Valentin-Yves Mudimbe est né le 8 décembre 1941 à Jadothville, actuelle ville de Likasi, dans la province du Katanga. Il est mort le 22 avril 2025 en Caroline du Nord, aux États unis à l’âge de 83 ans. Étrange coïncidence : j’apprenais sa mort au moment même où je commençais à peine à le rencontrer, non pas l’homme mais sa pensée. Il y a quelque chose de troublant dans cette rencontre différée avec une pensée qui, en étant déjà présente dans le paysage intellectuel, ne m’avait pas encore véritablement atteint.
Le 13/06/2025 à 12:04 par Auteur invité
2 Réactions | 200 Partages
Publié le :
13/06/2025 à 12:04
2
Commentaires
200
Partages
Je nourrissais le projet de lui rendre un hommage vivant, de célébrer une pensée encore vibrante, de saluer une voix active dans le champ des savoirs africains postcoloniaux.
J’espérais ainsi échapper à la routine des panégyriques posthume, à l’encensement de l’admiration tardive et tenter plutôt un exercice de lucidité : rendre compte d’une pensée en mouvement, capable de bouleverser de fonds en comble nos champs de la connaissance en les dotant de l’architectonique qui leur faisait défaut depuis la rencontre manquée avec l’Occident.
Mon ambition était d’aller au-delà de l’émotion jusqu’à faire trembler l’auditoire d’éveil. J’aurais voulu par mon hommage, pendant qu’il était encore en vie, provoquer une secousse, une initiation à l’art de l’inservitude. Malheureusement, la nouvelle de sa disparition a devancé ce projet. Dès lors, je me joins à l’hommage collectif en choisissant une approche différente de celle d’un témoin affecté ou une d’une voix de plus dans la chorale endeuillée, en proposant une lecture personnelle et située de son œuvre.
Engagé dans les études décoloniales, c’est à l’occasion de la soutenance de ma thèse, le 22 avril 2024, qu’un membre du jury m’a recommandé la lecture de Valentin-Yves Mudimbe. J’ai alors entrepris de lire, Entre les eaux, cette œuvre écrite en 1973 dans laquelle le philosophe se fait romancier, ou la fiction se fait lieu de vertige à la fois spirituel, existentiel et politique.
Au fil de la lecture, une phrase apparemment simple mais incandescente a retenu mon attention : « la peur de l’enfer a produit plus de sottises que de belles actions ». Ce mot me frappa par sa clarté exceptionnelle et par la manière dont il cristallisait, en une formule saisissante, ce que j’appellerais « la chose intellectuelle » chez Mudimbe : penser à travers les actions, les oppositions et les paradigmes dichotomiques qui traversent son œuvre.
Ce fut pour moi une porte d’entrée dans la pensée de Mudimbe. Une pensée dense, traversée de contradictions, forgée au cœur d’une tension existentielle. Car Mudimbe est pris en tenaille entre deux pôles : « le drame d’être un prêtre noir doublé d’un intellectuel colonisé » d’une part, et l’expérience d’une foi structurée par une institution occidentale traversée par le désenchantement, l’angoisse et la perte du sens, d’autre part.
C’est ce Mudimbe-là que je rencontre en premier. Une vie qui aurait pu être heureuse mais que le dysfonctionnement structurel de l’Église catholique a rendue lourde et lasse. Au lieu de fuir cette tension, il choisit de l’habiter pleinement. Il accepte ses contradictions, les explore, les travaille et en fait le moteur de sa pensée.
Cette pensée donne à voir une société corrosive dans laquelle se trouvent réunis la plupart des maux de la nouvelle Afrique. L’un de ces maux, et non des moindres, est la problématique de l’universalité proclamée par l’Église, qui ne se réfère pas vraiment à Dieu mais à un monde, à une histoire, à une civilisation.
Ces tensions prennent forme dans la figure de Pierre Landu, personnage principal de l’œuvre Entre les eaux, double fictionnel de Mudimbe. S’il abandonne la prêtrise, il trahit théoriquement le Christ qu’il était censé être le fidèle serviteur contre vents et marées. Dans un contexte très clérical, l’enfer découle de cet acte fondateur.
