La finalement peu connue guerre des paysans (1524-1526), vaste soulèvement populaire contre l’ordre féodal, porta des revendications sociales et religieuses inédites, avant d'être brutalement réprimée. Un épisode « hors normes », complexe, qui résonne encore avec les luttes contemporaines assurent d'éminents historiens, parmi lesquels le grand spécialiste de l'histoire de l'Alsace, Georges Bischoff.
Le 24/05/2025 à 13:19 par Hocine Bouhadjera
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24/05/2025 à 13:19
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Dans le cadre des Imaginales 2025, il a évoqué l'un des soulèvements populaires les plus vastes et les plus violents de l'Europe moderne, accompagné d'un spécialiste de la question, Paul Christophe Abel, et du producteur de documentaires entre histoire et imaginaire, Alexis Metzinger.
La guerre des paysans allemands éclate officiellement en mars 1525 avec la rédaction des Douze Articles à Memmingen - véritable manifeste social et théologique. Parmi les demandes : l'abolition du servage, la liberté de pêche et de chasse ou encore le droit de choisir leurs pasteurs.
Ce conflit trouve ses racines dans les premiers soulèvements de l’été 1524, notamment dans la région de Stühlingen, au sud de la Forêt-Noire. À cette époque, des groupes de paysans se mobilisent face à des conditions de vie jugées insupportables : corvées abusives, multiplication des taxes, spoliation des biens communaux - forêts, rivières, pâturages -, et surtout l’impôt de la mainmorte, qui, au nom du droit seigneurial, empêche les héritiers d’un serf défunt de recueillir son bien, au profit du seigneur. Un impôt alors dénoncé comme antichrétien, en contradiction avec les principes de l'Évangile.
Les paysans, accablés, sont inspirés par les idées de la Réforme protestante, notamment celles de Martin Luther, pour revendiquer des réformes.
Dès les premiers mois, les paysans se regroupent en bandes organisées (les Haufen), pillent des châteaux ou des abbayes et s’unissent parfois à des serfs affranchis ou à des citadins. Certains insurgés ont servi dans les armées d’Italie ou de France, ce qui leur confère une expérience militaire utile pour structurer les troupes. Des chefs sont élus, les revendications sont articulées collectivement, et les insurgés établissent des alliances régionales. Dès l’automne 1524, plusieurs zones de Souabe passent temporairement sous leur contrôle, marquant une extension rapide du mouvement vers la Franconie, l’Alsace et la Thuringe.
Le soulèvement atteint son apogée au printemps 1525, avec des foyers actifs jusqu’en Autriche et en Suisse alémanique. Le moment choisi pour agir avec cette détermination n’est pas anodin, selon Georges Bischoff : « Le déclenchement a lieu au moment de Pâques, période de grands rassemblements et de fêtes communautaires, la fin de l’année agricole, quand on vide les caves, dans une agitation joyeuse. Ça contribue de manière efficace à faire monter la mayonnaise », analyse Georges Bischoff. Un climat qui contribue à l’unité du mouvement, peut-être, mais une chose est certaine, selon l'historien et ses deux complices : loin d’un soulèvement spontané, il s’agit d’un projet structuré : « L’explosion n’est pas liée à du conjoncturel, mais à un programme. Ce ne sont pas des jacqueries », assure l'Alsacien.
Sa région natale, qui occupe une place particulière dans ce conflit, mêlant forte mobilisation paysanne, tensions religieuses alimentées par la Réforme, et répression violente. Si au départ, des moines sont, au maximum, tourmentés, des massacres perpétrés servent à justifier la répression sans pitié des autorités. En définitive, la guerre des paysans a mobilisé près de 300.000 insurgés, principalement en Allemagne du Sud, en Suisse alémanique, dans l’Alsace, la Thuringe, la Franconie, le Tyrol, le Wurtemberg et l’Autriche occidentale.
Si les insurgés ont pris le contrôle de plusieurs villes et châteaux, la révolte a été brutalement réprimée par les forces de la Ligue de Souabe et d'autres armées princières. La bataille décisive a eu lieu à Frankenhausen en mai 1525, où les troupes paysannes dirigées par Thomas Müntzer ont été écrasées.
Le duc Antoine de Lorraine, figure de proue du catholicisme militant, entre brutalement dans le conflit. « C’est le bon élève de l’Église catholique », souligne Paul Christophe Abel, rappelant que Metz et son évêché voient circuler les idées luthériennes. Cet Antoine, issu d’une famille fidèle à Rome et marqué par une éducation pieuse, mène une campagne particulièrement violente. Elle culmine avec la tragédie de Saverne, « le massacre le plus sanglant de toute la guerre des paysans », d'après l'historien. Les paysans se rendent, et les soldats les massacrent : 8000 morts dans les rues, au minimum...
