Le métier de libraire aura connu bien des (r)évolutions, entre la vente en ligne, les livres numériques et même les réseaux sociaux… Quand l'intelligence artificielle n'épargne aucun secteur d'activité, les librairies disposent-elles d'un outil à apprivoiser ? Entre résistances, expériences concrètes et utopie pragmatique, Bernard Strainchamps pose ici les bases d'une l’IA comme alliée possible — discrète, locale, respectueuse du métier.
Le 14/06/2025 à 09:57 par Auteur invité
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14/06/2025 à 09:57
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Il y a vingt ans, j’avais ouvert une librairie en ligne. Les libraires que je rencontrais alors me faisaient comprendre que je n’étais pas vraiment des leurs. La médiation, disaient-ils, ne pouvait exister qu’en magasin, dans la relation directe avec le lecteur. Quelques années plus tard, je me suis mis à vendre des livres numériques — une nouvelle hérésie. Je me souviens d’un responsable commercial d’un grand éditeur qui m’expliqua sans détour : « La dématérialisation, c’est le mal. » Et encore, à l’époque, les réseaux sociaux n’existaient pas sous leur forme agressive et négative.
Depuis, les libraires ont intégré internet dans leurs pratiques : clic & collect, visibilité en ligne, usage des plateformes. Et voilà qu’une nouvelle vague technologique arrive : l’intelligence artificielle. Pour certains éditeurs, c’est le diable qui pille le savoir. Pour d’autres, une opportunité industrielle. Et pour les libraires ? Que représente l’IA : une menace supplémentaire ? Un gadget de plus ? Ou bien un outil à apprivoiser ? C’est cette question que je souhaite explorer ici — non pas en expert de l’IA, mais en praticien de la médiation, en témoin des évolutions du livre, et en curieux des futurs possibles.
Je me souviens d’un projet que j’avais proposé à un prestataire informatique spécialisé dans les librairies : concevoir une table d’indicateurs afin de faciliter et d’enrichir la navigation dans un portail commun. Il ne s’agissait pas de remplacer le conseil du libraire, mais de lui offrir un appui solide. Un outil pensé comme une forme de médiation augmentée, fondée sur des données concrètes et partagées : nombre de chroniques libraires, note cumulée, occurrences web, couverture médiatique, ventes cumulées ou récentes, soutien du diffuseur, niveau de stock, indice de popularité…
Ce projet n’a pas été développé, sans doute par manque de temps ou de moyens, mais aussi parce que les libraires revendiquent la médiation humaine, sensible, non modélisable. Pourtant, avec les outils dont on dispose aujourd’hui, notamment l’IA, je reste persuadé qu’un tel dispositif aurait plus de pertinence — et plus de respect du métier — que les algorithmes impersonnels proposés par des services comme Gleeph.
Je crois même que ce modèle pourrait prendre la forme d’une intelligence artificielle hybride, combinant spécificité locale et intelligence collective.
D’abord, un modèle propre à chaque librairie, entraîné sur ses propres données : son stock, ses ventes, ses coups de cœur, ses retours clients, ses événements. Un modèle modeste, mais fidèle à sa ligne, à sa communauté, à sa géographie. Puis, en second recours, un modèle élargi, construit sur l’ensemble des librairies clientes du prestataire. Un réseau d’intelligences locales fédérées, capable d’élargir la recommandation tout en restant dans une logique de librairie indépendante.
Par défaut, c’est le modèle de la librairie qui serait activé. Et si aucune recommandation pertinente ne pouvait en émerger, alors le système irait puiser dans l’intelligence partagée du réseau. On serait loin des suggestions impersonnelles d’un Amazon ou des recommandations décontextualisées d’une plateforme fermée. Ce serait une recommandation hybride, ancrée, évolutive, construite avec et pour les libraires.
Dans cette perspective, il devient essentiel d’inscrire les librairies dans un écosystème de données interopérables. Le recours à des identifiants normalisés comme ISNI ou VIAF pour les autorités auteurs, ou encore à des vocabulaires structurés comme Schema.org, permettrait de relier de façon fine les fiches livres à l’ensemble des ressources disponibles sur le web : critiques, événements, biographies, vidéos, publications croisées. Cela favoriserait un enrichissement automatique du catalogue et une recommandation contextuelle plus pertinente.
