Voici un nouveau venu dans la superbe collection La bibliothèque des illustres, publiée en partenariat par les éditions Perrin et la Bibliothèque nationale de France : Talleyrand. Cette biographie signée Charles-Éloi Vial est remarquable à plusieurs égards. Archiviste paléographe, docteur habilité en histoire et conservateur au département des Manuscrits de la BnF, l’auteur nous donne à connaître un homme de contradictions — comme tout un chacun — qui poursuivait deux grands buts dans la vie : lui-même, et l’idée qu’il se faisait de la France, et plus largement de l’Europe à construire.
Le 19/05/2025 à 15:48 par Audrey Le Roy
2 Réactions | 246 Partages
Publié le :
19/05/2025 à 15:48
2
Commentaires
246
Partages
Né sous Louis XVI, mort sous Louis-Philippe, Talleyrand aura marqué quatre monarchies, une République et un Empire. Considéré par Alphonse de Lamartine comme un authentique précurseur de l'Entente cordiale, il est surtout connu grâce aux témoignages de ses contemporains : en bon diplomate avisé, il avait pris soin de détruire la plus grande partie de ses papiers.
Ce livre illustré met en évidence, s’il le fallait encore, que « sa trajectoire prouve que l’on ne s’improvise pas négociateur, mais qu’on le devient ».
De son enfance, nous ne connaissons pas grand-chose. Comme la plupart des enfants nobles, il fut mis en nourrice, tandis que ses parents hantaient les couloirs du château de Versailles. Destiné à devenir ecclésiastique — afin de ne pas faire perdre à sa famille les 560.000 livres de rente annuelle — et ce malgré une absence totale de vocation, il fut ordonné sous-diacre le 1er avril 1775, nommé chanoine de la cathédrale de Reims le 3 mai suivant, et assista, le 11 juin, au sacre de Louis XVI.
Cette voie, bien que peu exaltante, était néanmoins moins dangereuse que de courir les champs de bataille, surtout avec un pied bot. Cette fonction lui permit par ailleurs d’apprendre à afficher une impassibilité à toute épreuve et de côtoyer des personnalités de tous bords, ce qui fut pour lui une précieuse période d’observation de la nature humaine. Cette capacité à cerner rapidement les gens qui l’entouraient fut un atout majeur dans ses futurs succès diplomatiques.
Il commença sa carrière politique en jouant l’intermédiaire entre Calonne et Mirabeau. Ce dernier, fait du même bois, se méfia rapidement de lui : « Pour de l’argent, il vendrait son âme, et il aurait raison, car il troquerait son fumier contre de l’or. »
Nommé évêque d’Autun le 2 novembre 1788 — un évêché qui lui rapportait 56.000 livres par an — il fut assez logiquement élu, le 2 avril suivant, représentant du clergé pour les fameux États généraux à venir. Comme le dira Benjamin Constant : « Entré dans l’Assemblée constituante, il se réunit tout de suite à la minorité de la noblesse, et prit sa place entre Sieyès et Mirabeau. Il était peut-être de bonne foi, car tout le monde a été de bonne foi à une époque quelconque. »
Si l’on peut reprocher à Talleyrand, sans se tromper, son avidité, le fait qu’il soit devenu membre de la « Société des Trente » — favorable à l’abolition des privilèges — et qu’il ait participé à la rédaction de la Déclaration des droits de l’homme montre que sa réussite personnelle n’était pas sa seule motivation. Beaucoup autour de lui ont perdu la tête ; s’il sauva la sienne, c’est qu’à la différence d’un Danton ou d’un Robespierre, Talleyrand était un homme de l’ombre et non un orateur aimant la tribune. « En somme, il s’exprimait comme un politicien gestionnaire, et non en populiste briguant le pouvoir. »
Homme de contradiction, comme nous l’avons dit, celui qui avait défendu les possessions temporelles de l’Église proposa à l’Assemblée leur nationalisation, prouvant — selon la lecture qu’on souhaite en faire — qu’il savait remettre en question ses idées. Le 29 décembre 1790, il prêta serment à la Constitution civile du clergé avant de démissionner de son évêché le 13 janvier 1791, sans, naturellement, prendre la peine d’en informer le pape. Mais à situations exceptionnelles, mesures exceptionnelles…
Convaincu que, pour obtenir la paix, il fallait préparer la guerre, il soutint le projet de réarmement du comte de Narbonne, son ami et ministre de la Guerre. Envoyé officieusement à Londres pour œuvrer à une alliance entre la France, l’Angleterre et la Prusse, il fit plusieurs allers-retours pour rendre compte au gouvernement. De retour à Paris au moment de la chute de la monarchie, et ayant appris que sa correspondance avec Mirabeau avait été découverte dans la fameuse armoire de fer, il se fit discret et retourna en Angleterre. De là, il embarqua le 2 mars 1794 pour Philadelphie.
