Moi qui n’ai pas connu les hommes (stock) est le livre qui contient le monde – dans tous les sens du terme. Du monde (des gens) ; des mondes (des univers). Tout y est dans cette magie qui nous assemble et nous transcende ; tout y figure dans cet avilissement qui nous infecte et nous isole : l’humaine condition dont l’unique échéance est la mort.
Le 02/06/2025 à 10:43 par Martine Roffinella
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Publié le :
02/06/2025 à 10:43
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Le roman, qui est une réussite sur tous les plans, conquiert sans cesse de nouvelles générations de lectrices/teurs : paru initialement en 1995, il est réédité en 2025, toujours chez Stock, et connaît un fort succès.
Jacqueline Harpman, nous explique Julia Malye dans sa Préface, a « toujours refusé de répondre aux nombreuses questions » que soulève son roman, et que l’issue de l’histoire laisse en suspens — nous obligeant à garder nos interrogations dans un coin de tête, non sans quelque appréhension parfois.
Car après tout, quand on songe à la menace maintes fois brandie d’un recours à l’arme nucléaire, qui nous dit que pareille destinée ne nous attend pas ? Ici, elles sont quarante à nous tenir en haleine, uniquement des femmes qui n’ont aucun lien entre elles, faites prisonnières « aux quatre coins du pays, et même de plusieurs pays ».
On les séquestre dans une sorte de cave, « une grande salle souterraine où personne ne [peut] se dissimuler aux autres » — jusqu’aux besoins naturels qu’il faut satisfaire en public et sous la surveillance constante des gardiens qui se succèdent par série de trois. Ces femmes sont régulièrement nourries, mais nul ne leur explique qui les a enlevées et pourquoi.
Probablement droguées pendant et après leur capture, elles ignorent même comment elles sont arrivées là ; on les met « en réserve pour quelque chose ». Mais quoi ? Il leur est interdit de se toucher, et même de se suicider. « Ils veillaient à nous garder en vie, ce qui fit croire aux femmes qu’ils voulaient les utiliser de l’une ou l’autre façon, qu’il y avait des projets », explique la narratrice, appelée « la petite » car c’est la plus jeune à avoir été enlevée, mais sans sa mère, alors qu’elle était encore une enfant.
Au moment où nous prenons le récit, c’est-à-dire à celui où sa mémoire « commence avec [s] a colère », les quarante femmes sont enfermées « depuis tellement d’années qu’elles [ont] perdu le décompte du temps » ; elle-même se repère à ses changements corporels — même si elle n’aura jamais de règles. Cet élément crucial du récit est tout à fait plausible, car je me souviens bien qu’à l’époque où je menais des ateliers d’écriture en maison d’arrêt, certaines très jeunes femmes me racontaient en effet que depuis leur incarcération, leurs règles avaient complètement disparu.
Cette différence d’avec les autres prisonnières qui, plus âgées, ont « presque toutes des menstrues », alimente en réalité le sentiment d’injustice et de tromperie que « la petite » ressent. Quand elle veut être instruite sur ce qu’était la vie avant l’enfermement, et surtout comprendre à quoi est destiné son corps, les femmes éludent : « À quoi te servirait-il de savoir ? » Mais « la petite » a besoin de se « créer une illusion où loger la détresse » ; elle a soif de connaissances, même si ces dernières sont douloureuses.
Car rompre avec l’ignorance n’est pas sans danger – ce d’autant plus que « la petite » devient, par son jeune âge et son obligatoire virginité, le réceptacle-souvenir de l’entière communauté des femmes : la dernière d’entre toutes. Parmi celles que nous rencontrons, il y a la figure saillante de Théa, laquelle finit par accepter son rôle dans la transmission de ce qui fut et lui apprend notamment à calculer sans papier ni crayon, au moyen des battements du cœur.
De cette façon, « la petite » parviendra à évaluer le temps et deviendra « une horloge vivante » : « Nous avions une heure à nous, qui n’avait rien à voir avec le temps de ceux qui nous tenaient enfermées, nous retrouvions notre qualité d’êtres humains. » Tout cela aurait pu durer jusqu’à ce que la mort vienne éliminer une à une ces quarante détenues.
Mais il se produit un événement qui, croit-on, va tout changer : au moment où l’un des gardiens introduit la clé dans la serrure de la grille qui les enferme, un vacarme se fait entendre, la sirène d’alarme retentit. Les geôliers s’enfuient à toutes jambes. Le trousseau de clés a donc été abandonné : les quarante femmes peuvent enfin vivre la liberté.
