L’éditrice Virginie Bégaudeau, fondatrice des éditions Jeanne & Juliette, ouvre pour ActuaLitté une série d’articles inédits. Sa maison met les femmes au cœur des récits, les inscrivant toujours dans un cadre historique fort. Des héroïnes puissantes confrontées à des contextes tout aussi marquants. Pour dernière analyse, elle mesure la présence d'oeuvres francophones en regard de celles traduites : alors ?
Parlons franchement : le roman historique, c’est un drôle d’oiseau. Il a un pied bien ancré dans les bouquins poussiéreux, les chronologies et les archives, et l’autre dans les grandes envolées du romanesque, dans cette magie particulière qui nous fait vibrer pour un héros disparu depuis des siècles.
Et au sein de ce genre toujours aussi vivant, la place des auteurs francophones est, disons-le, à la fois centrale… et souvent un peu dans l’ombre, surtout face à la déferlante des romans traduits, venus d’outre-Manche ou d’ailleurs.
On ne manque pas d’auteurs historiques en France, en Belgique, en Suisse, au Québec... bien au contraire. La francophonie a donné naissance à des plumes qui ont fait de l’Histoire un terrain de jeu aussi bien qu’un territoire d’exploration intime. Dumas, évidemment. Hugo, Yourcenar, Druon. Des monstres sacrés. Et pourtant, aujourd’hui, quand on regarde les têtes de gondole ou les classements des meilleures ventes, on croise souvent les mêmes noms : Ken Follett, Philippa Gregory, Hilary Mantel, parfois Kate Quinn…
Alors, que se passe-t-il ? Est-ce que les auteurs francophones peinent à faire entendre leur voix dans cette grande chorale historique ? Pas vraiment. C’est juste que leur musique est différente. Plus nuancée. Parfois plus lente à démarrer. Ils racontent autrement. Avec une attention particulière aux silences, aux détails, aux marges de l’Histoire. Ils osent s’attarder sur une odeur de cire dans un couloir, une lettre oubliée, une décision murmurée dans l’ombre.
Les auteurs francophones — qu’ils soient de Paris, de Montréal ou de Bruxelles — n’écrivent pas pour impressionner. Ils écrivent pour fouiller. Ils aiment comprendre les mécanismes, dénouer les fils, suivre une intuition qui les mènera peut-être à un pan de vérité humaine. Et souvent, cette vérité ne crie pas. Elle chuchote. Elle s’insinue dans les pages, elle s’infuse doucement. C’est une Histoire à hauteur d’homme et de femme, pas une fresque monumentale à l’américaine.
Bien sûr, il y a des exceptions. On a aussi des sagas flamboyantes, des récits épiques, des héroïnes au destin bouleversant. Mais ce qui revient, presque toujours, c’est cette proximité. Ce rapport sensible à l’époque, comme si elle faisait encore partie de nous. Et cette manière d’écrire l’Histoire en creux, par ses absents, ses non-dits, ses questions sans réponse.
Le roman traduit, surtout anglo-saxon, a pour lui la machine éditoriale, les grands budgets, les stratégies marketing bien huilées. Il arrive avec fracas, promu comme une série Netflix, avec ses tomes, ses cliffhangers, ses héroïnes au regard d’acier. C’est efficace, addictif, calibré. Et ça marche. Rien à redire là-dessus.
Mais parfois, on a besoin d’autre chose. On a envie de lire une histoire qui prend son temps, qui creuse une époque, qui parle de la France, ou de la Belgique, ou du Maghreb, avec ses mots à elle, son rythme, ses références. Les romans historiques francophones ont cette capacité-là : ils parlent de nous, dans notre langue, avec notre mémoire collective.
Ils savent que l’Histoire, ici, est souvent plus proche qu’on ne croit. Et ils la racontent avec un mélange de respect, d’émotion, et de liberté.
Côté critique, c’est parfois un peu le grand écart. Certains romans francophones reçoivent tous les honneurs, raflent les prix littéraires, font l’objet de débats passionnés. D’autres passent sous les radars, malgré un travail de fond remarquable. Le public, lui, est fidèle. Il lit. Il partage. Il recommande. Mais il est aussi attiré par les grosses machines traduites, et on le comprend. La narration y est souvent plus rapide, plus tendue, plus « page-turner ».
