Pour Sophie Bessis, la « civilisation judéo-chrétienne » est une mystification historique que motive un triple processus d’occultation, d’appropriation et d’exclusion des autres altérités.
Le 26/06/2025 à 11:49 par Faris Lounis
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26/06/2025 à 11:49
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Dans La double impasse. L’universalisme à l’épreuve des fondamentalismes religieux et marchand (La Découverte, 2014 ; Riveneuve, 2024), l’historienne Sophie Bessis faisait déjà une analyse pertinente des liens entre la radicalisation politico-économique du projet néolibéral et la grammaire identitaire qui l’accompagne, et ce dans le dessein d’escamoter tout discours critique sur le pouvoir.
De nos jours, les nouveaux défis auxquels se heurte le néolibéralisme ne font qu’exacerber cette tendance : seul le paradigme culturaliste pourrait expliquer les réalités sociales et les relations internationales.
Poursuivant ce travail de critique radicale des essentialismes, l’historienne, fidèle à sa conception pluraliste de l’universel, revient dans La civilisation judéo chrétienne. Anatomie d'une imposture, un essai court et incisif, sur la généalogie de ce nouveau nom qu’on donne désormais à la civilisation européenne.
Pour elle, cette « extraordinaire trouvaille sémantique et idéologique, une des plus opératoires de notre temps », invente le mythe d’un « Occident » immaculé qui serait exclusivement fondé, et ce depuis le fond des âges, sur une parfaite harmonie entre le judaïsme et le christianisme.
En dehors de ses utilisations savantes dans le domaine de l’histoire des religions et de la philologie, le livre explique, en s’appuyant sur nombre d’exemples, que l’étonnante fortune du binôme « judéo-chrétien » – forgé au début des années 1980 – est motivée par un triple processus d’occultation, d’appropriation et d’exclusion des autres altérités.
La saturation de l’espace politique et culturel par le recours systématique à cette formule confirme la consolidation de la grammaire identitaire des néo-conservatismes qui dominent dans les espaces euro-étasuniens.
Utilisé par les partisans des anti-Lumières pour invisibiliser la judéophobie chrétienne, l’antisémitisme européen, mais surtout pour exclure la civilisation de l’Islam de sa généalogie abrahamique et hellénistique, Sophie Bessis invite à placer l’objet « judéo-chrétien » dans « la catégorie des ‘‘vérités alternatives’’ ».
L’invention discursive d’une « civilisation judéo-chrétienne » opère en premier lieu un grand effacement. L’inconditionnelle référence à l’Europe gréco-latine que chérissaient les intellectuels organiques du XIXe siècle s’est considérablement amenuisée depuis le début des années 1980.
L’éviction progressive de la référence gréco-latine, qui avait pourtant structuré la pensée des intellectuels européens du XIXᵉ siècle – souvent théoriciens d’un nationalisme impérial et racialement hiérarchisé –, reflète la gêne contemporaine à assumer cet héritage idéologique.
Symbolisée par le procès d’Adolf Eichmann en 1962 à Jérusalem, la reconnaissance de la responsabilité collective des États européens dans le judéocide a ouvert la voie à l’occidentalisation éminemment problématique de la figure du Juif, avec tout ce qu’elle implique de privation de sa filiation orientale. Devenue hégémonique dans les narrations publiques, cette occidentalisation rejette toujours encore le judaïsme et/ou la judaïté comme des constituants centraux de la civilisation euro-occidentale.
Si une telle analyse pouvait paraître contradictoire, l’autrice précise qu’à partir de ce moment historique, au niveau des discours politiques, les origines orientales (et surtout égyptiennes et assyro-babyloniennes) du monothéisme juif et de ses universaux moraux deviennent des propriétés exclusivement européennes.
Après cette entreprise d’invisibilisation, l'oubli s’installe. La substitution de l'hellénité et de la latinité par l’objet « judéo-chrétien » prépare le terrain à l’avènement spectaculaire du recours contemporain, et ce sur un mode inédit, au registre religieux pour qualifier tout fait de culture.
Ponctuer les discours politiques de formules inspirées de ce binôme a pour fonction de jeter un voile d’amnésie sur plusieurs siècles de persécutions contre les juifs : de la lointaine négation de la filiation abrahamique du judaïsme par l'Église catholique à l’antisémitisme biologique du XIXe siècle et ses entreprises génocidaires au XXe siècle.
Au lieu de mener le travail d’auto-critique à son terme, on substitue un essentialisme, la prétendue culpabilité éternelle du « peuple déicide et comploteur », par un autre, l’inconditionnelle innocence de l’État d’Israël qui représenterait, contre leur volonté, toutes les juives et les juifs du monde.
Ainsi, remarque l’historienne, après la Seconde Guerre mondiale, la défense quasi inconditionnelle de « la politique expansionniste » de l’illustre « seule démocratie du Proche-Orient » est allée « jusqu’à cautionner sans états d’âme la colonisation systématique de ce qui restait de la Palestine » historique après le grand nettoyage ethnique (la Nakba) de 1948.
« A l’indispensable innocence d’Israël, ajoute l’historienne, correspond donc la nécessaire culpabilité des Palestiniens » (il est à noter qu’aujourd’hui, la base sur laquelle repose le dogme de l’innocence indiscutable d’Israël, à savoir l’implication et la culpabilité euro-occidentale face au judéocide, commence à se fissurer, et ce en raison de la guerre de destruction totale de la Palestine et de son peuple que mène cet État de colonisation et d’apartheid depuis le 8 octobre 2023).
