Dans la fosse commune de l’oubli, Georges Hyvernaud n’a non seulement rien fait pour l’éviter - en ne publiant que deux livres de son vivant - mais y a sauté à pieds joints. La Peau et les os (1949), court mais édifiant récit de sa captivité pendant la seconde guerre mondiale, puis Le Wagon à Vaches (1953), roman implacable de l’impossible réadaptation à une vie dite normale, prouvent que l’écrivain avait pris le parti non négociable d’une vérité humaine très difficile à vendre. Par Nicolas ACKER.
Mort en 1983, Hyvernaud a été depuis réévalué. Certains se sont mis à vénérer ses reliques et vérifier ses fonds de tiroir. C’est que la noirceur misanthropique et la lucidité féroce de son regard exercent encore aujourd’hui un étonnant pouvoir d’attraction.
Georges Hyvernaud n’aime pas mentir. Non qu’il manque d’imagination, mais il ne peut tout simplement plus supporter les spectacles mensongers de ce qu’on appelle par commodité la vie. Les grandes espérances, les promesses du destin et les folles ambitions, tout ça c’est fini. De vilaines bagatelles voilà ce que c’est. Du roman à l’eau de rose !
Tout avait bien commencé pourtant pour lui. Il y avait mis du sien, ce fils studieux d’ajusteur et de couturière charentais : major à l’École Normale d’Instituteur, enseignant passionné, fervent chroniqueur de revues littéraires. L’écriture le démange, il aimerait être (pourquoi pas ?) un de ces romanciers qui comptent. Et c’est en mari heureux et père d’une petite fille que Georges Hyvernaud, 38 ans, répond à la mobilisation générale en 1939. Mais la jolie fable de la méritante destinée s’arrête ici. Cela aurait pu être un beau roman feelgood. Mais non. La grande désillusion vient d’entrer sans frapper.
Hyvernaud est lieutenant quand il est fait prisonnier en mai 1940. Même pas le temps de riposter. Direction le Nord-est allemand en Poméranie dans un oflag, un camp pour officiers. Libéré cinq ans plus tard en janvier 45, il rentre bringuebalé dans des wagons à bestiaux avec dans les mains des carnets griffonnés de son écriture, à partir desquels il envisage de rendre compte de son expérience de captif réduit à l’inaction et au dénuement où l’on sépare plus vraiment le bien du mal.
Dès lors, une question taraude Hyvernaud : comment s’adresser à nouveau aux vivants ? Pourront-ils vraiment comprendre ce qu’un homme « qui a cessé d’être un homme » pendant 50 mois de captivité a vécu ? Il choisit d’ouvrir le récit sur son retour parmi les siens autour d’un déjeuner bien arrosé, qui très vite prend l’apparence d’un repas dominical des plus ordinaires. Un style parlé à l’accent célinien et des phrases brèves enfoncent le clou de la banalité des échanges.
Il faut se rendre à l’évidence : retranscrire l’expérience traumatisante qui a bouleversé la vie de l’auteur est mission impossible. Même les retrouvailles avec sa femme qu’il aime pourtant tombent à plat comme une scène ratée de cinéma. Face à ce cuisant constat d’échec, il ne rend pas pour autant les armes. Il fait appel à ses souvenirs et ses sensations les plus intimes pour contourner l’incommunicabilité. La suite de son récit nous replonge dans le camp, dans une sorte de flux de conscience dont l’allure désinvolte cache en réalité la méticulosité d’écriture d’Hyvernaud.
Un prisonnier de guerre est ce hamster qui court sans fin dans sa roue. Ça tue le temps comme ça tue ses illusions. La folie guette. La présence humaine des prisonniers se dilue chaque jour un peu plus devant les gardiens du camp pour qui un prisonnier n’est plus qu’un numéro, « une addition, une multiplication » à compter pour l’appel quotidien.
Hyvernaud rend compte de sa lutte mentale permanente pour ne pas sombrer dans la détestation de ses camarades et leurs obsessions absurdes, ne pas plonger définitivement dans la grivoiserie collective, à l’image du refrain obscène d’une chanson paillarde qui vient régulièrement ponctuer le texte. La vacuité et la promiscuité font vaciller les esprits les plus sains. C’est cette version des faits que veut donner Hyvernaud. Intime, triviale et confuse, la seule qui l’intéresse vraiment, celle qui est snobée par les historiens, celle où l’on éprouve « le retentissement de l’Histoire en l’homme. »
La vérité nue donc, pas de gras, rien que les os et la peau. Et surtout se méfier de la belle prose lettrée qui ment comme un arracheur de dents. « Curieux que, dès qu’on écrit, il nous vienne un besoin de mentir. C’est plus fort que vous ». En dessinant les contours de sa propre littérature, Hyvernaud est devenu méfiant. Il excommunie les belles lettres des gens bien, en ciblant l’université ou « la solide bourgeoisie, rentrée, décorée, diplômée », leur « rhétorique niaise » dont il a autrefois été dupe.
