Une amie m’a offert ce livre comme un geste d’affinité spirituelle : Voici la dernière parution de ton père spirituel en poésie. L’expression a résonné. Vingt ans plus tôt, j’avais trouvé refuge chez Emmanuel Lévinas, lorsque la vision spinoziste, rigoureuse et abstraite, me paraissait insuffisante pour répondre à l’élan vivant de l’âme. Lévinas m’a appris à penser depuis la fragilité du visage, depuis l’appel de l’autre. Aujourd’hui, cette exigence trouve un écho profond dans l’œuvre de François Cheng. Par Fidèle Mabanza
Le 10/06/2025 à 11:19 par Auteur invité
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Publié le :
10/06/2025 à 11:19
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Dans Une nuit au Cap de la Chèvre, François Cheng explore la hauteur de l’âme, qu’il définit non comme un surplomb, mais comme un appel intérieur, une verticalité intime tournée vers la beauté, la dignité, le mystère. Ce texte, limpide et testamentaire, conjugue poésie, méditation spirituelle et questionnement métaphysique. Il y interroge les énigmes du vivant :
Si le Cosmos a une structure à base de rotondité [...] qu’en est-il du monde de la Vie soumis à la loi du Temps ? (p. 35).
Le récit s’ouvre sur un voyage jusqu’au Cap de la Chèvre, lieu extrême et dépouillé, propice à la contemplation :
Au-delà, il n’y a plus rien, que l’océan (p. 14).
Le paysage devient ici seuil du monde, frontière entre matière et esprit, visible et invisible. Ce lieu agit sur l’être, recentre, met à nu. La géographie devient une expérience ontologique. Dans le silence, la solitude, la pauvreté volontaire, François Cheng vit une forme de reliance cosmique. La nuit, d’abord inquiétante, devient progressivement cosmique.
Elle révèle un retournement intérieur : Levant la tête, je vois le Cosmos [...] ; baissant la tête, je vois la Vie [...] (p. 19). Ce passage du vertige à la contemplation est le cœur battant du texte. Le silence devient présence, la peur se transforme en éveil.
L’homme, chez François Cheng, est l’œil ouvert de l’univers. Sa conscience n’est ni rationnelle ni utilitaire, mais poétique : intuitive, vibrante, à l’écoute des correspondances entre l’âme humaine et la nature.
Si nous sommes à même de penser l’univers, c’est que véritablement il pense en nous. (p. 22) Cette phrase résume l’élan spirituel du livre : la conscience humaine ne domine pas, mais témoigne. Elle ouvre un espace de liberté, de beauté, de parole.
Cette conscience poétique est aussi éthique, au sens lévinassien : disponibilité à l’altérité, accueil du surgissement de l’autre, fidélité à ce qui vient sans être prévu. Le chant humain, dit François Cheng, gagne son statut sacré en affrontant la mort par la force de l’amour ou del’amitié — une parole portée par la vulnérabilité, non par le pouvoir.
Ainsi, Une nuit au Cap de la Chèvre n’est pas seulement un récit méditatif, mais une œuvre où la poésie devient voie de connaissance, d’alliance cosmique et de transfiguration intérieure.
Une fois de plus me bouleverse l’énigmatique disproportion : si la Vie se déroute au sein du Cosmos, pourquoi une telle différence entre leurs manières d’être […] (p. 31).
Plongé dans la nuit, François Cheng confronte une fois de plus la dualité saisissante entre le Cosmos — vaste, silencieux, presque éternel — et la Vie, pathétique, fragile, fugace. Il s’étonne de cette « énigmatique disproportion » : pourquoi une telle dissonance entre la grandeur stable de l’univers et la précarité de l’existence ?
Cette interrogation, pourtant, ne le laisse pas dans le désespoir. Car, dans cette nuit, l’intuition surgit : une règle de fonctionnement, enfouie dans la profondeur, relie ces deux dimensions. Cette pensée n’est pas démonstrative, mais intuitive et poétique. Elle affirme qu’il existe une cohérence mystérieuse entre les lois du cosmos et l’élan de la vie — une harmonie cachée, que seule une conscience éveillée, vulnérable, mais ouverte, peut pressentir.
