Ismail Kadaré, figure majeure de la littérature albanaise et internationale, est décédé le 1er juillet 2024 à Tirana, à l’âge de 88 ans. Près d'un an plus tard, cinq passionnés de l'auteur de l'Avril brisé fondent l'association Les amis d'Ismail Kadaré. L’objectif : faire vivre l’œuvre et la mémoire du grand écrivain, en rassemblant lecteurs, chercheurs, médiateurs et passionnés autour de son héritage littéraire, afin de le transmettre aux générations futures.
Le 04/06/2025 à 17:50 par Hocine Bouhadjera
1 Réactions | 107 Partages
Publié le :
04/06/2025 à 17:50
1
Commentaires
107
Partages
Les membres fondateurs, Mireille Clapot (présidente), Catherine Lefevre, Marie Manot (par ailleurs trésorière), Julien Roche et Valérie Thomas (également secrétaire), ont présenté l'association ce mardi 3 juin au Café Rostand, dans le 6e arrondissement de Paris.
Un « lieu emblématique, tout près du jardin du Luxembourg, où il aimait écrire », partage avec nous Mireille Clapot. L'écrivain qui combattit, dans son style allusif caractéristique, l'un des régimes communistes les plus autoritaires d’Europe, a vécu une partie de sa vie dans la capitale française, comme Cioran ou Milan Kundera, d'autres exilés.
C’est en 1990, à la veille de la chute du régime communiste, que l'Albanais demande l’asile politique à la France, affirmant que dans un pays totalitaire, « l’écrivain est obligé de fuir comme le prisonnier s’évade ». Sans jamais rompre avec son pays, qu’il continua de porter au cœur de son œuvre, il vivra et écrira jusqu’à la fin de sa vie dans le pays de Victor Hugo.
Était également présente, lors de cette première présentation de l’association, une partie des membres d’honneur : Gress Kadaré et Besiana Kadaré, les deux filles d’Ismail Kadaré ; Doruntine Siliqi-Kadaré, sa petite-fille, issue elle aussi d’une lignée littéraire – fille de Gress Kadaré et de Risto Siliqi, lui-même fils et petit-fils d’écrivains ; ainsi que Dritan Tola, ambassadeur d’Albanie en France.
Parmi les membres d’honneur de l’association figurent également Helena Kadaré, écrivaine et épouse de l’auteur, Tedi Papavrami, violoniste de renommée internationale et traducteur en français de son œuvre depuis 2002, ainsi que Catherine Suard, ambassadrice de France en Albanie.
Cette initiative, pour la présidente, est née d'un constat simple : « L’œuvre d’Ismail Kadaré, pourtant universelle et profondément ancrée dans l’histoire des peuples, reste encore trop peu connue, notamment des jeunes générations. Or, cette œuvre est l’une des plus riches du XXe siècle, traversée par les récits tragiques de l’Albanie contemporaine, mais aussi par la mémoire longue de son passé, comme sous l’Empire ottoman. Elle explore les grandes questions politiques, éthiques, historiques, avec une force littéraire exceptionnelle. »
L'auteur a construit une œuvre majeure, traduite dans plus de quarante langues, mêlant légendes balkaniques, histoire politique et réflexion universelle sur la tyrannie, la mémoire et la condition humaine. Dès les années 1960, avec Le Général de l’armée morte, il s’impose comme une figure singulière : toléré par la dictature d’Enver Hoxha, qu’il contourne par des stratégies d’écriture, il livre une critique voilée mais puissante du totalitarisme.
Cette soirée a permis d’ouvrir une réflexion collective sur les projets à venir et d’en esquisser les premières pistes ensemble. Un site internet est en cours de préparation, « mais on souhaite aller plus loin », assure Mireille Clapot, et de développer : « Penser des lieux de mémoire concrets, visibles, pour que son nom continue de circuler dans l’espace public et dans la conscience collective. Ce travail ne peut se faire qu’avec l’implication des médiateurs du livre : enseignants, chercheurs, traducteurs, libraires, bibliothécaires. »
Parmi les propositions formulées au cours de cette rencontre, celle de concevoir Sur les pas d’Ismail Kadaré à Paris, un parcours littéraire illustré de textes et de photographies retraçant sa présence dans la capitale.
On l'aura compris, l'association se veut un lieu ouvert à toutes les initiatives : « Car au-delà de la douleur causée par sa disparition, ce qui nous rassemble, c’est la conviction que l’œuvre de Kadaré doit prospérer, qu’elle doit continuer à vivre, à éclairer, à émouvoir », assure la présidente. Des tables rondes, rencontres, journées d’étude, ou lectures publiques, sont également envisagées.
