Dans Une jeunesse levantine, Michel Santi livre une confession sans fard, toute de lucidité désenchantée, sur ses années adolescentes entre Beyrouth, Le Caire, Riyad et Téhéran, au cœur d’un Moyen-Orient en proie à ses convulsions.
Le 05/06/2025 à 10:36 par Yves-Alexandre Julien
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05/06/2025 à 10:36
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Récit hybride, mêlant intimement la trame familiale aux soubresauts de l’Histoire — guerre civile libanaise, irruption du nationalisme palestinien, jeux d’ombres de la Syrie —, ce texte s’inscrit dans l’héritage des récits de guerre civile, à la manière d’un Ziad Doueiri ou d’un Amin Maalouf. Mais Santi s’y distingue par une subjectivité frontale, parfois brutale, assumée jusqu’à la crudité.
Le tumulte de l’Histoire s’impose très tôt à la conscience juvénile de l’auteur. Il n’apprend pas la guerre dans les livres, mais dans la bouche d’Hoda, « notre femme de ménage qui habitait le camp palestinien de Sabra » et dont le fils était fédayin du Fatah (p. 15).
Ce mot, « fédayin », que l’enfant n’avait entendu qu’à la télévision, se fait soudain chair, visage, trajectoire idéologique. Dès lors, la présence palestinienne dans le Liban chrétien figure pour lui le prisme d’un effroi, celui d’un déjà « grand remplacement » : « ils étaient appelés à parasiter leur pays d’accueil pour déloger en finalité les Libanais de leurs terres » (p. 15).
Le récit du 13 avril 1975, date funeste du déclenchement de la guerre civile, est d’une densité saisissante : un autobus, des fédayins, un coup de feu, une « riposte nourrie entre Palestiniens et milices chrétiennes des Kataëb » (p. 15). En un éclair, le conflit quitte les marges du réel pour s’introduire dans la psyché même du narrateur.
Michel Santi brosse le portrait d’un père à la fois fascinant et dissonant : diplomate français, islamologue érudit, homme à femmes et mondain impénitent. « J’ai renié mon père, je l’ai maudit et condamné […] Je le remercie à présent pour son humour toujours grinçant » (p. 23), écrit Santi, dans une formule révélatrice d’une filiation trouble.
Paul Santi fut gaulliste, intellectuel polyglotte, diplomate, collectionneur d’icônes et ami des prêtres. Une figure paradoxale où se mêlent raffinement orientaliste et résidus de l’élégance coloniale. De cette ascendance, Michel Santi hérite une double fidélité, viscérale : fascination pour l’islam et attachement ombilical à l’Occident chrétien.
La narration, polyphonique et erratique, s’architecture autour de scènes-limites : l’invasion syrienne du Liban en 1976, les massacres dans le Akkar, l’assassinat de l’ambassadeur américain Meloy, la pulvérisation indistincte des civils chrétiens. « Autour de nous, la mort fauche indistinctement les civils, les vieillards, les enfants » (p. 104).
Cette guerre, moins événement qu’atmosphère, est à elle seule un climat psychique. Dans ce Liban disloqué par les lignes confessionnelles, l’auteur s’enfonce dans un paysage saturé de trahisons et de mémoire ensanglantée. Lors d’un repas, Saïd Akl, poète et idéologue nationaliste, lui assène : « Tu viens d’une famille très controversée », allusion au passé de son père, trop intime avec l’islam (p. 89). Le soupçon d’apostasie familiale infuse le récit.
Au mitan des ruines, Michel Santi ressuscite l’éclat d’un Orient jadis somptueux. Il croise Oum Kalthoum dans sa loge : « Elle n’est pas très belle à mon goût, mais sa présence en impose à tous » (p. 27). Il assiste à une scène surréelle : Abdel Halim Hafez, icône masculine absolue, entonne pour lui une complainte homosexuelle avant de lui voler un baiser — interruption d’Oum Kalthoum à l’appui (p. 28).