Il quitte la paroisse pour rejoindre le maquis, la rébellion dans le Congo de l’époque. Or, le sacerdoce, par essence, est censé se tenir au-dessus des querelles humaines. L’enfer naît du fait qu’il trahit l’institution qu’il devait protéger. Inspiré autrement, c’est en trahissant ces vœux et par la même l’institution qu’il ouvre symboliquement les portes de l’enfer. Mais Pierre Landu ne perçoit pas son geste comme une trahison. À ses yeux, c’est le christianisme, tel qu’il l’a vécu, qui a trahi l’Évangile.
Mudimbe écrit à cet effet : « Veuillez, père supérieur, avertir Monseigneur l’Évêque que j’ai gagné le maquis. Je ne renie pas mon sacerdoce ni ne quitte l’Église. Je voudrais participer à la création des conditions nouvelles pour que le Seigneur Jésus ne soit plus défiguré [...] Rester ici, à la paroisse, serait trahir ma conscience d’Africain et de prêtre. Je choisis le glaive et le feu pour que, dans un cadre nouveau, les miens Le reconnaissent comme leur. »
Empreinte de gravité, cette déclaration exprime sans rupture ni étonnement la tension profonde entre foi et mémoire, institution et subjectivité, Afrique et Occident. Parallèlement à l’art équivoque du louvoiement politique, le roman donne à voir une autre manière, plus intime et vertigineuse, de dire l’urgence de l’Afrique : la peur de l’enfer est-elle, exclusivement, une peur religieuse ou symbolise-t-elle aussi une crainte plus large, liée à la faute, à l’échec, à la préservation de notre image personnelle ?
Et si, au lieu d’élever la conscience, le religieux - du moins dans sa forme dogmatique - n’avait engendré que servitude et absurdité ? La volonté farouche de préserver sa pureté, de ne pas trahir une image idéale de soi ne devient-elle pas, parfois, un alibi, une affabulation pour justifier l’inaction ? Jusqu’où cette volonté de rester « au-dessus de la mêlée », de ne pas « se salir les mains », de porter les gants blancs de la pureté peut-elle freiner la création et la transformation du monde ?
Ces interrogations ne relèvent pas d’une provocation morale par l’entremise de la religion. Il s’agit plutôt « d’appréhender la religion à travers les [...] comportements et les actes qu’elle commande ou qui en réactivent les principes dans la vie quotidienne ».
Derrière ce qui pourrait paraître comme une critique frontale de la foi, j’ai perçu un abîme plus profond : une mise à nu de toutes les formes d’évitement, de toutes les stratégies intimes par lesquelles les personnes se dérobent à la responsabilité d’agir avec justesse et efficacité.
En effet, les mécanismes de l’agir que nous choisissons, parce qu’ils sont ceux qui mettent le moins en danger notre intégrité personnelle, sont souvent ceux qui ont le moins d’impact sur les choses que nous voulons combattre. Il en résulte une forme d’engagement paradoxal : plus il semble moralement légitime plus il est inefficace dans ses effets concrets.
On observe chez Mudimbe une impossibilité, presque viscérale, de se soumettre à l’évidence des récits dominants, qu’ils soient religieux, culturels ou historiques. Il me semble que c’est ce refus fondateur qui va conditionner son projet intellectuel et scriptural. Dans L’odeur du père tout comme dans L’invention de l’Afrique, il est question de déconstruire les cadres imposés de la pensée, de mettre en lumière les impensés de nos héritages et d’interroger les fondements mêmes du savoir.
« En réalité, écrit Mudimbe, je n’aborde pas les problèmes classiques liés à l’anthropologie ou l’histoire africaine, dont les conclusions pourraient ou non refléter une réalité africaine objective. J’explore plutôt ce qui se trouve en amont de ces travaux, et plus précisément, ce qui les rend possibles, avant de pouvoir les accepter comme commentaires sur la révélation, ou la restitution, d’une expérience africaine ».
