« Nos pays ne sont pas beaux...mais il y a en eux une espèce de grandeur calme et comme un peu dédaigneuse qui est beaucoup plus captivante que la beauté ». Ainsi Charles Braibant (1889-1976), Champenois de lignée et de coeur, décrit-il sa région d’élection dans son roman Le roi dort qui, s’il rata de peu le prix Goncourt, fut couronné du Renaudot en 1933. Par Marie Coat
Le 22/06/2025 à 09:00 par Les ensablés
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22/06/2025 à 09:00
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L’auteur aura largement puisé dans son histoire familiale et son propre vécu : père député radical de gauche et magistrat, issu d’une longue lignée de notaires ; mère venant d’une famille d’avocats et d’entrepreneurs ; études à Bar-le-Duc, Reims, Paris, licence d’histoire et diplôme de l’École des Chartes... avant de participer à toute la Grande Guerre, dont il reviendra pacifiste convaincu.
Affecté au poste de responsable des Archives de la Marine à sa démobilisation, il s’y étiola rapidement et mena en parallèle ses activités littéraires de romancier et de chroniqueur dans divers journaux (L’Humanité y compris, à compter de 1936), ainsi que d’animateur d’associations pacifistes militantes, au côté de Briand.
Mal vu des pétainistes, il fut inquiété à plusieurs reprises, tant du fait de ses opinions — deux de ses ouvrages figurèrent sur la liste Otto — que de la confession juive de son épouse et de sa grand-mère paternelle. Après guerre, il fit une brillante carrière de directeur des Archives nationales, qu’il dynamisa et dont il rénova les modes de fonctionnement et les méthodes, tout en en valorisant le rôle en France et à l’international. Jamais il ne cessa d’écrire : romans, nouvelles, ouvrages historiques, mémoires (Un bourgeois sous trois Républiques).
Infusé de toutes ces références, imprégné d’un profond amour de la langue dans toutes ses variantes — de la plus érudite à la plus crue —, Le roi dort est la chronique de la vie, insérée dans une longue continuité historique, du fils unique de la cousine du narrateur, vie qui court des années 1830 à la décennie de « J’avais dix ans de plus que lui. Je ne sais pas si je l’aimais comme un père, comme un frère ou comme un ami. Mais je sais que c’est l’être que j’ai le mieux aimé... ce que j’écrirai, ce sera, autant que son histoire peut-être, celle de la femme qui l’a tenu pendant cinquante ans comme ployé devant elle, sa mère…, ma cousine Marlise. »
Sur fond enchanteur d’une nature amoureusement décrite, avec sensualité et sans afféterie bucolique, le romancier nous promène dans des paysages dont il évoque en poète la faune et la flore, avec force détails d’une réjouissante variété sensorielle. Roger, le narrateur, y trouve refuge, y fuit « une vie grise », sa « garce de vie » : « Ma vie aura été comme une de ces journées où le temps se gâte avant midi… je mourrai sans savoir si j’avais quelque chose dans le ventre. »
Le roi dort se déroule essentiellement à Pargny (un village d’où, par beau temps, on voit Reims et Laon et, quand vous êtes sur le pont qui surplombe l’Aisne, « votre nez est picard et votre cul est champenois »), mais aussi à Paris.
Née en 1812 et prénommée Marie-Louise en l’honneur de l’Empereur, la cousine Marlise habite la demeure la plus ancienne du pays (1694), celle de ses ancêtres laboureurs et vignerons qui, procureurs fiscaux de la justice seigneuriale, étaient des notables locaux. Belle jeune fille intelligente, elle est mariée à un sympathique notaire bon vivant, pragmatique et heureux en affaires, mais qui meurt à quarante ans après un banquet de mariage pantagruélique, laissant une veuve trentenaire éplorée, ainsi qu’un orphelin de quatorze ans.
Eplorée, la veuve ne le reste pas longtemps : comme le constate rapidement avec un humour ravageur le narrateur, confident de sa cousine : « Le grand moment de l’amour, c’est quand l’échange d’un regard ou d’un geste nous révèle en même temps que nous aimons et que nous sommes aimés. Il dut se produire quelque chose d’analogue dans le cœur de Marlise quand elle découvrit qu’elle aimait l’argent et qu’elle allait en manier de grosses sommes, dont elle ne serait comptable qu’envers Dieu. »
Sûre de son assise matérielle et de sa belle fortune, la jeune femme douce et sensible allait pour les quarante ans suivants être la dame du lieu, le « chef du feu », s’employant avec sagacité, fermeté, ruse et opiniâtreté à « enfruiter son or » : le village tout entier « était ou devint son obligé » et personne n’ose la contredire ou lui tenir tête, à la merci du redoutable esprit de répartie et de la rancune tenace d’une Marlise se délectant de son pouvoir sur autrui. Maligne, elle laisse avec les paysans le parler bourgeois, emploie leur langage et leur accent, leur manière de s’exprimer par allusion, mais sait tout autant en imposer à des alter ego. « Fière et impérieuse », elle est bien plus orgueilleuse et avide de pouvoir qu’avare et cupide.