Anecdotes hallucinées, mais révélatrices d’un monde panarabe sophistiqué, où la musique, la poésie et l’éros circulaient encore librement, affranchis des dogmes moraux qui bientôt les bâillonneront.
Dans les décombres libanais, l’auteur croise Massoud, jeune Afghan recueilli par une famille chrétienne : « Massoud, dont on me dit qu’il fêtera prochainement ses 23 ans » (p. 132). Survivant d’une tentative d’assassinat, Massoud prononce ces mots terribles : « Mon pays […] s’appelle le cimetière des empires, et je suis là pour vous aider à vaincre les musulmans fanatiques » (p. 132).
Déclaration martialement violente, aussitôt tempérée par la douceur du regard, la bonté intrinsèque du personnage. Dans cette guerre où toute nuance est proscrite, cette rencontre est un pur miracle : une « parenthèse enchantée », une trouée de tendresse au milieu de l’horreur.
La préface érudite de Gilles Kepel, islamologue réputé, iconise toute l’ampleur subversive du texte. Pour lui, Michel Santi ne relate pas seulement la guerre : il en fait le théâtre d’une expérience intime, charnelle, désobéissante. Le narrateur, dans le Paris de sa jeunesse, est « le sujet transgressif de sa propre histoire », figure que Kepel rapproche de Jean Genet.
Il abandonne un camarade juif pour un jeune soldat israélien issu des forces d’occupation du Liban en 1982, avant d’être expulsé de l’Etat hébreu . Ce geste, littéralement insensé, bouleverse l’économie viriliste du récit de guerre. Kepel, dans une lecture tragique, voit en Santi un « monstre » au sens grec : celui qui, par l’excès, dévoile les vérités profondes d’un ordre social, religieux, communautaire.
Une jeunesse levantine en cette préface de Gilles Kepel a les atours d’une fresque charnelle et géopolitique, où les désirs et les fidélités s’entrechoquent dans le corps même du narrateur.
Le témoignage de Michel Santi nous ramène de manière ésotérique et inéluctable au chaos contemporain. Le conflit israélo-palestinien, la tragédie syrienne, les tensions confessionnelles exacerbées : tout ce qui fut décrit pour les années 1970 continue aujourd’hui de faire rage.
À la manière d’un Jean-Pierre Filiu, Santi dévoile l’écheveau des mémoires communautaires, des fidélités croisées, des plaies ouvertes. Ni strictement occidental, ni tout à fait oriental, il incarne une position marginale, mais révélatrice : celle où les conflits sont tout à la fois intimes, familiaux, corporels.
À mi-chemin entre le carnet de guerre, le roman de formation et la chronique politique, Une jeunesse levantine offre une matière rare — par l’âge de celui qui l’a vécue, par l’étrangeté des figures croisées, par cette manière crue de tout dire sans jamais se grandir. Adolescent surexposé à l’Histoire, Michel Santi livre une parole dévêtue , parfois presque impudique, où se conjuguent douleurs, vertiges, et refus de toute posture édifiante. Une œuvre précieuse, à la fois éclatée et profondément incarnée.
Ce que Michel Santi nous narre n’est pas seulement ce qu’il a vécu, mais ce que le monde a voulu taire et dans cette parole sans détours , arrachée aux décombres et au silence des pères, il ne reconstruit pas seulement une mémoire pour le présent — il exhume une vérité plus vaste que la sienne à méditer au regard de l’actualité et de « son étude multiscalaire des conflits entre acteurs » : celle aussi, plus étroitement, de l’adulte qu’il est aujourd’hui et qui a traversé, en son adolescence, la guerre en des contrées, en des rencontres d’exception, comme on sort souvent du vrai amour, nu, éraflé mais encore debout.
Par Yves-Alexandre Julien
Contact : kokto@hotmail.fr
Paru le 07/05/2025
271 pages
Favre
20,00 €
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