Alors que le gouvernement lance une concertation entre développeurs d’IA générative et ayants droit culturels, une autre initiative se prépare à Paris : un hackathon citoyen organisé le 11 juin à la Maison de la Bretagne. Objectif commun : penser les rapports entre intelligence artificielle et création, mais selon des logiques bien différentes. Entre cadrage institutionnel et réflexion critique, deux visions de l’IA se dessinent.
Le 03/06/2025 à 18:27 par Hocine Bouhadjera
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03/06/2025 à 18:27
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Le 2 juin 2025, au ministère de la Culture, s’est tenue la réunion inaugurale du cycle de concertation co-organisé par Rachida Dati, ministre de la Culture, et Clara Chappaz, ministre déléguée chargée de l’Intelligence artificielle et du Numérique.
Ce dialogue, conduit conjointement par les deux ministères, réunit des représentants des développeurs de modèles d’intelligence artificielle générative et des représentants d’ayants droit issus des secteurs culturels et médiatiques. Côté livre, les structures représentatives du Syndicat national de l'édition (SNE) et du Conseil permanent des écrivains (CPE) ont été sollicitées pour participer.
Une structure moins consensuelle, comme la Ligue des auteurs professionnels, n'a certes pas été conviée, mais en tant que membre intersyndicale des artistes-auteurs, Éric Barbier portera, indirectement, sa voix. Il a été convié en tant que délégué syndical Syndicat national des journalistes (SNJ), mais a aussi été l'initiateur du Contre-sommet de l'IA.
Malgré tout, Stéphanie Le Cam, directrice de la Ligue des auteurs professionnels, questionne auprès d'ActuaLitté : « Les structures retenues sont issues de réseaux anciens. Elles ne représentent pas les nouvelles formes d’organisation ou les acteurs qui portent une parole renouvelée. Ce sont souvent les mêmes à qui l’on avait déjà confié les clés lors des discussions autour de la directive européenne de 2019. À l’époque, ils n’avaient rien vu venir concernant l’exception au text and data mining (TDM). Et aujourd’hui, on les retrouve en première ligne sur des sujets qu’ils n’ont pas su anticiper. »
Et non sans malice, de soulever : « La cerise sur le gâteau, c’est que certains de ces acteurs sont engagés dans un contentieux contre un des plus importants développeurs d’IA générative, Meta. D’un côté, ils s’affronteront dans les prétoires ; de l’autre, ils trinqueront ensemble autour de petits fours lors des réunions de concertation. »
En effet, le 3 juin 2025, le SNE, la SGDL et le SNAC ont assigné Meta devant le tribunal judiciaire de Paris pour usage massif et non autorisé d’œuvres protégées dans l’entraînement de ses modèles d’intelligence artificielle générative. Les plaignants dénoncent une violation du droit d’auteur et un parasitisme économique, exigeant notamment le retrait des données concernées. Une action qui s’inscrit dans le cadre du renforcement réglementaire imposé par l’AI Act européen, qui appelle au respect des droits culturels.
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L’objectif de ce cycle de concertation, selon les deux ministres : poser les bases d’un cadre sécurisé pour le développement d’une IA « de confiance », pleinement intégrée dans « notre modèle de société » et favorable à « notre économie ». Elles ont salué les premiers accords conclus ces dernières années entre certains acteurs, estimant qu’il s’agit là d’une dynamique encourageante, qu’il convient de renforcer.
En France, Le Monde et Prisma Media ont signé des partenariats avec OpenAI, tandis qu’Axel Springer, en Allemagne, et l’agence AP aux États-Unis ont, par exemple, fait de même. Ces contrats incluent l’usage sous licence de contenus et une rémunération. Une approche dont les limites sont pointées par plusieurs auteurs, notamment au sein de la Ligue des auteurs professionnels.
Le cycle de concertation « doit favoriser la compréhension réciproque des enjeux respectifs pour ces deux écosystèmes, la mise en lumière d'intérêts communs et l'identification de bonnes pratiques, en conciliant le respect du droit d'auteur et des droits voisins avec l'accès à des données de qualité pour le développement des modèles d'IA générative ».
Après la première présentation de ce 2 juin, une première réunion est prévue en juillet, suivie de deux rencontres en septembre, deux autres en octobre, et d’un rapport conclusif en novembre. Les réunions seront consacrées, selon le communiqué commun des deux ministères, à l’approfondissement de plusieurs thématiques jugées structurantes : la valorisation des données issues des filières culturelles et médiatiques, l’identification de bonnes pratiques en matière de négociation d’accords de licences, l’étude de la faisabilité de divers dispositifs de rémunération, ainsi que l’amélioration des mécanismes d’expression du droit d’opposition (opt-out), dans le but d’en renforcer la lisibilité et la prise en compte par les tiers.
« Ce format, structuré en cinq réunions, permettra-t-il de bâtir un avenir partagé, ou ne sera-t-il qu’un exercice arbitraire, face au manque de concertation ? », s'interroge Stéphanie Le Cam, directrice de la Ligue des auteurs professionnels.