« J’étais possédée par un bonheur sauvage qui ne tenait compte que de lui-même », dit d’abord la narratrice, s’élançant la première hors de la cave, bientôt suivie de Théa et de Dorothée, puis d’Annabelle qui, comme beaucoup d’autres, a peur « au milieu d’une terre inconnue […], mal à l’aise, après la cage familière, devant l’immensité immobile d’où ne [vient] aucun signe ».
D’après les évolutions physiques observées sur « la petite », les quarante femmes étaient enfermées depuis plus de douze ans, et cette soudaine liberté peut s’avérer terrifiante. Il ne faudra d’ailleurs pas longtemps pour s’apercevoir qu’être libre, c’est parfois seulement « changer de prison ». L'observation m’a de nouveau ramenée à l’époque où je menais des ateliers d’écriture à la maison d’arrêt de Laval, côté hommes cette fois.
Les détenus avaient écrit une pièce de théâtre, Le Dernier Tour de place, dont le personnage principal s’appelait Quidam. Ce Quidam parvenait à prouver de façon assez imparable que lui, en prison, jouissait de davantage de liberté que nous, à l’extérieur, derrière nos barreaux invisibles. Dans le roman de Jacqueline Harpman,
Moi qui n’ai pas connu les hommes, dont il est difficile d’en révéler davantage sans tout « divulgâcher », comme dirait l’ami Augustin Trapenard (Que s’est-il passé ? Sur quelle planète sont-elles ? Vont-elles rencontrer d’autres humains ?), cette interrogation à propos de l’affranchissement comporte mille et une ramifications, dont celle débouchant sur notre raison d’être face à une absolue solitude, et devant une destinée où « survivre n’est jamais que reculer le moment de mourir ».
Toutes ces femmes auxquelles nous nous attachons beaucoup témoignent d’un grand courage — et je me demande bien ce que j’aurais fait parmi elles — Hélène, Rosette qui sait si bien chanter, Germaine, Bernadette, Marie-Jeanne, Marguerite, Elizabeth, Laurette… Aurais-je été capable de leur flamboyante lucidité ? Jacqueline Harpman nous a transmis un trésor où il faut sans cesse venir puiser pour que chaque geste de la vie que nous accomplissons trouve un sens.
Quant à savoir « à quoi servent les hommes », chacune trouvera sa réponse, ou pas, dans le mot « soulèvement » que leur existence suscite chez celle qui ne les a pas connus – « maîtresse du silence » sous un ciel qui « ne meurt pas ».
Par Martine Roffinella
Contact : martineroffinella@gmail.com
Paru le 30/04/2025
266 pages
Stock
19,90 €
6 Commentaires
JFB
02/06/2025 à 20:55
Je pense qu'il serait intéressant et juste de préciser que Jacqueline Harpman est une écrivaine belge. Comme Henry Bauchau qui, comme elle, était psychanalyste.
Marianne puttemans
03/06/2025 à 21:15
Merci pour ce bel article qui rend bien grâce à ma mère. Elle aurait été très heureuse de vous lire.
Martine Roffinella
03/06/2025 à 22:06
C'est avec beaucoup d'émotion que je prends connaissance de votre commentaire. Un honneur pour moi. Merci infiniment.
J.Cutler
05/06/2025 à 14:01
Titre bidon et fourre-tout. C'est çà la nouvelle littérature? Pas envie de lire, le titre en dit trop ou pas assez.
Martine Roffinella
06/06/2025 à 11:01
Je n'ai évidemment ni la richesse de votre vocabulaire, ni votre élégance d'expression - et c'est tant mieux. Car si vous exécrez mon titre, qui fait simplement référence à la réédition du livre déjà paru en 1995, moi je méprise la violence gratuite dont vous vous faites l'écho : c'est elle et sa trivialité qui causent beaucoup de tort à la littérature.
Marianne Puttemans
06/06/2025 à 22:29
Le titre est en réalité une phrase qui est à la fin du livre. Comme vous le savez surement, les auteurs ne choisissent pas toujours les titres de leurs livres. Ce titre est, je le concède, assez flou. Quand il parait en 1995, il est évident pour tout le monde que les hommes sont à prendre au sens anthropologique du mot : l'humanité. 30 ans plus tard, le titre a une valeur différente mais qui aurait, j'en suis certaine, bien plu à ma mère. Mais comme elle n'est plus là pour l'expliquer, je crois qu'il faut lire le livre avant d'avoir un avis sur son titre. bonne soirée