Paru en 1968 dans la célèbre collection de Gallimard, « Les trente journées qui ont fait la France », La fin de la IIIerépublique est republiée quelques années plus tard dans une autre collection intitulée «Témoins». Ce passage révèle bien à la fois la nature de cet ouvrage mais aussi celle de son auteur, Emmanuel Berl (1892-1976). S’il est aujourd’hui tombé dans l’oubli (tout juste certains se souviennent qu’il fut le mari de la chanteuse Mireille), il a pourtant marqué la vie intellectuelle des années 1930 par ses positions que ses biographes qualifient volontiers d’inclassables. Par Carl Aderhold
Inclassable, il le fut sans aucun doute. Issu d’un grande famille bourgeoise juive, parent lointain de Bergson et de Proust avec qui il entretint une relation compliquée, il est l’ami des surréalistes, notamment Breton et Aragon, de Malraux mais aussi de Drieu La Rochelle, de Paul Morand… Venu d’un milieu dreyfusard, pacifiste après la Première Guerre mondiale, rédacteur en chef de Marianne, le grand hebdomadaire de la gauche dans les années trente, ce grand bourgeois, pétri de culture et de valeurs bourgeoises qui publie un essai contre la bourgeoisie (Mort de la pensée bourgeoise, 1929), soutient le Front populaire, se met au service du parti radical, avant de devenir la plume des premiers discours du maréchal Pétain en 1940 (on lui doit notamment la célèbre formule « La terre, elle, ne ment pas »). Et l’on pourrait multiplier les contradictions de cet homme qui en un ultime paradoxe, hostile à tout système de pensée, érige l’anticonformisme en … système.
Difficile de se retrouver dans un parcours aussi sinueux. Il reste semble-t-il fidèle au seul pacifisme qui le pousse à devenir un ardent défenseur de Munich – et la raison aussi pour laquelle il rallie Pétain, à savoir mettre fin à la guerre.
Mais c’est justement cette attitude complexe qui fait tout l’intérêt de La fin de la IIIe République.
« Quand j’essaie de me rappeler les jours qui, du 15 mai au 10 juillet 1940, ont précédé la chute de la IIIe République, et que, d’autre part, je me reporte aux ouvrages qui les racontent, je suis déconcerté par la distorsion de mes souvenirs et de ma lecture. »
Ainsi débute l’ouvrage et on l’a compris, ce que Berl veut écrire, c’est son expérience de témoin, plongé dans l’événement, coupé des informations et de la vue générales, tel Fabrice del Dongo à la bataille de Waterloo.
Mais son ambition est aussi plus profonde. Il s’agit de « tirer le portrait » des principaux dirigeants politiques qu’il a côtoyés à l’époque en un récit qui emprunte à Saint-Simon tout autant qu’à ses propres observations. L’un des mérites et non des moindres de son livre, est que dépassant la simple énumération des faits, le déploiement d’une analyse des rapports de force, ou l’interprétation des tenants et des aboutissants, Berl replace au centre de cette histoire les hommes, leurs caractères, leurs motivations, grandes ou petites, le plus souvent en décalage avec les événements qui se déroulent, afin de saisir au plus près de l’action, non pas les raisons mais le mécanisme de la débâcle.
Témoin cela veut dire qu’il a vu, entendu, connu les personnages centraux de ce drame et il tente de les restituer dans toute leur complexité. Il n’est pas là pour distribuer les bons et mauvais points, rendre un jugement.
Symptomatique de sa manière de faire, lui qui se passionne pour la politique, et qui plutôt que d’en faire, préfère demeurer dans l’ombre en conseiller, il est celui qui s’engage tout en gardant une distance qui permet de ne jamais ni le prendre en défaut, ni le juger. Il en va de même pour ses personnages.
Ses portraits sont non pas dénués d’appréciations mais s’arrêtent au moment où la question des responsabilités se posent. A le lire, Reynaud, Mandel, Weygand ou Pétain sont décrits avec leurs défauts et leurs qualités mais tout cela reste de l’ordre du potentiel. Ils sont en quelque sorte déconnectés des actes qu’ils commettent, des décisions qu’ils prennent.
Ainsi le portrait qu’il fait de Reynaud, le président du Conseil lors de l’attaque éclair des Allemands en mai 1940 souligne bien sa méthode.
« Il avait souvent accédé au pouvoir et y aspirait comme à l’altitude, pour sentir son sang plus vif dans un air plus léger où les éloges développaient plus de chaleur. Toujours persuadé d’avoir raison, il avait quand même besoin qu’on le lui répète incessamment et que les faits le lui confirment. » Avant de conclure : « Sa pensée a été beaucoup plus ferme que sa conduite ».
Au fil des passages la pertinence de son regard nous permet de saisir au plus près le climat qui règne parmi les hautes sphères politiques face à l’impensable, l’écroulement de l’armée française en six semaines.