Alors qu’on imagine qu’une telle femme aurait à cœur de préparer son fils à prendre sa suite, il n’en est rien, la mère ne faisant nullement confiance à son rejeton pour gérer correctement son patrimoine. « La passion de régner sur les âmes était si forte chez Marlise qu’elle traitait son Aimé à 17 ans comme s’il avait encore le lait sur les lèvres » et qu’« elle ne le verrait pas s’émanciper », tant était grande la peur de le voir dilapider son patrimoine : elle lui verserait une rente jusqu’à ce qu’elle meure et il jouirait ensuite d’une fortune patiemment amassée.
Une mère aimante, mais exigeante, dominatrice, manipulatrice, critique, qui est fermée aux attentes de son fils et jouit de son pouvoir sur autrui en général : ni usurière ni banquière, elle est la prêteuse sur gage indispensable à sa communauté villageoise.
Jamais poussé par la nécessité, peu porté sur l’effort, rétif au système scolaire, personnage velléitaire et distant antipathique aux villageois, le jeune Aimé se réfugie dans un monde de rêves fabuleux dont il est le héros. Seul le narrateur s’intéresse à l’adolescent timide et gauche, dénué de sens pratique, dont lui seul mesure la curiosité intellectuelle insatiable, le sens de l’équité, l’esprit critique et comprend que « dès qu’on lui parlait d’argent, son esprit s’envolait » et qu’« il n’avait aucun sens de la balance pécuniaire ».
À la demande d’une toute jeune Anna dont le garçon est amoureux, mais que la maladie lui ôtera, il s’engage à protéger Aimé de ses chimères, engagement qu’il tiendra sans faille.
Roger, qui voit repartir avec regret Aimé suivre des études inadaptées dans son lycée rémois, espère que Marlise se remarie, l’amour prenant alors le pas sur l’argent et rendant à Aimé une marge de liberté. Au contraire, les occasions d’union échouent, elle vieillit, s’aigrit « en elle, la femme était morte subitement, et la propriétaire et la créancière avaient recueilli sa succession » et « elle avait tracé la vie d’Aimé au cordeau » : étude de droit, mariage avec une héritière locale, étude de notaire… « ça lui laisserait même le temps de rêvasser et de lire, s’il n’était pas guéri de ces mauvaises habitudes ».
Le garçon part à Paris suivre des études de droit... mais sèche les cours ; continuant à se réfugier dans son monde imaginaire, il accumule « gaffes, tuiles, catastrophes » dans la vie quotidienne, s’attendant toujours au pire pour être mieux surpris par les menues joies de l’existence. Esseulé car trop pudique, ou alors mal accompagné, il souffre d’une lourde incapacité relationnelle. Majeur, il continue à se plier aux préconisations de sa mère et si parfois, il tente d’agir selon ses désirs — ou toquades — il se lasse de la voie choisie (École des Chartes, Beaux-Arts), incapable de se couler dans un moule. Il obtient toutefois son doctorat en droit pour justifier de rester à Paris tout en ne contredisant pas sa mère.
Lors d’un de ses brefs séjours à Pargny, il annonce négligemment à Roger qu’il est père d’un petit garçon, va habiter avec le nourrisson et la jeune mère et trouver un emploi pour entretenir sa petite famille... sans en souffler mot à Marlise : « Décidé à se confesser à Marlise,.. Mais il déclarait s’en remettre aux circonstances, attendre une occasion favorable. » Jamais il ne le fera.
Et si, dans les mois qui suivent, tout le village, ses environs, ainsi que Victoire, la falote sœur de Marlise, sont au courant de cette double vie, personne — pour diverses raisons — ne vendra la mèche, tant on craint la réaction de Marlise. Aimé viendra régulièrement, sa vie durant, voir sa mère, ne changeant rien à ses habitudes et Marlise viendra ponctuellement à Paris faire des achats et séjourner chez son fils, qui aura effacé toute trace visible de la présence d’autrui dans sa petite maison des Batignolles.
Alors qu’il est heureux près de son noyau familial parisien et souffre de l’inconfort social et affectif que cause son inaction, Aimé n’aura jamais le courage de se déclarer : une tentative de mariage selon la législation anglaise échoue, ni le « bâtard » ni Andrée — la concubine — ne sont légitimés.
Le Second Empire s’achève en catastrophe. Le narrateur dépeint avec réalisme les effets de la guerre de 1870 dans les campagnes de l’Est et le fameux siège de Paris. Puis la vie normale reprend son cours. Les occasions se présentent de dévoiler la situation à Marlise (première communion de Rémy, le fils d’Aimé et Andrée), mais rien ne se passe.
