Il est des idées qui avancent de guingois, sous couvert d'un bon sens filant droit. Pour défendre le projet d'une rémunération pour auteurs et éditeurs taxant les ventes de livres d’occasion, on tord le bras à l'actuelle législation, comme si l’affaire était déjà entendue. Pas de chance, le droit est têtu.
Le 18/06/2025 à 12:26 par Nicolas Gary
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18/06/2025 à 12:26
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A la demande du Syndicat national de l’édition, Sarah Dormont, maître de conférences de droit privé à l’Université Paris Est Créteil Val de Marne, a fourni une analyse juridique de faisabilité, intitulée Construire un système de rémunération pour les auteurs et éditeurs sur le marché d’occasion du livre papier.
Dans un entretien accordé à Livres Hebdo, elle en propose une exégèse et affirme que « rien ne s’y oppose juridiquement ». « S’y » ? Eh bien, au droit pour les auteurs et éditeurs à être rémunérés au fil des reventes d'ouvrages de seconde main. Et ce, tant au mépris du lecteur que sans réel impact quantifié sur la situation économique des créateurs.
NB : Pour toute personne sujette aux éruptions cutanées quand on parle de droit ou face à un article juridique, nous avons synthétisé les différents points évoqués dans une infographie en fin d'article.
Car si « rien » ne s’y oppose, alors ce « rien » est drôlement consistant. C’est tout d’abord l’article 4 de la directive européenne 2001/29/CE, qui consacre un principe clair : le droit de distribution est épuisé après la première vente d’un exemplaire physique dans l’Union européenne. Autrement dit, une fois qu’un livre neuf a été légalement acheté, l’auteur ne peut ni interdire sa revente ni exiger une rémunération sur cette revente.
La jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne est catégorique : dans les arrêts UsedSoft (2012) et Tom Kabinet (2019), la CJUE affirme que toute tentative de conditionner une revente à une quelconque contrepartie viole la libre circulation des biens culturels. Et l’UE est chatouilleuse sur le sujet.
L’universitaire poursuit toutefois son argumentaire avec astuce. Selon elle, puisqu’aucun traité ne dit explicitement que ce droit à rémunération est interdit, il serait permis. Un de ces syllogismes qui aboutit à ce que Milou soit une chaise, parce qu’il a quatre pieds, comme tous les sièges... Or, cette lecture est non seulement fragile d’un point de vue juridique, mais surtout, son assise est bancale.
La Convention de Berne — applicable en la matière — ne se prononce en effet pas sur les modalités de l’épuisement. Tout simplement parce qu’elle en laisse la charge au droit de l’UE. Lequel est, en l’occurrence, limpide et le silence des textes internationaux ne vaut pas blanc-seing législatif.
L'imagination continue de galoper, en prenant ensuite exemple sur le Droit de suite — cette redevance perçue par les artistes lors de la revente d’œuvres originales. Là encore, comparaison n’est pas raison. Ce procédé, tel qu’il figure dans la directive 2001/84/CE et dans le Code de la propriété intellectuelle (art. L. 122-8), ne concerne que les œuvres uniques ou réalisées en nombre très limité. Un roman tiré à 10.000 exemplaires, aussi inspiré soit-il, n’a rien d'une œuvre plastique originale.
Étendre le droit de suite aux oeuvrs écrites supposerait une réécriture en profondeur du droit de l’Union européenne — dont aucune instance n’a esquissé le moindre début de volonté. A-t-on d'ailleurs entendu la Fédération européenne des éditeurs s'exprimer sur le sujet ? Cette structure qui réunit les organisations représentatives des maisons d'édition au niveau national reste pour l'heure bien silencieuse quant aux aspirations françaises.
Reste alors cette approche ressassée : le livre d’occasion porterait atteinte à la loi Lang sur le prix unique. Oui, des ouvrages « quasi neufs » se retrouvent à prix réduit sur les plateformes. Mais cela ne contrevient en rien à la loi de 1981, qui ne régule que la vente de livres neufs. Et dans l’esprit du législateur à l’époque, ce n’est pas une faille, mais la recherche d’un équilibre volontaire, et vital.
Le marché du livre d’occasion participe de l’accès à la lecture pour tous et à ce titre, œuvre à la bibliodiversité. D’ailleurs, s’agissant de violations de la loi Lang, combien d’infractions ont été punies ? Quelles sont les données relatives à ces prétendues violations ?