Sa description de l’atmosphère précédant le vote de l’Assemblée nationale accordant les pleins pouvoirs constitutionnels à Pétain jette un éclairage cru sur les motivations de chacun.
La peur panique « n’était que trop justifiée par les circonstances, surexcitées par les nouvelles – tant vraies que fausses –, par les fantasmagories des imaginations, par la schizophrénie générale que le décor de Vichy, l’oisiveté des gens déracinés, le ressassement des regrets, des griefs, des espoirs, des appétits ne suffisaient que trop à rendre maladive. »
Dans le Vichy qu’il décrit sur le vif, se mêlent le chaos et la peur, le drame et même le comique comme la présence parmi les ministres, les membres de leurs cabinets et les fonctionnaires, de baigneurs « dont certains avaient continué leur cure »…
Mais la force de son témoignage ne se limite pas aux choses vues. Elle réside aussi dans la retranscription que fait Berl, avec une profonde honnêteté, de son état d’esprit à l’époque, état d’esprit partagé par nombre des personnes présentes comme lui à Bordeaux, où le gouvernement s’est d’abord réfugié, puis à Vichy.
Évoquant l’appel du général de Gaulle le 18 juin, il explique : « Il m’a paru tout simple de penser que de Gaulle faisait très bien d’agir comme il agissait et de travailler moi-même aux discours du Maréchal dans la mesure où on me le demandait. Je ne voyais là rien de contradictoire, mais je me demande si aucun lecteur, aujourd’hui, pourra ne pas croire à mon imbécillité, s’il ne met pas en doute ma sincérité. »
Loin de s’extraire de cette histoire, il assume ses positions d’alors, allant même parfois jusqu’à les considérer comme justes bien des années plus tard. « Je suis d’ailleurs, même après plus de vingt années, écrit-il, quelque peu scandalisé à la pensée que j’eusse paru, en 1946, meilleur Français si j’avais passé la guerre dans le Devonshire qu’en Corrèze. »
Mais comme tout pragmatique, qui s’effraie des systèmes, il fait preuve d’une grande candeur quand les autres lui tournent le dos. « Ce que je n’arrive pas à digérer, c’est qu’en feignant de ne pas me voir, ils se soient dit qu’ils étaient devenus plus purs, qu’ils aient admiré la force accrue de leur propre caractère. » Berl explique cependant pendant des pages, les tergiversations, les atermoiements, les retournements de veste de ces compagnons d’infortune, sans comprendre le poids accru de l’antisémitisme au sein de la Révolution nationale de Vichy et le ralliement des suiveurs, même si cela se fait à son encontre.
Car ce qui perce à travers tout ce témoignage, c’est une vision terriblement pessimiste des hommes, prêts à changer d’avis au gré du vent nouveau. « Maintes fois, j’ai vu, bras dessus bras dessous, des personnes dont l’une avait, sous mes yeux, demandé, non sans véhémence, la révocation et même l’inculpation de l’autre. »
On l’aura compris, La Fin de la IIIe République est un témoignage aussi précieux que riche du délitement des élites cruellement révélé par la défaite de mai-juin 1940. Ce que Berl nous donne à voir, dans un style à la beauté classique, est le portrait sans fard de dirigeants, d’intellectuels, de fonctionnaires aux commandes, dont la formation, le milieu les empêchent de parvenir à penser la situation lorsque tous leurs cadres habituels se sont effondrés.
Malheureusement la modération pragmatique, l’opportunisme et l’aptitude tactique à former des majorités éphémères, dont le parti radical de l’entre-deux-guerres était le champion, devient en temps de crise, une faiblesse insigne, une méprise dangereuse, aggravant la catastrophe.
En cela Berl, proche des radicaux, aveugle au changement de paradigme, est un parfait représentant. Jusqu’à son refus de tout anathème, ses attaques à fleuret moucheté, qui restent toujours dans les limites de la courtoisie. Une telle modération, qui au final absout chacun de ses fautes, est symptomatique de cet entre-soi qui a conduit à la fin de la République parce que Pétain paraissait le choix le plus rassurant.
On a souvent reproché à Berl d’être une belle intelligence qui tourne à vide mais ce serait lui faire injure que de le croire. Berl, c’est la France du juste milieu, la France des modérés, des apeurés, la France du bon goût et de la civilité, du « on ne sait jamais de quoi demain sera fait », des relations que l’on égratigne et ménage, d’un jour au pouvoir, le lendemain dans l’opposition, mais toujours dans la course. Cette France que les résistants et la France libre de De Gaulle ont rejeté avec force à la Libération.
Car à vouloir se méfier de toute idéologie, Berl en vient à adopter celle qui a conduit à la Révolution nationale, à une époque où le refus de l’engagement devient un engagement – celui de fermer les yeux, de s’accommoder et de s’en remettre à un vieux maréchal.
Par Les ensablés
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