Parfois, André tient tête à sa mère quand il la trouve trop dure en affaires, mais elle le rabroue durement « je te rendrai ça en bûches ou en fagots », ce qui l’accable, tant l’emprise reste forte. Il tente de percer en politique, mais échoue, étant dépourvu d’habileté manœuvrière. Lorsque sa mère essaie de le marier à une riche et accorte veuve de la région, André esquive, allant jusqu’à préférer prétendre ne plus être en mesure d’honorer une femme. La situation devient intenable.
On ne sait si Marlise est plus dans le déni d’une situation que dans le pur aveuglement. Au fil d’évènements pénibles — disputes, attitudes de plus en plus rudes de Marlise — Aimé s’éloigne de plus en plus de sa mère, ainsi à l’occasion de la mort de sa nourrice : « Il la craignait trop pour oser y faire la moindre allusion, mais ce triste évènement réduisit encore ce qui pouvait rester d’amitié et de confiance entre la mère et le fils ». « Les possibilités d’explication franche reculaient de plus en plus ».
Quand Marlise tombe gravement malade, Aimé est toutefois dévasté : quasiment au bord du tombeau, elle ressuscite quand elle apprend que le curé — son ennemi juré — est muté. « Au moment de perdre sa mère, son économe, il avait cru que tout lui manquait... Il était dans une joie d’adolescent en reprenant le train pour regagner Paris et Batignolles, et sa petite rue. Ou plutôt son impasse… On s’installa définitivement dans l’équivoque. »
Après cet épisode, Aimé retourne plus souvent et plus longtemps à Pargny et les relations mère-fils s’améliorent, même s’ils demeurent ambivalents. La compagne d’Aimé désespère d’être jamais son épouse, son fils — devenu clerc de notaire et aussi pragmatique que ses grands-parents — est toujours un « bâtard » ; ils languissent après ce Pargny dont leur parle Aimé. Quelques péripéties plus tard, on le retrouve atteint d’un diabète foudroyant, dont il meurt (à Pargny...), non sans avoir une dernière fois reculé devant l’aveu à faire à sa mère, de peur « qu’elle ne lui coupe les vivres » : « Il restait obsédé par la crainte de sa mère, devant laquelle il était encore comme un petit garçon en robe », redoutant « une scène terrible » : « Mais qu’est-ce que je lui ai donc fait pour qu’après m’avoir empêché pendant cinquante ans de vivre comme j’aurais voulu, elle ne me laisse même pas crever là où ça me ferait plaisir ? »
La fin du roman, moins sombre, accentue paradoxalement l’impression d’un lamentable gâchis, dont les responsables sont multiples.
En immersion spatiale et temporelle, passant du trivial au métaphysiques, Roger — ou plutôt le romancier — nous convie à un voyage mémoriel de souvenirs bruissants, de tranches de vie, d’émotions cristallisées, dans un kaléidoscope d’instants lumineux et d’angoisse existentielle. Qu’il s’agisse des milieux parisiens ou de Pargny, ce village qui « est un petit monde » où courent les « potins exaspérants des gens du village », il décrit avec gourmandise et une qualité de ton très physique la nature, ou croque à la Daumier ses contemporains, sans concession.
Désabusé, d’un prosaïsme et d’une lucidité parfois cruels et portant un regard cinglant sur les milieux qu’il côtoie, il décrypte avec finesse les mœurs quotidiennes, sonde les banalités et petitesses de la psyché collective. La sagacité du moraliste n’étouffe toutefois pas l’empathie et la tendresse, qui ressortent dans l’amitié inconditionnelle que Roger porte à Aimé et sa petite famille parisienne, voire à Marlise, dont il reste le confident (vraisemblablement amoureux).
De cette vie partiellement inaccomplie, tissée de mensonges, de non-dits, de réticence et d’impuissance, Aimé est le responsable, empêtré dans de multiples contorsions proprement dramatiques, allant du vaudeville à la tragédie. Mais résigné, docile, piégé, il est aussi victime de son incapacité à s’affirmer, sous l’emprise d’une mère omnipotente et aliénante.
Si l’histoire — pourtant consternante sur le fond — évite le pathos, c’est notamment grâce à l’apparente simplicité et la fluidité avec lesquelles le conteur nous livre ses souvenirs, dans un style réaliste, souvent imagé et émaillé de saillies féroces ; on sourit souvent devant sa gouaille, sa truculence, ses cocasseries qui ne sont jamais vulgaires. C’est avec une délectation rosse qu’il épingle (« le bruit ancillaire de ses savates », « regard de belette ») et avec gourmandise qu’il recourt à des mots a priori incompréhensibles, mais tellement évocateurs, venus du vieux français ou du dialecte local : ratayon (bisaïeul), sans hober, le regoutton de ma tristesse, ginguet, reginglard (vin), rêté (bien bâti)…, brossant le tableau d’un monde disparu.
Mais quel est donc ce roi qui dort ? Clin d’œil d’archiviste, mémoire d’historien...
Par Les ensablés
Contact : ng@actualitte.com
1 Commentaire
Braibant
22/06/2025 à 12:14
Bravo pour cet article qui donne envie de découvrir cet auteur oublié on ne sait pour quoi.