La vraie question est ailleurs. Si l’objectif est de mieux rémunérer les auteurs — et il le faut —, alors c’est du côté des contrats d’édition, des droits numériques, des adaptations, des interventions en milieu scolaire qu’il faut agir. Là où se concentre l’exploitation réelle, et trop souvent la sous-rémunération.
L’interview était en soi éloquente, occultant quelques autres éléments. La note complète, que ActuaLitté a consultée, pousse le raisonnement un cran plus loin. Elle suggère que le dispositif soit « calqué sur le droit de prêt en bibliothèque » — occasion et droit de prêt dans un même bateau en somme.
Sauf que l’analogie, là encore, ne résiste pas à l’examen. Le droit de prêt public constitue une exception clairement définie au principe d’épuisement, applicable uniquement à des usages non marchands et collectifs. Il est encadré par une directive spécifique du droit européen, précisément parce qu’il déroge à la règle générale.
À l’inverse, la revente d’occasion relève d’actes privés ou commerciaux protégés par le principe d’épuisement du droit de distribution — un mécanisme qui, lui, ne souffre aucune dérogation dans la directive 2001/29/CE. Transposer par simple analogie ce régime dérogatoire à un autre champ constituerait une erreur manifeste de raisonnement juridique.
Même de l’équité ne saurait davantage fonder une telle mesure, car nul ne refuserait une rémunération plus juste aux auteurs. Or, si l’intention est louable, elle ne peut masquer une faiblesse de fond : l’équité n’est pas un fondement juridique autonome. Le droit européen est formel sur ce point. La libre circulation des biens (articles 34 à 36 du TFUE) prime sur toute considération d’opportunité, fût-elle morale.
Sans base législative claire et sans réforme du droit dérivé, une telle mesure exposerait la France à une procédure en manquement. Le bon sentiment, ici, ne peut servir de fondement au bon droit. Hélas, déplorera-t-on.
À ces faiblesses juridiques s’ajoute un chantier technique inextricable. La note propose, sans les détailler, plusieurs voies de mise en œuvre : recours aux plateformes de vente, déclarations volontaires des revendeurs, gestion par un organisme collectif. Mais la faisabilité s’effondre sous le poids des contradictions.
Comment contrôler les ventes entre particuliers sans atteinte à la vie privée ? Comment éviter une distorsion de concurrence entre Amazon et un libraire de quartier ? Et quel coût réel pour la collecte, la vérification, la redistribution ? Le tout pour des montants dérisoires.
À trop vouloir encadrer l’occasion, on menace à la fois les libertés fondamentales et l’équilibre économique du secteur. Le remède proposé n’est pas seulement inefficace : il est structurellement inapplicable, économiquement absurde, et juridiquement périlleux.
La récente étude de la Sofia sur le livre d’occasion datée de 2023, évaluait ce marché à 350 millions € — contre une industrie du livre globalement estimée cette même année à 4,4 milliards € (GfK) ou 2,944 milliards € en chiffre d’affaires éditeurs (SNE). L’occasion représenterait donc autour de 10 % en valeur. Pas négligeable, donc, mais loin d’être le trésor de guerre caché que l’on présente.
Osons l’hypothèse d’une taxation à hauteur de 10 % sur le montant total – à partager entre éditeurs, auteurs et auquel seront à soustraire les frais de gestion de l’organisme chargé de collecter et reverser les sommes : le pactole fond comme neige au soleil. Question : quid du grisbi, si on le rapporte aux fameux 3 % de prélèvement qu'avait évoqué le Président de la République ?
Nous avons tenté de joindre Sarah Dormont, pour qu'elle nous apporte quelques éclaircissements, mais cette dernière n'a pas retourné nos demandes. Car la revente d’un livre d’occasion, ce n’est pas une trahison du droit d’auteur. C’est sa prolongation concrète. Un livre qui circule, qui vit entre plusieurs mains, n’est pas un bien volatil, c’est une œuvre qui dure. Une lecture qui se transmet. Une promesse qui continue.
En l’état, toute tentative d’instaurer une rémunération sur les reventes d’occasion violerait le droit dérivé européen, exposant la France à une procédure en manquement. Pas certain que l'Elysée soutient la filière Livre à ce point.
Que le droit protège les auteurs, oui. Mais qu’il le fasse sans transformer chaque page jaunie en redevance. Qu’il n’érige pas le souvenir en dette. Et qu’il se souvienne qu’associée à la notion de « droit d’auteur », suit cette recommandation, qui toujours devrait primer : légiférer en tremblant...