Et pourtant, quand une lectrice tombe sur un roman historique francophone bien mené — bien écrit, documenté, incarné —, il se passe autre chose. Ce n’est plus seulement de l’évasion. C’est une reconnexion. Une façon de retisser les liens avec nos origines, notre culture, notre manière d’être au monde.
En vrai, les deux se complètentIl ne s’agit pas de dresser un mur. On peut lire Kate Quinn le lundi et Clara Dupont-Monod le mardi. On peut aimer les grandes batailles de Follett et les introspections d’Énard. Le roman historique est un territoire vaste, et les auteurs francophones y tracent leurs propres chemins, souvent plus sinueux, mais profondément humains.
Alors oui, leur place est là. Solide. Sincère. Et précieuse. Ce sont eux qui, avec leurs doutes, leurs phrases qui prennent le temps, leurs personnages un peu cabossés, nous rappellent que l’Histoire, ce n’est pas que des dates. C’est une matière vivante, fragile, bouleversante. Et que, parfois, il suffit d’un roman bien écrit pour en ressentir toute la brûlure.
Quand on a lancé Jeanne & Juliette, on n’avait pas en tête une stratégie marketing brillante, ni un plan de conquête du marché. On avait surtout une conviction. Un besoin viscéral, presque. Celui de créer une maison qui fasse exister des voix francophones fortes, singulières, vivantes.
Pas juste françaises — même si beaucoup de nos autrices viennent de l’Hexagone — mais aussi belges, canadiennes, suisses... Bref, toutes celles et ceux qui écrivent en français avec le cœur, avec l’Histoire dans les veines, et un désir d’inventer le roman autrement.
Ce qu’on voulait, c’était pas juste publier des livres. C’était accompagner. Vraiment. Travailler main dans la main avec les autrices, les pousser, les encourager, parfois les bousculer un peu. Fouiller avec elles ce qui sonne juste, ce qui fait battre un récit, ce qui mérite d’être dit — et surtout, comment. Pas pour les lisser ni pour les faire entrer dans des cases. Mais pour révéler ce qu’il y a de plus fort, de plus sensible dans leurs histoires. C’est ça, notre métier. C’est ça, notre joie.
Alors non, on n’achète pas des traductions à la chaîne. Pas qu’on ait quelque chose contre — certaines sont formidables — mais ce n’est pas notre voie. Moi, je ne suis pas une marchande de livres. Je suis une éditrice artisanale, si on veut. Une bâtisseuse de romans.
Ce qui m’anime, ce n’est pas la promesse d’un titre qui a « déjà fonctionné à l’étranger », c’est le frisson d’un texte qui se cherche encore, mais qui a du feu au fond. C’est là que je veux mettre mon énergie. C’est là que Jeanne & Juliette prend tout son sens.
Et puis, soyons clairs : nos plumes francophones ont du talent. Énormément. Un talent parfois brut, parfois déjà taillé, mais toujours vibrant. Ce serait un gâchis de ne pas leur donner la place qu’elles méritent. Nous, on veut des romans qui portent, qui restent, qui deviennent ces sagas qu’on n’oublie pas. Celles qu’on relit dix ans plus tard, un dimanche de pluie, avec la même émotion.
Je veux que demain, quand on pense à une grande fresque historique, à une héroïne qui nous a bouleversés, on dise sans réfléchir : « C’était chez Jeanne & Juliette, non ? » Et que ça sonne comme une évidence. Une empreinte. Une signature.
Alors oui, notre engagement envers les auteurs francophones, il est total. Ce n’est pas une posture, c’est une promesse. On y met tout : notre temps, notre exigence, notre passion. Parce que l’écriture, ce n’est pas juste des mots alignés. C’est une matière vivante. Et que pour moi, rien n’est plus beau que de l’aider à trouver sa forme la plus vraie, la plus intense, la plus libre.
Crédits photo : Jeanne & Juliette Prod
DOSSIER - Des héroïnes puissantes, entre Histoire et souffle romanesque
Par Auteur invité
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