Si la première partie du livre de François Cheng s’ancre dans une géographie existentielle qui invite à la contemplation et à la méditation, la deuxième partie inscrit le récit dans une géographie symbolique et mémorielle, un mouvement circulaire qui relie l’Extrême-Occident à l’Extrême-Orient.
Ce trajet, qui épouse la courbe de la Terre, devient aussi boucle du destin : en évoquant le retour vers l’origine, François Cheng suggère une forme d’accomplissement intérieur. La formule la bouche de mon destin aura été bouclée (p. 43) condense cette vision d’un itinéraire achevé, où l’exil n’est plus rupture, mais chemin de réconciliation. La bouche, lieu du Verbe, marque aussi la clôture du chant : la parole poétique, qui s’ouvre dans la dispersion, se referme dans l’unité retrouvée. À travers ce mouvement circulaire, l’auteur inscrit son récit dans une dimension à la fois spirituelle, mémorielle et orphique.
Le texte prend une teinte d’urgence tranquille. L’auteur, approchant le seuil du grand âge, n’écrit plus pour convaincre, mais pour transmettre. Ce mouvement d’unification prend une dimension encore plus explicite lorsqu’il évoque le véritable défi de sa vie :
Parcourir d’un bout à l’autre le vaste continent Eurasie, assimiler pleinement les deux grandes cultures qui s’y sont développées […] jusqu’à en faire un terreau fécond (p. 44).
Le parcours devient celui d’un pèlerin en route vers l’Orient de toutes les illuminations, selon l’expression d’Anatoly Orlovsky — une traversée à la fois culturelle et spirituelle, où l’Orient et l’Occident ne s’opposent plus, mais se fécondent mutuellement.
Il s’agit d’un travail intérieur d’assimilation et de transmutation, où la double appartenance — loin d’être une tension irréconciliable — devient matrice de création. L’identité de FrançoisCheng ne se résout pas dans une synthèse figée, mais dans un dialogue vivant entre les deux pôles de son héritage, porté par la langue, la pensée et le Verbe poétique.
Dans la dernière partie de Une nuit au Cap de la Chèvre, François Cheng aborde la mort non comme une fin, mais comme un passage : une transformation nécessaire dans le cycle du vivant. Face au déni contemporain de la finitude, il affirme une éthique de la présence fondée sur la gratitude, l’amour et la conscience. Le livre devient alors une présence écrite, à la fois lucide et lumineuse, une invitation à habiter pleinement le monde, sans illusion ni fuite.
À travers un récit autobiographique et méditatif, François Cheng retrace son itinéraire existentiel — de son enfance marquée par la guerre et la violence en Chine, à son exil et à sa reconstruction en France. La prise de conscience du mal, avec le massacre de Nankin, devient le terreau d’une vocation poétique : l’écriture surgit comme une force vitale, un chant orphique capable de transfigurer l’épreuve.
L’apprentissage du français représente une renaissance intérieure : dépouillé de sa langue d’origine, François Cheng reconquiert son être à travers chaque mot. Cette dépossession radicale donne à son rapport à la langue une dimension existentielle et spirituelle.
Son parcours illustre la fécondation mutuelle entre les cultures d’Orient et d’Occident. Il inscrit sa parole poétique dans la lignée d’Orphée et de Rilke, en affirmant une poésie qui relie les vivants et les morts, et donne sens à la finitude. Enfin, dans un geste d’humilité, il conclut par une confession : une reconnaissance de ses erreurs, un appel au pardon — dans la lignée d’un testament spirituel empreint de vérité et de douceur.
Par Auteur invité
Contact : contact@actualitte.com
Paru le 26/02/2025
73 pages
Albin Michel
12,90 €
1 Commentaire
Marie
12/06/2025 à 08:02
Presque tentée, merci, cependant ce grand penseur reste difficile à suivre...en hauteur!