Ne goûtant guère aux charmes de la campagne américaine — à l’instar de Chateaubriand —, il préférait écouter et parler politique et il fit une fois encore preuve d’une grande clairvoyance en écrivant : « Du côté de l’Amérique, l’Europe doit toujours avoir les yeux ouverts et ne fournir aucun prétexte de récrimination ou de représailles. L’Amérique s’accroît chaque jour. Elle deviendra un pouvoir colossal. »
De retour en France à l’été 1796, il adopta aussitôt la cocarde tricolore, sans s’encombrer de nostalgie pour le régime passé, prêt à s’adapter au monde en marche. Il faut croire qu’il avait raison, car il fut nommé ministre des Relations extérieures au début de l’année 1797. Estimant probablement son salaire insuffisant, il devint expert dans l’art de toucher des pots-de-vin : les estimations les plus basses évoquent 60 millions de livres engrangés — mais selon Barras, ce serait plutôt 117 millions jusqu’en 1815. De quoi vivre confortablement.
Sa rencontre avec Bonaparte fut déterminante, pour le meilleur et pour le pire. L’historien note justement que les contraires s’attirent : Talleyrand était réfléchi, pondéré, discret, tandis que Bonaparte était homme d’action, de verbe et d’exaltation. Si les qualités et les défauts de l’un et de l’autre les rapprochèrent dans un premier temps, ils finirent par les éloigner... Devenu empereur, Napoléon devint jaloux de son autorité et profondément méfiant. N’est-ce pas le lot de tous les tyrans de devenir paranoïaques ?
Vous l’aurez compris, Talleyrand était un homme de paix ; Napoléon, un homme de guerre. Talleyrand comprit rapidement l’instinct guerrier de son maître : « Il fut probablement le premier à comprendre que l’Empereur voyait trop grand, trop loin, et qu’il commettait des erreurs. » On a pu lui reprocher d’avoir trahi Napoléon, vendu des secrets à ses ennemis contre des espèces sonnantes et trébuchantes. Mais fallait-il, conscient de la chute imminente de l’Empereur, le suivre dans la tombe ?
La réponse est non, assurément. Talleyrand avait encore d’autres ambitions pour la France — sinon pour lui-même.
Talleyrand était certes un homme changeant, fasciné par l’argent, libertin, ayant en somme de nombreux vices. Il n’en était pas moins un homme qui sut rester fidèle au grand projet qu’il avait élaboré pour la France. Dans sa recherche permanente de l’équilibre diplomatique en Europe, il savait que la France avait un rôle majeur à jouer.
C’est d’ailleurs à ce titre qu’il s’imposa comme une figure centrale du Congrès de Vienne en 1815, réussissant l’exploit de réintégrer la France vaincue dans le concert des nations. Il fut indéniablement l’un des grands artisans du traité de paix qui posa les bases, encore fragiles, de la construction européenne.
On serait tenté de résumer sa trajectoire par la maxime bien connue : « La fin justifie les moyens. » Pourtant, il serait plus juste de dire qu’il incarna une éthique du réalisme politique : celle où les compromis, parfois discutables, servent une vision plus large — celle de la stabilité, de la paix, et de l’intérêt national.
Un ouvrage incontournable pour découvrir l’un des esprits les plus brillants et les plus énigmatiques de la France moderne.
Par Audrey Le Roy
Contact : aleroy94@gmail.com
2 Commentaires
perkeo
20/05/2025 à 08:50
J'ai découvert le personnage quand j'étais enfant, à l'occasion d'une rediffusion de Joséphine ou la comédie des ambitions, avec un génial Daniel Mesguich en Napoléon. La phrase "vous êtes de la merde dans un bas de soie" m'avait fait beaucoup rire et m'est restée en mémoire.
C'est dommage que Talleyrand ait détruit ses papiers. Mais qui sait, peut-être qu'il a déclaré avoir tout détruit pour qu'on le laisse en paix, et qu'un jour quelqu'un va retrouver quelque chose au fond d'une bibliothèque ou d'une vieille maison.
Anjo
22/05/2025 à 07:35
Il a trouvé ça tout seul?