Devenue la pierre philosophale de l’aire euro-occidentale, la thèse « judéo-chrétienne » conforte un universalisme de surplomb, farouchement rétif à la pluralisation du Nous collectif.
Les discours qui accompagnent cet européocentrisme permettent à certains États de tradition chrétienne d’euphémiser les réalités sombres tant de leur passé que de leur présent : « De fait, explique l’historienne, l'émergence du judéo-chrétien comme sujet collectif escamote le juif, cette éternelle incarnation de l'Autre qu'on faisait venir d'un lointain ailleurs oriental, mais dans lequel il fallait bien reconnaître le premier énonciateur chronologique de l'universel monothéiste ».
Désignée comme le « noyau dur de l’identité occidentale », la figure réifiée du Juif n'occulte pas seulement la parenthèse historique de l'antisémitisme européen susmentionnée, mais « fonctionne aussi comme une machine à expulser ». Dans cette perspective, l’islam, une religion dont la naissance est historiquement située au confluent de Rome, de Byzance et de la Perse, est devenue « le tiers exclu de la révélation abrahamique ».
Renvoyant l'islam à une spécificité imaginaire et à une altérité politiquement construite, l’ardent philosémitisme de l’ensemble des classes politiques européennes n’a fait qu’inverser un vieil invariant de l’antisémitisme européen : « l’exceptionnalité juive ».
Traitée négativement ou positivement, la « désignation du judéo-chrétien comme fait de culture exclusivement occidentale, affirme l’historienne, a permis d'y ensevelir le judéo-arabe et le judéo-musulman, de censurer l'existence historique du judaïsme oriental et de tenter d'en effacer les traces des mémoires collectives ».
A l’aune de l’engagement de l’État israélien dans un processus génocidaire à Gaza (Henry Laurens et Jacques Semelin, La Croix, 13/06/25), et ce au nom de la défense des « fils de la Lumière » contre les « fils des Ténèbres », selon les déclarations messianiques de Benjamin Netanyahou qui souhaiterait faire triompher « la civilisation judéo-chrétienne contre la barbarie » qu’il attribue aux Arabes et aux musulmans, l’usage actuel du syntagme « civilisation judéo-chrétienne » déplace dangereusement le traitement politique des contentieux historiques sur le terrain d’un mythique et ô combien destructeur « choc des civilisations ».
La guerre israélo-américaine, dite « préventive » dans le dictionnaire orwellien de la sauvagerie du néocolonialisme occidental, déclarée récemment à l’Iran dans le but de mettre à genoux le régime théocratique et despotique des Mollahs, ainsi que les ripostes iraniennes à cette agression, illustrent le traitement périlleux des conflits politiques et historiques dans le cadre d’une guerre prétendument « civilisationnelle ».
Dans cette perspective, le binôme « judéo-chrétien » fonctionne, sur le terrain de la géopolitique, comme une belliqueuse machine orwellienne à inverser les responsabilités : une telle offensive militaire, qui constitue une violation caractérisée du droit international, devient, au niveau des chancelleries occidentales et d’une partie significative de leurs intellectuels organiques , un inaliénable « droit à la défense », une « lutte existentielle pour la défense des valeurs de notre civilisation contre la barbarie », mais surtout, et sans craindre le ridicule, « une œuvre de bonté et d’humanité envers le peuple iranien ».
Le Nouveau dictionnaire des idées reçues de notre époque annonce son crédo au milieu de la fumée apocalyptique des tonnages de bombes : « La libération des peuples de leurs tyrans doit impérativement passer par leur destruction totale. »
Certes, notre présent ne pousse guère à l’optimisme, mais on ne peut que se réjouir de l’existence d’un livre comme La civilisation judéo-chrétienne. Anatomie d’une imposture, un texte aussi bien solide historiquement qu’engagé politiquement dans lequel Sophie Bessis a réussi de défaire les écueils des formes renouvelées du campisme – cette injonction, selon un mode binaire et idéologique, à choisir son camp dans un monde divisé.
Sa critique intraitable de la politique coloniale d’Israël et des États occidentaux ne l’empêche guère de nommer l’autoritarisme et l’intégrisme religieux qui domine au sein d’une partie du mouvement national palestinien et des États arabes. A l’exceptionnalité dite occidentale qu’on veut imposer aux juives et aux juifs de par le monde, celle-ci revendique une indifférence heureuse au paradigme de la malheureuse assignation identitaire.
Par Faris Lounis
Contact : farislounis27@outlook.fr
Paru le 12/03/2025
96 pages
Liens qui libèrent (Les)
10,00 €
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Eugène Axe
26/06/2025 à 12:50
Sophie Bessis, d'origine tunisienne, a eu la chance d'avoir des parents communistes...
Donc tu m'étonnes qu'elle considère mythe la civilisation judéo-chrétienne. Et tu m'étonnes qu'elle parle du (neo)liberalisme à tort et à travers. Rien que ça me la rend suspecte et digne de peu d'intérêt.
La question est pourtant simple et vite répondue. Quelles sont les religions du continent européen et d'où vient notre droit ?
Pour le reste, c'est le traditionnel défilé des âneries décoloniales, antisémites et islam(ist)ophiles.
Lagomorpge
04/07/2025 à 10:02
Excellent commentaire !
Impa
28/06/2025 à 14:01
C'est quand même pas possible qu'un mag de culture littéraire puisse cocher toutes les cases de la gauche culturelle !
Alors que son histoire est celui de plantades continuelles, de Sartre à l'islamo-gauchisme, en passant par Action directe, le soutien aux pédophiles (merci Libé) et aux pires dictatures de la planète...