Le 15 mai, les Prix de la Porte Dorée 2025 ont été décernés lors d’une cérémonie empreinte d’émotion, rythmée par les sons de la contrebasse et de la clarinette, et portée par des prises de parole engagées, à l’image du Musée de l'histoire de l'immigration. Instituée dès 2010 pour la catégorie littérature, cette récompense littéraire distingue des œuvres abordant les thématiques de l’exil, des parcours migratoires, des identités plurielles et de l’altérité. Des questions inflammables dans la France de 2025...
Le 16/05/2025 à 18:42 par Hocine Bouhadjera
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16/05/2025 à 18:42
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La directrice de l'institution ouverte en 2007, Constance Rivière, en est convaincue : « Seule la force d’un récit peut véritablement toucher et éveiller les consciences. Une statistique ne bouleverse pas profondément, alors qu’une histoire, incarnée, vécue, peut le faire. » « À travers les années, les questions de migration, d’identité, de ce qui fait nation, de ce qui fait pays, ont traversé tous nos débats. Et peut-être, au fond, ce sont ces récits-là, transmis avec justesse et sensibilité, qui finiront par nous sauver des discours de repli, des prophètes de malheur », continue-t-elle.
Auprès d'ActuaLitté, présent à la cérémonie, cette dernière précise : « Ce qui m’a frappée chez les lauréats de cette édition, c’est ce point commun : la poésie comme forme de résistance politique, comme manière d’ouvrir d’autres récits, d’autres regards. » Le jury littéraire, présidé par Rachid Benzine, a consacré Caroline Hinault pour Traverser les forêts, paru aux éditions du Rouergue.
Dans son texte, la romancière bretonne réunit trois femmes dans la dernière forêt primaire d’Europe, à la frontière polono-biélorusse. Véra, exilée, Nina, revenue sur les traces de son passé, et Alma, migrante en fuite, ignorent encore que leurs destins vont s’y croiser. La forêt devient le théâtre d’un huis clos à ciel ouvert, entre violence géopolitique et quête intérieure. Inspiré d’événements survenus en 2021, le roman déploie une langue poétique, embarcation fragile mais tenace pour naviguer entre l’intime et les remous de la grande Histoire : « Elles cherchent toutes une porte dorée, celle qui ouvre sur un territoire de paix et de liberté, mais aussi celle, plus secrète, des rêves et des espoirs intimes », résume son autrice.
La lauréate nous confie : « Ce qui m’a profondément émue, c’est le paradoxe du Musée de l'histoire de l'immigration : en interrogeant l’histoire coloniale, il est devenu un espace de rapport à l’autre, de lien et de transmission. » Et de mettre en évidence : « Mon roman parle de frontières – ces lignes mouvantes, poreuses, parfois meurtrières. Mais ce qui nous relie, ce qui nous structure, c’est le langage. Il façonne notre pensée, notre émotion, il cristallise l’indicible. Trouver le mot juste, emprunter les détours nécessaires, c’est une manière d’approcher le réel, d’accéder au cœur des choses. »
Professeure dans un lycée de Bretagne, elle a particulièrement apprécié la présence, dans le jury, de lycéens en classe de 1e - l’une au lycée Jean Jaurès de Montreuil, l’autre au lycée international de l’Est parisien à Noisy-le-Grand : « Je sais qu'un lycéen a expliqué que le livre l’avait particulièrement touché, et l'avait défendu avec force, ce qui me touche particulièrement. Il est essentiel pour moi que les jeunes soient armés, intellectuellement comme émotionnellement. Cela passe, avant tout, par l’accès à la culture et aux livres. Dans la tension entre mémoire et langage, s’ouvrent des possibles. »
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Dans son discours de lauréate, elle a tenu à remercier les enseignantes et enseignants, expliquant « croire profondément en ce métier, en ce qu’il porte comme résistance face au dynamitage du langage. »
Pour Rachid Benzine, travailler sur les mémoires collectives, les frontières, c’est affronter des cicatrices profondes. Il confie : « Ce prix me touche particulièrement car il souligne la richesse inouïe que recèle l’expérience de la frontière : ce que cela signifie d’habiter les marges, de porter en soi plusieurs mondes. Pour moi, l’écriture est un acte de résistance quotidien, une manière d’inscrire une éthique et une poétique au cœur même de l’horreur. Elle interroge notre époque, et cherche à habiter, politiquement et poétiquement, le monde dans lequel nous vivons. Face au renforcement brutal des frontières, il s’agit de préserver un espace de questionnement radical. »
Le jury du Prix BD, mené par Fanny Michaëlis, présidente de l’édition 2025 des Prix de la Porte Dorée, a de son côté distingué Dans le cœur des autres de Kamel Khélif. Ce dernier est formel : « Ce n’est pas un livre évident, je le sais. Aujourd’hui, la poésie, souvent, ça ne vaut pas grand-chose. Pourtant, c’est par elle que j’ai voulu ouvrir une porte sur l’art et la misère du monde. » Il a également tenu à remercier son éditeur, Le Tripode « d’avoir accepté de publier ce livre, difficile à éditer, exigeant par sa forme et son propos, puis de l'avoir défendu au son des casseroles et des marmites, pour qu’on en parle, qu’il circule, qu’il vive. »
La maison était représentée lors de la cérémonie par son fondateur, Frédéric Martin — désormais directeur de Robert Laffont — ainsi que par sa directrice de la communication, Aglaé de Chalus. Cette dernière nous assure : « C'est un véritable honneur et une grande joie que Kamel reçoive ce prix. C'est un ouvrage qui nous est parvenu il y a longtemps et nous a profondément touchés — tout comme son auteur. C’est un artiste remarquable, qui mène, dans la solitude, un travail essentiel sur la question, entre autres, de l’exil. »
Né à Alger, Kamel Khélif s’est installé à Marseille au milieu des années 1960, où il réside depuis. Artiste autodidacte, il a développé ses propres techniques picturales, dont il a fait la démonstration lors de la cérémonie.
