubarbe mouillée que nous retrouvons plus tard dans le gâteau, la glycine mauve que nous écartons comme un rideau. Et sous la verrière blanche du salon de thé, une centaine des géraniums rouges. La soupe de potiron et de carottes, orange, éclaboussée du pesto vert à la surface de laquelle flottaient des petites fleurs mauves.
Dans le fjord Maustraumen sous la chute d’eau mugissante, le capitaine du bateau a mis la musique de Peer Gynt de Grieg et à ce moment précis, tout s’est connecté : la soirée parisienne au théâtre de Châtelet a touché la glace de Norvège, les anoraks ont donné la main aux robes du soir, l’eau de parfum s’est mélangée à l’eau glaciale des fjords. Edvard Munch a donné la main à Henrik Ibsen, qui a donné la main à Edvard Grieg, qui a donné la main à Olivier Py. Ensemble, ils ont tous soufflé à mon oreille qu’ils font aussi partie de ce voyage.
Crédits image : ActuaLitté, CC-BY-SA 2.0
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Par Maria Danthine-Dopjerova
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