Crédits photo : ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
17 Commentaires
Les Bouquinistes Nantaises
18/06/2025 à 15:05
Merci.
Denise
18/06/2025 à 16:23
Merci pour cet article qui rassure sur cet agaçant serpent de mer.
Pour mieux rémunérer les auteurs, je serais d'avis que l'éditeur verse les droits d'auteurs sur tous les livres envoyés au pilon...Comme s'ils avaient été vendus...Peut-être que là, ils se rappelleraient que la loi Lang autorise les baisses de prix après 2 ans de parution sans réédition (de mémoire) et qu'alors, une vente moins cher sera plus rentable que le pilon qui est une absurdité totale de par le gaspillage que ça génère. Ils veulent gagner de l'argent sur l'occasion? Ils n'ont qu'à les vendre eux-même d'occasion, ils sont agaçants à la fin.
Sinon, les lecteurs respecteront les auteurs quand les éditeurs le feront et les auteurs eux-même se respecteront. Les contrats sont ridicules, c'est de l'exploitation pure et simple avec un président de syndicat qui peut tranquillement faire un discours affirmant qu'auteur, ce n'est pas un vrai métier, c'est une passion que l'on fait à côté d'un vrai métier...Si les éditeurs peuvent se dédouaner de rémunérer décemment les auteurs, pourquoi les lecteurs devraient se sentir coupables de quoi que ce soit?
Salarié Editis
18/06/2025 à 18:53
Si vous saviez le nombre de livre qui partent en pilon chez Editis. Lors du déménagement pendant les travaux je ne vous raconte pas le nombre, ça se compte par milliers, des livres jetés au pilon. Et après les éditeurs nous font des leçons sur le gaspillage et la sauvegarde de la planète. Très triste mentalité
Actualisante
18/06/2025 à 19:02
J'aime personnellement beaucoup l'infographie finale façon Le droit pour les nuls (ou la désinformation décryptée pour les non juristes) : claire et simple.
Mais l'article est intéressant : on veut tellement ponctionner qu'on est prêt à mandater une juriste pour lui faire chanter la messe en latin. Comme ça, puisque personne ne comprend, tout le monde se dira qu'elle chante au moins bien.
Juste, pas forcément...
Dr Jekyll / Mr Pilon
18/06/2025 à 19:06
Des propos totalement inadmissibles, môssieur Gary (et avec un tel nom, vous devriez avoir honte ou le sens des responsabilités !).
Contredire de la sorte une universitaire mandatée par le Syndicat professionnel de l'édition, représentatif des grands groupes et des grosses maisons, c'est irrespectueux.
Mais ça donne sacrément à réfléchir, votre contre-expertise. Vous avez des années de droit derrière vous ?
Un soldeur
18/06/2025 à 21:03
Hihi ! Nous on vend des livres défraîchis en occasion aux bibliothèques et on veut surtout pas payer de taxe ! Alors nous on s’y oppose !!!! Merci pour le graphique! La juriste peut aller se rhabiller !
Bonjour
19/06/2025 à 05:51
Très bel article, n'en déplaise à Dr jekyll pilon. Le SNE ??? Ha le SNE cherche t'il encore des ressources pour son petit monde ? Le SNE n'est pas le syndicat des auteurs !!! Il est juste le syndicat des gens qui le constitue. Que fait le SNE? Penchez vous sur les noms que le SNE abrite. Ce n'est qu'une boîte qui s'enrichi sur le dos des auteurs qui abrite une flopée de millionnaires qui ne méritent aucun respect !
Sandrine
19/06/2025 à 05:59
Ce qui aiderait les auteurs c’est une solution pour remplacer le tarif livres et brochures de la Poste, qui disparaît ce 1er juillet. Des milliers de livres ne seront plus vendus dans le monde - participant à la promotion du livre en français - à cause de l’impossibilité de poursuivre ce tarif salutaire. On va multiplier par 10 le prix de l’envoi, qui devient impossible. Laissons le livre d’occasion poursuivre sa mission de faire vivre les livres au delà de leurs semaines de sortie et occupons nous de faire découvrir nos auteurs et les livres dans le monde. Le livre en français pour tous et partout !
