Publié en 1991 aux éditions Jean-Claude Lattès dans sa version intégrale et traduit par Jean-Pierre Quijano, Le Fléau est le plus gros livre de Stephen King, juste devant Ça. Roman-monstre, roman-jungle, ses mille cinq cents pages résonnent d’une matière fictionnelle hallucinante. Un souffle d’ampleur l’anime, puissant, frappant, déprimant.
Le 24/06/2025 à 11:19 par Galien Sarde
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24/06/2025 à 11:19
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Son intrigue sombre parfois – à la fin, notamment –, mais pour le meilleur, en un sens, dans un chaos proliférant, incorrigible. En l’écrivant, tout se passe comme si son auteur s’était exposé à trop grand pour se voir dépassé en fin de compte par son projet épique et sauvage. Cela n’altère en rien sa force et sa profusion narrative, souvent visionnaires.
Aux États-Unis, à la fin des années 70, un virus abominable s’échappe d’un laboratoire de recherches militaires comme d’une boîte de Pandore. Ses ravages sont éclair, comme une traînée de poudre : tout le monde succombe dans les souterrains futuristes dont le germe est parti. Les affres extérieures font écho à la claustrophobie de ces lieux secrets, agoniques.
Au bout d’une ou deux semaines, il ne reste que quelques milliers de survivants dans l’ensemble du pays. Par des rêves récurrents, ces derniers sont appelés dans deux directions opposées : celles du Bien et du Mal. Le roman, dès lors, se polarise de façon tranchante dans une atmosphère de désolation maximale.
Deux figures en incarnent les camps adverses et leurs visions de l’avenir indistinctes : Mère Abigaël, une Afro-américaine de cent huit ans que Dieu guide, et Randall Flagg, un homme sans âge aux cheveux longs, jeune d’apparence, maléfique. D’un côté, l’humanité, ses faiblesses ; de l’autre, l’hybris, la cruauté à l’état pur. La lutte finale est lancée, qui grouillera d’ironies du sort implacables.
Le Fléau est une épopée disparate. Ce que vivent les protagonistes, plus ou moins héroïques, les dépasse, vaut pour un pays, pour une société – une civilisation toute entière. Leurs épreuves ont des airs anthropologiques. Dans le même temps, c’est un roman d’anticipation – l’action se déroule un ou deux ans après la dernière main mise par l’auteur à son livre – et, du fait de l’hécatombe du point de départ, une œuvre postapocalyptique.
Dans ce cadre très vaste, l’œuvre touche aussi au roman d’initiation à travers le parcours de plusieurs personnages dont la jeunesse, au contact des revers qu’ils affrontent, se fait le vecteur d’une saisie évolutive d’eux-mêmes, des autres et du monde, en dernier ressort, dans un concert de douleurs humaines déchirantes.
Toujours sur le plan générique, Le Fléau est un roman d’horreur, comme convenu : l’angoisse y plane, suffocante, qui culmine dans des pics de panique dantesques, tandis que les corps sont soumis au pire, à répétition. Sombre et macabre, le roman sent la mort, qu’il suinte par tous ses pores.
Le Bien et le Mal fondent l’intrigue, à laquelle ils donnent des couleurs bibliques évidentes. À leurs prismes, ce sont les fondements des sociétés humaines qui sont auscultés. Deux facteurs priment, a priori : un sentiment fort, partagé, qui engendre un élan commun, et une hiérarchie pour atteindre ce qui est vital à tous.
En l’occurrence, le sentiment en question peut être positif ou négatif : espoir, peur ; désir de construire, de détruire. De même pour l’organisation instaurée. Des passages théoriques mis dans la bouche de Glen Bateman, professeur de sociologie à la retraite, éclairent ces enjeux.
Il apparaît d’ailleurs que si la société pose problème, la solitude le fait aussi, en temps de crise a fortiori. L’amour et l’amitié sauvent l’histoire et la psyché humaine, mise à nu. Son équilibre est violé, son aptitude à répondre à la réalité, horrible fréquemment, mais se voient réparés par des relations interpersonnelles de survie, de compassion.