Ce que L’odeur du père amorce en problématisant « la difficulté de dire, en vérité, la culture d’autrui, du fait que ma connaissance et mon expérience, quelles que soient, leur ouverture et leur attention, s’achèvent et ne peuvent que s’achever où commencent celles d’autrui », L’invention de l’Afrique le prolonge en exposant les mécanismes discursifs par lesquels le continent noir a été fabriqué comme altérité radicale.
Le fait est que, jusqu’à aujourd’hui, les interprètes occidentaux de même que les chercheurs africains utilisent des catégories et des systèmes conceptuels qui reposent sur un ordre épistémologique occidental. Même dans les descriptions les plus explicitement « afro-centriques », les modèles d’analyse, implicitement ou explicitement, consciemment ou non, se réfèrent au même ordre.
Cela signifie-t-il que les Welanschauungen africaines et les systèmes de pensée africains traditionnels sont impensables et ne peuvent être rendus explicites dans le cadre de leur propre rationalité ? Ma thèse est que jusqu’à maintenant, les manières avec lesquelles ils ont été évalués et les moyens utilisés pour les expliquer se rapportent à des théories et des méthodes dont les contraintes, les règles et les systèmes de fonctionnement supposent un locus (lieu) épistémologique non-africain.
Mudimbe ne décrit pas un système pour en fournir une cartographie neutre. La description de ce système aide à comprendre les mécanismes de l’implantation de l’enfer. En même temps, elle est une façon de cesser d’avoir peur de l’enfer. En ce sens, L’invention de l’Afrique peut être lue comme une construction de l’enfer, en opposition au paradis. L’Afrique, telle qu’elle a été fabriquée dans les discours occidentaux, apparaît comme l’envers d’une ontologie occidentale prétendument universelle.
Ainsi, l’enfer est à l’image de ce que l’Occident projette sur l’Afrique : l’opposé de ce qu’elle représente. D’un côté, on a la science ; de l’autre, la croyance. D’un côté, la rationalité ; de l’autre, l’émotion. D’un côté, la foi institutionnalisée ; de l’autre le magico-religieux. D’un côté, l’opulence ; de l’autre l’indigence. C’est cette construction binaire qui crée une invention biaisée de l’Afrique.
Mudimbe a donc entamé sa propre façon d’affronter l’enfer via sa capacité à faire vaciller les certitudes. Il s’est appliqué à rassembler les interrogations fécondes à même d’éclairer les liens complexes entre l’Afrique et l’Occident, tout en soumettant à l’examen critique les cadres imposés de la pensée. Désormais, nous sommes orphelins de cette voix rare.
Il laisse derrière lui une foule innombrable de jeunes prêts à poursuivre le chantier entamé, loin du prêchi-prêcha moraliste, inspirés par une vie et une probité qui demeurent un témoignage inestimable.
Wiyao Badaka
Boulaga Eboussi, La Crise du muntu. Authenticité africaine et philosophie, Paris, Présence africaine, 1977.
Kane Cheick Hamidou, L’aventure ambiguë, Paris, Julliard, 1961.
Kavwahirehi Kasereka, Le prix de l’impasse. Christianisme africain et imaginaires politiques, Bruxelles, Peter Lang, 2013.
Mudimbe Valentin-Yves, L’invention de l’Afrique, Paris, Présence africaine, 2021.
Mudimbe Valentin-Yves, L’odeur du père. Essai sur les limites de la science et de la vie en Afrique noire, Paris, Présence africaine, 1982.
Mudimbe Valentin-Yves, Entre les eaux, Paris, Présence africaine, 1973.
Crédits photo : Jelle Goossens / Flickr
Par Auteur invité
Contact : contact@actualitte.com
2 Commentaires
Miroslav Petrovski
14/06/2025 à 05:45
Merci pour cet article qui me fait découvrir un auteur et sa "chose intellectuelle" avec brio et limpidité. On en tremblerait d'éveil !
Jean Gobert TANOH
16/06/2025 à 13:41
Félicitations cher Docteur BADAKA pour ce brillant papier! Bonne continuation, sous le regard bienveillant du Christ !