Un exemple concret : certains financements publics — pour un festival ou une association — pourraient être conditionnés à la structuration des données en ligne (présence de données liées, identifiants d’auteurs, formats ouverts). Si cette logique s’étendait aux librairies, alors les liens entre leur catalogue, les événements littéraires, les productions éditoriales et les bases externes deviendraient naturels, automatisables, et exploitables par une IA. On passerait ainsi d’une logique de silo à une logique de maillage culturel. Et c’est dans ce maillage que la recommandation prend tout son sens.
L’aide à la décision pourrait ainsi permettre de mieux disposer les livres en rayon, mais aussi de les valoriser différemment sur le catalogue en ligne — en fonction du lectorat local, de l’actualité culturelle, ou même des sensibilités dominantes d’un territoire.
On parle souvent de l’intelligence artificielle comme d’un outil de prédiction ou de recommandation. Mais elle peut aussi, très simplement, soulager le libraire dans ses tâches répétitives, l’aider à mieux décider, sans lui ôter la main.
Dans une librairie, chaque jour est une suite de microdécisions quels livres recommander, oui — mais aussi quels titres réassortir, lesquels écarter, quels fonds maintenir, quelles nouveautés mettre en avant. Ces arbitrages reposent sur l’expérience, l’intuition, mais aussi sur des signaux faibles que le cerveau humain ne peut pas toujours croiser en temps réel.
Une IA, construite comme un assistant métier et non comme une boîte noire, pourrait faire remonter ces signaux. Par exemple, elle pourrait suggérer un réassort non pas parce qu’un titre est tendance globalement, mais parce qu’il fonctionne dans des librairies au profil proche — même surface, même clientèle, mêmes partis pris.
Le plus important, c’est que ces suggestions ne soient ni normatives ni automatiques. L’IA ne décide pas, elle propose. Elle n’impose pas un modèle unique, elle s’adapte au contexte. Le libraire garde la main — mais avec un outil de plus dans la boîte, une forme de mémoire étendue, une capacité de veille augmentée. En ce sens, l’IA pourrait devenir une alliance discrète, un moteur en arrière-plan, hybride par essence : local dans son apprentissage, collectif dans ses alertes, humain dans son usage.
« Bernard, tu délires. OpenAI, Google, Mistral ont déjà pris tout l’espace. Le mieux, c’est encore de faire ce qu’on fait de mieux : du renseignement humain. Arrête ! »
Depuis vingt-cinq ans, à chaque évolution du web, je suis confronté aux mêmes résistances. Ce fut vrai avec la médiation en ligne, avec le livre numérique, et aujourd’hui avec l’intelligence artificielle. À chaque fois, on me dit que ce n’est pas notre rôle, pas notre monde, pas notre mission.
Je ne suis pas informaticien, je ne suis pas chercheur en IA. Et pourtant sur Bibliosurf.com, j’arrive à structurer les données, à les enrichir, à utiliser des modèles d’intelligence artificielle pour accompagner l’indexation des textes, générer des résumés d’avis, des FAQ, voire des portraits littéraires de villes. Non pas pour remplacer l’humain, mais pour mieux orienter, mieux relier, mieux transmettre.
Il serait temps que l’écosystème autour de la librairie enterre la hache de guerre commerciale pour construire ensemble un système ouvert, modulaire, à l’échelle de chaque librairie. Il existe aujourd’hui de nombreux modèles en open source. Les bases regorgent de métadonnées liées aux ventes qu’il suffit d’anonymiser. Avant qu’un modèle unique — algorithmique, centralisé, déconnecté du terrain — ne s’impose de nouveau par défaut.