La première véritable grande confrontation militaire en Alsace a lieu à Scherwiller, où 500 soldats lorrains sont tués. Alerté par la gravité de la situation, le bailliage d’Allemagne fait appel au duc de Lorraine, qui sollicite son frère Claude de Guise, général en France. Une armée en Champagne, dont certains soldats sont de retour de la bataille de Pavie, est alors rassemblée. Le duc temporise, attendant l’aval de Louise de Savoie, régente du royaume en l’absence de François Ier, prisonnier à Madrid. Finalement, une armée franco-ducale hétéroclite entre en scène, composée de troupes venues d’Italie, d’Espagne, de l’Anjou, du Maine, et même d’un escadron de 300 Albanais. La première opposition directe a lieu à Herbitzheim.
La répression est d’une ampleur inédite : « 20 à 30.000 morts en Alsace, sur un total de 100.000 tués dans l’ensemble du Saint-Empire », rappelle Georges Bischoff. Pourtant, « vingt ans plus tard, l’Alsace est la région la plus prospère », observe ce dernier, avec un ton aussi amer que lucide. « Plus une seule trace de ces massacres abominables. » Le tissu démographique se reconstitue rapidement. « La relève était là : des hommes dans la force de l’âge ont été remplacés, les dégâts matériels sont restés limités – quelques villages brûlés, point barre. »
À long terme, cette violence engendre un changement profond : « Un cadre rendu plus fluide : l’État impose une amende à tout le monde, un impôt égalitaire. L’égalité a été atteinte ! », commente Georges Bischoff, entre ironie et constat historique. L’élite, elle aussi, s’est ajustée. « On a eu une énorme trouille, alors on s’est disciplinés. Des greniers à grain sont construits, des lois sont votées pour que la polis fonctionne au mieux. »
Cette nouvelle ère s’installe sous le signe du droit. « Le monde se judiciarise : tout passera désormais par les tribunaux. On est entrés dans l’époque moderne. » La paix civile tient, jusqu’à ce qu’un siècle plus tard, la guerre de Trente Ans vienne tout bouleverser. « Elle sera un traumatisme d’autant plus fort… », conclut l'historien, en miroir de cette première explosion sociale.
Le Bundschuh – littéralement « le soulier paysan » – avait surgi dès 1493, avec un premier soulèvement dans le sud-ouest de l’Allemagne. Comme le rappelle Paul Christophe Abel, il s’agit alors d’un mouvement matérialiste, enraciné dans les revendications sociales, auquel se greffe peu à peu une dimension religieuse - développement des courants dits protestants. Ce qui se joue là, c’est déjà la révolution de l’homme du commun.
« Ce n’est pas une révolte, mais une révolution, avec une déclaration qui proclame que Dieu a créé les hommes libres, égaux et fraternels », assure Georges Bischoff. Un discours de justice sociale qui précède de trois siècles la Déclaration des droits de l’homme. Les paysans dénoncent une seigneurie devenue « entreprise capitaliste », selon les mots de l’historien Peter Blickle, et réduite à « faire du cash », comme le résume Georges Bischoff, entre les mains de notables ou de riches évêques.
Parallèlement, l’État moderne prenait déjà forme, avec son cortège d’ordonnances, d’impôts, de conscriptions et de tribunaux. Le besoin de financer des canons et de recruter des mercenaires impose la levée de subsides – et la mise en place d’un appareil judiciaire pour contraindre ceux qui refusent de payer. L’essor de l’imprimerie agit comme un catalyseur : elle permet une diffusion horizontale des idées, tout en renforçant le pouvoir des élites. « Horizontale parce qu’elle touche tout le monde, jupitérienne parce qu’elle reste hiérarchisée », précise l'historien alsacien.
Face à l’image caricaturale d’un peuple obscur et soumis au Moyen Âge, Alexis Metzinger rappelle que les paysans développent « un discours religieux et social très sensible », loin des clichés véhiculés, par exemple, par le cinéma. L’image du villageois baragouinant, façon Nom de la rose de Jean-Jacques Annaud, est une projection.
Le concile de Bâle, au XVe siècle, constitue une tentative de réforme catholique depuis l’intérieur, qui échoue. « La religion n’est plus un simple bain culturel, elle devient objet de réflexion critique », observe Paul Christophe Abel. C’est dans ce contexte que surgissent les figures de Luther, Zwingli ou Müntzer, chacun portant une vision différente de l’Évangile, mais tous prônant un retour au texte.
La révolution paysanne de 1525 s’est ancrée dans cette mutation : « Élire son pasteur, construire une assemblée fraternelle… tout cela révèle une culture politique réelle », insiste Georges Bischoff. L’influence du droit romain, remis au goût du jour pendant la Renaissance, renforce l’idée que « ce qui concerne tout le monde doit être discuté par tout le monde ». À Strasbourg, comme dans certaines villes d’Italie, la notion de res publica – la chose publique – reprend corps.
En 1518, un imprimeur de Strasbourg utilise le mot « utopie » pour désigner un bien commun, en écho à la publication de L’Utopie de Thomas More, sous la protection d’Érasme. « La guerre des paysans, c’est une utopie en marche », conclut Georges Bischoff.
Crédits photo : ActuaLitté (CC BY-SA 2.0)
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