A. Nonime
19/06/2025 à 07:47
La question n'est pas là. La taxation des grandes ventes (seuil à déterminer) aux enchères de livres, de peintures ou de tout autre objet de luxe est une piste pour trouver de l'argent. On sait que les plus grandes ventes sont souvent fréquentées par des gens (voire des sociétés) plus soucieux de trouver des investissements rentables (c'était bien ce que vendait Aristophile à ses clients) que de la collection.
seingelt
19/06/2025 à 08:14
Excellent article, un des nombreux de ceux qui m'entraîne à être de vos lecteurs réguliers, bien que certains m'exaspèrent 😀
Aline
19/06/2025 à 10:32
Merci pour cet article, impeccable de droit.
Les livres d'occasion vendus sur Internet cible déjà un public qui sait ce qu'il veut. Et les meilleures ventes de livres d'occasion concernent les auteurs qui vendent beaucoup en neuf ou bien... les classiques. (Merci les programmes scolaires.)
L'intérêt des librairies d'occasion physiques (tenues par des libraires ou grands lecteurs, comme nous) permet aussi de faire connaitre des auteurs et de renvoyer vers les librairies qui font du neuf quand les personnes ont accrochées avec l'auteur et qu'elles en veulent plus, voire des nouveautés.
Oui, le problème de fond est bien la rémunération des auteurs lors de la création du livre.
Par exemple, les rémunérer sur le nombre de livres imprimés et non sur le nombre de livres vendus serait plus juste, éviterait les 25 % de livres neufs pilonnés, serait mieux pour la planète et ne "rejeterait" pas la faute sur eux si le livre ne se vend pas comme prévu…
Plaf
19/06/2025 à 10:35
Un petit mot, en passant, sur l'équité.
L'égalité consiste à traiter tous les individus de la même façon. Que vous soyez un homme ou une femme, blanc ou noir, ouvrier ou millionnaire, vous êtes assuré de faire face à des lois qui ne font pas la différence.
L'équité, elle, vise à corriger une situation jugée a priori inégale. Son principe est de vérifier s'il y a inégalité de fait et de tout faire pour la corriger. De fait, si la recherche de l'équité rompt l'égalité en droit, elle bénéficie quand même d'un cadre juridique (y compris en France) ; ça parlera à tout le monde si je dis "discrimination positive".
Peut-on faire de la discrimination positive en création artistique ? Soit en considérant que la profession d'écrivain est victime d'inégalités par rapport aux autres professions. Soit en considérant qu'à l'intérieur de cette profession, il existe des inégalités (tout le monde ne vend pas comme Musso) qu'il conviendrait de corriger. Soit en considérant que dans la chaîne du livre, l'auteur est insuffisamment rémunéré.
Heureusement que ce n'est pas la seule objection à la mise en place d'une taxe sur l'occase, parce qu'en matière de discrimination positive, on trouvera toujours de quoi faire pleurer dans les chaumières !
L'argumentation de Sarah Dormont me hérisse au plus haut point car elle est à la jonction de deux travers insupportables (mais classiques à gauche) :
- le recours systématique à la taxe à la première contrariété
- la mise en oeuvre de discriminations positives, qui est une rupture d'égalité.
Tapatoulu
19/06/2025 à 11:47
Sans tomber dans les débats juridiques, franchement, on parle de quelques cents par livre.
Les lecteurs de livre d'occasion sont ils pingres à ce point?
Comme vous le dites si bien au début de l'article, le droit ne ment pas.
Vous faites mention de la libre circulation des biens en disant que c'est un totem, mais on parle de libre circulation des biens dans l'UE entre Etats Membres. Quel rapport avecvotre propos? Et celle-ci a des limitations contrairement à ce que vous dites.
Après, libre à vous de selectionner les articles de telle ou telle directive ou telle ou telle jurisprudence ...pour défendre votre points de vue. Les lobbyistes de Bruxelles sont experts en la matière.
C'est a dire
19/06/2025 à 12:27
Qu'on peut douter que la France seule puisse inventer une taxe sur le livre d'occasion.
Déjà qu'on peut pas faire n'importe quoi sur la TVA.
SAINT-ARROMAN
19/06/2025 à 17:36
Si seulement, déjà, les droits d'auteurs étaient payés par les éditeurs, et les oeuvres n'étaient pas détournées au profit d'autres "revendeurs de livres neufs imprimés à la demande" cela me semblerait plus important.
Necroko
20/06/2025 à 05:17
Intéressant, vous pouvez développer, merci.
Astolphe
19/06/2025 à 19:18
Ernestine Chasseboeuf le craignait : il faudra bientôt payer son plombier à chaque fois qu'on prend un bain !