Bernard Strainchamps est un acteur engagé de l’écosystème du livre indépendant. Fondateur du site Bibliosurf.com, il explore depuis plus de vingt ans les liens entre innovation technologique et médiation littéraire. Tour à tour libraire en ligne, artisan du livre numérique, agrégateur de données critiques et défenseur des catalogues indépendants, il travaille à faire dialoguer humanité et algorithme au service du lecteur
Illustration réalisée à partir de photos ActuaLitté, CC BY SA 2.0, modifiées avec IA générative de Photoshop
Par Auteur invité
Contact : contact@actualitte.com
8 Commentaires
Loke
14/06/2025 à 10:09
"On serait loin des suggestions impersonnelles d’un Amazon"
Dommage ça commençait bien pourtant.
Où l'on voit que même pour un petit diablotin comme l'auteur, Amazon reste encore le diable majuscule !
Ca sent plus la panique morale que l'avis éclairé.
Quand je veux un avis pertinent sur un livre (ou un produit) je vais justement sur Amazon.
J'y trouve l'avis de centaines de dizaines de lecteurs (offrant parfois un debunkage de ce qui se dit dans la presse mainstream, peut-être en cheville avec l'editeur ou l'auteur) des gens qui ne s'embarrassent pas de formules creuses s'ils ont détesté, ou d'ideologies poussiéreuses, etc.
Plus désormais, un résumé des avis fourni par une IA.
C'est ma référence, avant l'achat d'un livre, souvent sur Amazon (papier ou électronique).
Serena Dony
14/06/2025 à 10:22
Essayez Babelio, c'est un site qui rassemble des avis de milliers de lecteurs qui donnent des avis personnels très variés : pour un même livre, on a tout : ceux qui adorent et ceux qui détestent. Ça vaut le détour.
Prisonnier
15/06/2025 à 08:09
Babelio c'est ma bible. Quand je veux me débarrasser de bouquins que je n'ai pas le temps de lire, je regarde la note moyenne pour savoir si je garde ou pas.
Bon il est vrai que peut être je suis passé à côté de certains bouquins 😁
Avant c'était sens critique également. Et pourquoi pas chasse aux livres.
Bref j'adore mon libraire mais la masse de lecteur peut avoir sa part aussi dans la critique.
Niklaus
14/06/2025 à 11:13
L'auteur ne parle pas des commentaires d'acheteurs sur amazon, qui effectivement peuvent être une ressource precieuse avant l'achat, mais bien de l'algorithme de recommandation d'amazon, qui, lui, tombe en effet rarement juste.
Loke
14/06/2025 à 15:30
Pas tant que ça, je trouve.
John Doe
16/06/2025 à 05:37
Une donnée très sensible et on le sait depuis au moins 1995 avec "Seven" de David Fincher (John Doe est repéré par une liste de personnes qui emprunte des livres "sensibles" compilé par le gouvernement/le renseignement).
Entre les mains de nos ennemis extrémistes de droite (Z et RN) et de gauche (LFI voir EELV), ça pourrait être dangereux.
Et le courtage de données, on va encore rajouter de l'exploitation gratuite de nos données.
Sans parler des fuites possible et donc de risques de phishing/escroqueries.
Déjà testé pour produire du sens (interdit)...
16/06/2025 à 15:41
https://www.france24.com/fr/france/20250318-lfi-melenchon-antisemitisme-nouveau-derapage-agace-en-interne
Luna
16/06/2025 à 10:13
Que l'IA en libraire alimente le pillage de notre historique et de nos données personnelles pour nous proposer des livres qui nous ressemblent, des livres à notre image , c'est déjà un problème pour sa confidentialité.
Qui a envie d'entrer en librairie pour se voir proposer un livre sur la ménopause, des problèmes d'érection, le dernier Zemmour à la place d'un roman, pas moi en tout cas.
Mais il y a encore pire, car c'est ce processus qui enferme les utilisateurs dans la boucle de la radicalisation qui est déjà un fléau sur toutes les plateformes où l'on ne reçoit que des informations conforment à nos intérêts quitte à tomber dans la surenchère et dans le complotisme, plutôt que nous proposer des informations contradictoires ou des opinions plus nuancées.
L'IA sans " pudeurs de gazelle " dixit les évangélistes du numérique est sutout ce qui endoctrine et qui nourrit le mieux l'hystérisation du débat public.
Je garde les miennes, je ne mange pas de ce pain là et traitez- moi de cul terreux, de votre part, je le reçois comme un compliment !