Mais comment cette dernière a-t-elle découvert l'Albanais récompensé par le Man Booker International Prize en 2005 : « Au début des années 90, j’ai découvert Chronique de la ville de pierre d’Ismail Kadaré. Ce fut un véritable coup de foudre littéraire. Ce livre, qui évoquait sa ville natale, m’a profondément marquée. J’habitais dans la Drôme, et à travers ses mots, je me faisais une image de l’Albanie, alors sous le joug d’une dictature. J'ai été happée par la force de son écriture, et j’ai lu toute son œuvre avec avidité. Les années ont passé, mais mon admiration est restée intacte. »
En 2017, elle devient députée de la Drôme (Ndr : sous les couleurs d'En Marche puis apparentée Renaissance, jusqu'en 2024) : « Cette fonction m’a donné de nouvelles responsabilités, mais aussi ouvert des portes. J’ai ainsi eu la chance de me rendre en Albanie et de rencontrer Ismail Kadaré en personne. Ce fut une grande émotion. Mon imaginaire littéraire rejoignait la réalité. Dans les dernières années de sa vie, j’ai pu échanger avec lui à plusieurs reprises, notamment à propos de son dernier roman, Disputes au sommet. »
La création de cette association a répondu à un besoin ressenti par ses membres fondateurs, tous bouleversés par la disparition d’Ismail Kadaré : « L’œuvre de Kadaré m’a accompagnée durant ma vie d’adulte, et je suis convaincue qu’elle doit lui survivre, qu’elle mérite d’être défendue, transmise, et partagée avec le plus grand nombre », confie-t-elle.
L'Ismail Kadaré qu'a connu Mireille Clapot est un auteur qui « ne s’est jamais vraiment soucié des conventions sociales, et nourrissait une profonde défiance à l’égard du pouvoir politique ». Né dans la même ville, Gjirokastër, et même dans la même rue, Palorto, qu’Enver Hoxha, le dictateur albanais, il a passé sa vie à écrire dans une tension constante avec ce pouvoir autoritaire. L'ancienne députée détaille : « Confronté à une censure omniprésente, il a dû composer avec elle, sans jamais renoncer à sa liberté intérieure. Il écrivait entre les lignes, avec une maîtrise telle que ses romans dissimulaient des critiques profondes, accessibles au deuxième ou au troisième degré. Sous couvert de récits historiques ou mythologiques, il parlait de ses contemporains, de l’oppression, de la peur, de la liberté entravée. »
Elle conclut : « Ce qui me touche aussi chez lui, c’est sa fidélité absolue à l’écriture. Enfant, il se nourrissait déjà de Shakespeare ; adulte, il n’a jamais cessé de créer. Il écrivait encore jusqu’aux derniers jours de sa vie, avec la même exigence, la même concentration. Il a atteint une renommée mondiale, a été traduit dans de nombreuses langues, et a conquis un lectorat dans tous les continents. Il n’a pas reçu le prix Nobel, mais il n’en faisait pas un objectif. Ce qui comptait pour lui, c’était que son œuvre soit reconnue, transmise, et qu’elle touche juste. Et elle l’a fait. »
Mireille Clapot est elle-même romancière. Parmi ses oeuvres, on peut citer De l'île Diomède, j'édifierai ce pont, dont quelques pages mettent en scène Ismail Kadaré rencontrant Ivo Andric et Eschyle. Ce livre a été traduit en albanais et publié chez l'éditeur de l'écrivain, Onufri. Ses romans suivants, Quatre dames, qui se passe au Mali, et Le dompteur du Loup-Sentier au Liban, qui raconte une randonnée initiatique dans les montagnes libanaises, ont aussi des allusions au grand auteur.
Crédits photo : De gauche à droite : Ismail Kadare, Dritëro Agolli, Lazër Stani et Aziz Nesin (kosta korçari, CC BY-SA 2.0)
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
Paru le 01/02/2006
190 pages
LGF/Le Livre de Poche
8,40 €
Paru le 02/12/1988
287 pages
LGF/Le Livre de Poche
8,90 €
Paru le 29/04/2003
216 pages
LGF/Le Livre de Poche
7,90 €
Paru le 01/10/1982
316 pages
Editions Gallimard
9,50 €
1 Commentaire
Félix
05/06/2025 à 23:24
Je connais l'oeuvre d'Ismail Kadaré depuis presque quarante ans maintenant.
En effet, j'avais acheté "Avril Brisé" ainsi qu'un autre livre en même temps - "L'herbe qui ne meurt jamais" de Yachar Kemal - et ce, à la librairie Le Cygne à Rose-Hill, à l'Île Maurice, avant mon départ pour le Canada.
Et ce qui m'avait frappé à l'époque, c'était les traits communs entre ces deux écrivains, l'un albanais et l'autre turc : si l'un racontait une histoire de vengeance et de lien de sang quasi-moyennâgeuse sur les plateaux de son pays communiste, l'autre situait celle des paysans du système montagneux de son pays aussi, sur la chaîne du Taurus dominant la Méditerranée.
Ce qui les unissait davantage, c'était la force de leur écriture individuelle et aussi le fait qu'ils étaient tous les deux honnis par le pouvoir gouvernemental en place de leur pays respectif. Pour Yachar Kemal, un faux-semblant de démocratie hérité de l'ancien empire ottoman, et pour Ismail Kadaré un système communiste hérité du système soviétique de l'époque d'entre les deux guerres mondiales.
Finalement, c'est bien la traduction de leurs oeuvres en langue française d'abord qui leur a apporté une notoriété et une reconnaissance quasi-universelles.