C’est pourquoi on trouve des voix subjectives à la faveur d’italiques de pensée et de fragments de journaux intimes écrits par Fran ou par Harold, en contrepoint, dans la troisième personne globale qui orchestre la somme romanesque afin de donner à entendre des drames intérieurs à leur source et à leurs points de contact avec les autres, édéniques, infernaux.
Cette épopée polymorphe dessine un espace fictionnel prodigieux. En se lançant à l’escalade de montagnes monstrueuses que reflètent dans l’histoire les Rocheuses, frontière physique et symbolique entre les deux camps qui s’opposent, ce roman ne pouvait que connaître des éboulements spectaculaires : des facilités suivent des morceaux de bravoure insoutenables.
Mais peu importe, encore une fois : l’audace de l’auteur fait mouche et sa soif de thèmes périlleux, grand-guignolesques. L’esthétique de l’œuvre en provient, crue et abrupte, ses reliefs marquants, titanesques.
S’ouvre par elle l’équivalent d’un terrain de jeu idéal pour l’inspiration disruptive de Stephen King où se déploient librement les peurs et les désirs qui le hantent. Par là même, c’est le refoulé de l’histoire états-unienne qui remonte dans ce roman symptomatique, du génocide indien à la guerre du Viêt-Nam en passant par la ségrégation raciale qui a succédé à la Guerre de Sécession – autant de plaies dans les consciences américaines puritaines.
Au fil des pages défilent des cauchemars collectifs contraires au rêve américain, auxquels s’ajoutent des spectres ambigus, sinon démoniaques. Ressurgissent ainsi Jim Morrison, figure de la contre-culture à la fin des années 60, le temps d’un trait uchronique effarant, puis, brièvement, Charles Manson, incarnation diabolique.
Sur un mode extrême, la folie frappe dans ce livre barbare. Liée à sa férocité, elle l’est encore à son humour noir irrésistible. À cet égard, King s’en donne à cœur joie par le biais de personnages perdus dans leurs fantasmes destructifs. La Poubelle et le Kid, aux surnoms signifiants, l’illustrent au mieux – sans omettre Randall Flagg, bien sûr, leur maître commun, génie du Mal détraqué.
Par leur intermédiaire, des scènes jubilatoires adviennent, lamentables mais fascinantes, qui autorisent des paroxysmes d’abjection que la langue malade des désaxés fait vibrer vicieusement, de façon plus grande que nature.
En regard des infamies de ces monstres, des traits de sagesse s’élèvent du camp qu’ils maudissent, sous l’égide de Mère Abigaïl. Larry Underwood, par exemple, suggère via sa trajectoire un message fondamental et rédempteur. Moralement instable au début de l’histoire, il grandit par degrés jusqu’à pressentir que la plus grande prouesse possible consiste à vaincre la peur, à un moment décisif.
Ce n’est qu’en surmontant celle-ci que la paix intérieure se gagne sans réserve, comme le montrent le Christ et son calvaire dans la Bible. La foi parfaite revient à accepter pleinement sa condition humaine, partant sa mort, dans un geste sublime et libérateur.
Par Galien Sarde
Contact : sardegalien@gmail.com
Paru le 03/06/2003
764 pages
LGF/Le Livre de Poche
10,40 €
2 Commentaires
Joëlle Pétillot
24/06/2025 à 19:28
Analyse brillante, très juste pour la " kinguienne" que je suis.
On retrouve aussi le souffle dont tu parles, l'épopée, (car c'en est une que ce Fléau) dans Bazaar ou encore le cycle de la Tour sombre, même si c'est encore un autre niveau de narration. En tout cas, plaisir à te lire, et musculation du cou : je n'ai pas cessé d'opiner...
Galien Sarde
24/06/2025 à 20:15
Grand merci Joëlle ! Ravi de poursuivre nos échanges kinguiens.