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Il est précisé que ce processus de concertation n’a pas vocation à formuler des recommandations sur des sujets relevant de négociations actuellement menées au niveau européen. Deux axes majeurs échappent ainsi à son champ d’action : d’une part, l’articulation entre le secret des affaires et l’obligation de transparence, telle que prévue par le futur Règlement européen sur l’intelligence artificielle. Il impose une transparence sur les modèles et leurs données d’entraînement, ce qui soulève des tensions avec la protection du secret des affaires. Le sujet relève actuellement des négociations européennes.
D’autre part, la mise en place d’un registre européen unique d’opt-out, également prévue par ce Règlement, qui permettrait aux titulaires de droits d’exprimer leur opposition à l’exploitation de leurs contenus protégés par des systèmes d’IA, notamment dans le cadre du text and data mining (TDM). L’enjeu est de créer un outil centralisé à l’échelle de l’Union européenne, assurant la visibilité, l’accessibilité et l’efficacité de ce droit d’opposition.
Pour piloter ce cycle, Marc Bourreau, docteur en économie et professeur à Télécom-Paris (Institut Polytechnique de Paris), et Maxime Boutron, maître des requêtes au Conseil d’État. Les personnalités qualifiées auront également la possibilité d’auditionner des entités ou individus dont l’expertise sera jugée utile. En outre, les développeurs d’IA générative et les représentants d’ayants droit n’ayant pas été initialement associés à cette concertation pourront manifester leur souhait de contribuer à la réflexion, explique par ailleurs le communiqué conjoint du ministère de la Culture et de l'Économie des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique.
Les parties prenantes pourront par ailleurs s’appuyer sur les réflexions déjà en cours, notamment les travaux menés par le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) dans le cadre de la mission relative à la rémunération des contenus culturels utilisés par les systèmes d’IA. Les conclusions de cette mission sont attendues pour le début de l’été.
Afin d’apporter des éléments de réponse à la question de la transparence, Rachida Dati, a récemment confié au CSPLA deux missions spécifiques. La première consiste à analyser précisément les dispositions du futur Règlement européen sur l’intelligence artificielle en matière de transparence. La seconde vise à proposer des pistes concrètes pour garantir que, dans chaque secteur culturel — musique, livre, audiovisuel, etc. —, les créateurs puissent bénéficier d’une protection effective lorsque leurs œuvres sont utilisées par des systèmes d’IA.
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Concernant l’identité des trente participants à ce cycle de concertation – quinze représentants des développeurs d’IA générative et quinze issus des ayants droit culturels –, Bercy nous a indiqué ne pas être en mesure de les communiquer pour l’instant. La rue de Valois, quant à elle, n’a pas répondu à nos sollicitations.
À la suite de l’annonce, en avril dernier, du lancement d’un cycle de concertation entre développeurs d’intelligence artificielle générative et ayants droit issus des filières culturelles et médiatiques, Maïa Bensimon — secrétaire générale du Conseil permanent des écrivains (CPE), déléguée générale du Syndicat national des auteurs et des compositeurs (SNAC) et vice-présidente de l’European Writers’ Council (EWC) — appelait dans ActuaLitté, au nom du SNAC, à « sortir du degré zéro de l’engagement ». Selon elle, l’AI Act demeure trop général dans son approche et ne répond pas suffisamment aux enjeux spécifiques du droit d’auteur. Elle regrette par ailleurs que la charte sur l’IA, issue d’un précédent sommet et saluée par l’ensemble du secteur, n’ait pas été reprise dans le cadre actuel.
Stéphanie Le Cam, directrice de la Ligue des auteurs professionnels, pointait de son côté un déséquilibre structurel : « Tous les ayants droit ne disposent pas des mêmes moyens. Les auteurs du livre sont en première ligne, mais les plus fragiles économiquement. » Elle a insisté sur le manque de reconnaissance : « Le mot "créateur" disparaît des discours. Ce n’est pas un hasard », jugeait-elle.
Le mécanisme d’opt-out, pourtant prévu par l’AI Act, a par ailleurs été jugé inefficace par cette dernière : « En l’absence d’un retour à l’opt-in, les auteurs se retrouvent dépossédés de leur droit fondamental à décider des usages de leurs œuvres », regrette-t-elle. Du côté des organisations, on attend des mesures concrètes : des licences adaptées, une rémunération juste et des garanties sur l’usage des œuvres. « L’intelligence artificielle sera encore là demain, c’est certain. Mais nous devons agir maintenant », rappelle Maïa Bensimon. Les enjeux ne seraient pas que juridiques : il en va aussi de la reconnaissance symbolique et économique du travail créatif.
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Le 11 juin cette fois, un tout autre rendez-vous s’annonce à la Maison de la Bretagne à Paris. À l’initiative de chercheurs, artistes, juristes et syndicalistes, un hackathon citoyen viendra prolonger les réflexions amorcées lors du Contre-sommet de l’IA organisé en février, en parallèle du sommet international tenu au Grand Palais.
Là où l’État met en avant le dialogue entre écosystèmes économiques, les participants du hackathon veulent dresser un bilan critique : impact environnemental des modèles, biais systémiques, menaces sur la démocratie, fragilisation du tissu culturel. Autant de questions que les travaux institutionnels abordent peu ou pas, jugent les organisateurs de l'événement.
Crédits photo : Mike MacKenzie, CC BY 2.0
Par Hocine Bouhadjera
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