Il ne supporte pas l’engouement pour Charles Peguy et son « socialisme désamorcé ». La lecture n’apporte aucune consolation ou évasion temporaire. Il ne contient plus sa misanthropie, sans exception aucune. Ses congénères en prennent pour leur grade puisqu’ils adorent s’abrutir au cinéma, « ce grand bazar de l’hébétude, la chaude boutique du rêve tout fait, tout cuit, démocratique et standard ». La belote, la messe, les partis, aucune distraction narcotique ne peut faire le poids face au destin solitaire.
« Ce qui m’intéresse, c’est de dire sans tricher ce malheur mou, ce malheur bête où nous pataugeons ». L’enjeu est donc de rester au plus près de ses souvenirs dans une douloureuse sincérité. Ils sont pénibles à extraire ces souvenirs, car ils sont sanglés par la honte et la pudeur, « ils manquent de noblesse (…), ils sentent l’urine et la merde ». L’image qui reste gravée dans la tête d’Hyvernaud — et qui ressurgit parfois sans prévenir quand il marche dans la rue — prend la forme de longues rangées de pauvres types vissés aux cabinets, pantalon baissé, cul contre cul, essayant de se vider comme ils peuvent. On est loin de la geste résistancialiste de l’armée des ombres ou de l’exaltation martiale dont raffolent les états-majors.
Ni héros de guerre ni martyrs des camps de la mort, en somme. Pas de Bataille du Rail, pas de Nuit et Brouillard pour ces prisonniers. Force est de constater qu’ils ressemblent à des perdants gênants pour l’Histoire. L’armée en a honte, les civils les regardent d’un œil perplexe. Ils font pitié aux femmes avec leur tête de cocu.
À quoi servent-ils au juste ? « Je me sens oublié comme un mort à son enterrement », constate Hyvernaud. Le pire pour lui, c’est que même libéré, rien de change. La désillusion du monde qui l’a étreinte en captivité se poursuit dans la routine civile retrouvée. Cette amère sensation de l’absurde persiste, alors que « la vie se remet à couler dans ses vieilles petites rigoles ». Ces petites rigoles de la vie ordinaire seront l’objet d’une auscultation plus acerbe encore dans son roman suivant Le wagon à vaches.
Entre le monde et Hyvernaud, la rupture définitive est consommée. La conscience de sa réification, l’abstraction du temps (cette « matière vaine ») et le sentiment d’impuissance ont survécu en lui après sa libération et se réfractent désormais dans sa vie d’après.
En offrant la Peau et les Os à la postérité, bien conscient que son témoignage n’est qu’un fragment de vie minuscule, c’est un amer réquisitoire qu’il adresse à tous ceux qui s’intéressent à ce qui est arrivé au monde en ruine de 1945 :
« C’est cela le propre de notre époque : d’avoir profondément désorganisé le réel, de nous avoir fait perdre notre confiance dans les choses et les êtres dans la constance, la cohésion, la densité des choses et des êtres. »
Dans les dernières pages, Hyvernaud récrimine contre lui-même en évoquant le souvenir poignant du jeune Gokelaere, un élève discret de 16 ans qui avait tenté de tisser des liens d’amitié avec lui, le professeur, cherchant un guide voire un secours et qu’Hyvernaud n’a pas su percevoir. Pris en otage, le jeune homme a été fusillé et jeté dans une fosse parmi tant d’autres cadavres anonymes. Son nom, découvert par hasard dans le journal bouleverse l’auteur et imagine la poésie que le jeune homme aurait pu écrire. Les remords et les fantômes, en guise de fils barbelés, clôturent la ronde.
Raymond Guerin, qui signe la préface, ne s’y était pas trompé : « 150 pages, ce n’est pas beaucoup pour une pérégrination mentale qui a duré des années. Tout y est cependant ». C’est par l’entremise de l’auteur de L’Apprenti que la Peau et les Os sera publié en 1949. Guerin saura d’ailleurs s’en inspirer (excepté pour la concision !) pour écrire les 600 pages de son propre témoignage de guerre, Les Poulpes, publié en 1953.
Malgré les soutiens de prestige (Sartre, Martin du Gard, Cendrars), La Peau et les Os passera inaperçu. Il est probable qu’à sa publication, une prose aussi sèche et sans espoir a pu laisser le lecteur exsangue. Pourtant c’est l’inverse qui se produit aujourd’hui. Avec la lucidité fixe du voyant, Georges Hyvernaud secoue, inquiète, mais réveille.
En désenchantant le réel, avec la force de l’ironie et de la sincérité, il libère paradoxalement l’esprit. Et nous offre la définition du courage qu’il a découvert non pas devant les lignes ennemies, mais dans « le silence et la solitude, la plus silencieuse, la plus solitaire prise de conscience, l’épreuve la plus secrète : une déchirante et totale découverte de soi au fond d’une angoisse sans nom ».
Par Les ensablés
Contact : ng@actualitte.com
Paru le 01/04/1997
160 pages
Le Dilettante
15,00 €
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