Composé de 152 planches au format A3, Dans le cœur des autres retrace la trajectoire intérieure d’un artiste à la suite d’une rupture amoureuse. Confronté à un double exil — celui du cœur et celui des origines —, le personnage principal chemine entre trois villes emblématiques : Paris, théâtre de son histoire d’amour ; Marseille, lieu du flux vital ; et Alger, sa ville natale. Kamel Khélif a consacré près de trois années à l’élaboration de cette œuvre ambitieuse.
Selon Fanny Michaëlis, présidente de l’édition 2025 des Prix de la Porte Dorée, « le choix s’est finalement porté sur Dans le cœur des autres de Kamel Khélif pour sa manière singulière d’aborder l’exil avec une voix de l’intérieur ». « Ce récit laisse au lecteur une place d’errance, entre absence et perte, tout en posant un regard lucide sur le monde », complète-t-elle. La dimension plastique du livre, réalisé à la peinture à l'huile, a également été décisif : « C’est une œuvre littéraire rare, dont la puissance réside dans sa capacité à toucher sans démontrer », juge-t-elle.
Lors de la cérémonie, l'autrice de bande dessinée a prononcé un discours marquant, qu’elle a eu la générosité de confier à Actualitté. En voici un extrait :
Il serait difficile de parler des questions misent en lumière par ces récits et par ce prix, sans parler du tournant auquel nous nous trouvons, et de ne pas s’interroger individuellement et collectivement sur notre engagement à agir face à la diffusion et l'offensive des idées réactionnaires et d’extrême-droite en France et dans le monde. Car cette question s'invite partout, y compris dans le monde du livre, où le rachat de maisons d'éditions et d'organes de presse par de gros groupes aux connivences non dissimulées avec les idées d'extrême droite participe de cette accélération.
Parce que les récits de cette sélection du prix BD de la Porte Dorée 2025 convoquent le passé, celui-ci doit nous éclairer sur notre présent et les décisions politiques qui consistent en France, en Europe et ailleurs à stigmatiser, suspecter et précariser les personnes étrangères, contre toutes les recommandations des acteurs sociaux pourtant en première ligne, propulsant ces femmes et ces hommes dans des situations d'exploitations et de vulnérabilité accrue.
Parce que ces récits sont traversés par la mémoire des génocides, les conséquences de la colonisation et de l'impérialisme occidental, comment ne pas s'interroger sur les résonnances qui s'invitent dans notre présent ici et dans le monde, sur la responsabilité de nos démocraties et sur notre devoir de dénoncer et d'agir en tant que citoyennes, et citoyens, de travailleuses et travailleurs de la culture face aux violations du droit international et du droit humanitaire partout où il est bafoué, et en particulier à Gaza et en Cisjordanie, où l'on assiste à la destruction du peuple palestinien.
Car les livres ne sont-ils pas le lieu par lequel se transmet et s'écrit la mémoire, où s'explore le passé et s'invente le présent et l'avenir ? En tant que travailleuses et travailleurs du livre et de la culture en général, nos outils de résistances, aussi humbles soient-ils, en sont plus que jamais le lieu, aux côtés de toutes les voix qui s'élèvent et qui luttent sur le terrain, qu'il soient associatifs et militants. La bande-dessinée, ce médium "polymorphe", qui permet tout autant d'écrire à partir de l'image et de la matière, que de composer et de dessiner avec le langage et les mots, est un territoire de possibles où la fiction et le documentaire se réinvente au contact de la forme et du trait, eux-même mûs en retour par le récit.
Le mot de la fin pour Constance Rivière : « Ce qui nous rassemble, c’est cette sensibilité à l’autre, cette piqûre d’altérité que sera une oeuvre. L’art, contrairement à ce qu’on entend parfois, est anti-xénophobe en soi : il est un appel, un espace de présence, une invitation à venir faire lien. »
Crédits photo : Caroline Hinault (ActuaLitté, CC BY-SA 2.0)
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
Paru le 27/03/2024
189 pages
Editions du Rouergue
20,00 €
Paru le 03/10/2024
174 pages
Le Tripode Editions
33,00 €
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