Il y a eu #MeToo. Il y a eu les viols de Gisèle Pélicot. Et puis, il y a l’affaire de la pornographie amateure : French Bukkake, Jacquie et Michel. Face à ces violences, quinze autrices et journalistes ont uni leurs forces pour créer Sous nos regards, un livre collectif et entièrement bénévole publié aux éditions du Seuil, véritable ovni dans le paysage éditorial. ActuaLitté vous embarque dans les coulisses d’une aventure littéraire hors norme, où solidarité, écriture et engagement ne font qu’un.
Le 03/07/2025 à 16:49 par Louella Boulland
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Publié le :
03/07/2025 à 16:49
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« D’une main, ils filment les viols, les violences, les humiliations, de l’autre, ils se branlent », dit Mélanie, l’une des victimes. « Si je pouvais, je hurlerais dans les oreilles de chaque personne qui s’enferme dans sa chambre avec un film porno : “Violeur !” », enrage une autre.
Ces propos viennent d’un même ouvrage : Sous nos regards – Récits de la violence pornographique, publié aux éditions du Seuil en avril dernier. C’est ce qu’on peut appeler une anomalie dans le paysage éditorial. D’abord par l’aspect collectif qu’il incarne, et pour le silence qu’il fait voler en éclat.
Le livre réunit le témoignage brut et glaçant d’une quinzaine de femmes. Elles racontent les actes de torture et les viols filmés dont elles ont été victimes sur les lieux de ce qui devait être, pour la plupart, un simple « tournage » pornographique amateur à destination d’un site privé. Dans cette affaire, deux plateformes sont pointées du doigt : Jacquie et Michel, et son ex-propriétaire Michel Piron qui conteste sa mise en cause, ainsi que French Bukkake, propriété de Pascal Ollitrault, alias Pascal OP.
Inutile de dire à nouveau l’extrême violence qu’ont vécue ces femmes : 15 autrices et journalistes se sont associées pour le faire dans cet ouvrage, dont on vous recommande chaudement la lecture. Une collaboration exceptionnelle, « une hydre à plusieurs têtes », comme aime le qualifier Adélaïde Bon, co-instigatrice du projet, avec Hélène Devynck.
« On a toutes les deux raconté les violences sexuelles dont on a été victimes [Adélaïde Bon dans La petite fille sur la banquise, chez Grasset. Hélyne Devynck dénonce les abus subis de la part de Patrick Poivre d’Arvor dans Impunités, au Seuil, NDLR]. On savait qu’il était important qu’elles puissent le raconter aussi, alors on s’est proposé de les aider, puisque la plupart d’entre elles n’ont pas la maîtrise de l’écriture », glisse-t-elle.
Qu’elles soient autrices, journalistes ou encore militantes, les femmes appelées à rejoindre le collectif « représentent au mieux la diversité », nous précise Hélène Devynck. Pour elle, il était impératif qu’elles « soient d’horizons et de féminismes différents ». Et le résultat est à la hauteur de cette exigence : chaque témoignage transpire d’une émotion singulière, servie par des styles et formats aussi variés que pertinents.
Mais comment décrire l’innommable ? Une question difficile qu’une des autrices a posée à Adélaïde Bon. « J’ai peur de ne pas être à la hauteur », lui dit-elle. La comédienne a donc pris les devants. Avec Collectif Féministe Contre le Viol (CFCV), elle crée une formation pour que les membres du collectif apprennent à recueillir les témoignages des victimes.
Et pour mieux les accompagner, une « charte d’écriture morale » a été instaurée par Adélaïde Bon. « C’est une éthique à respecter, un guide pour ne pas trahir l’histoire de ces femmes. » Sur ces quelques pages, elle note des paroles à répéter à ces femmes encore tourmentées : « Je te crois, tu n’y es pour rien, il n’avait pas le droit. » Mais, plus que tout, une règle : « On va à la vitesse de la victime ».
L’entraide, c’est le moteur du projet. C’est à travers des réunions régulières sur Zoom — qu’Adélaïde Bon compte en « milliers d’heures » — que les autrices ont tissé des liens. Elles s’encouragent mutuellement à mettre des mots sur leurs expériences, leurs doutes, ou leurs colères. Ces rendez-vous à distance ont permis à chacune de trouver sa place dans le projet, ou de le quitter.
Cette solidarité s’est prolongée jusqu’aux choix éditoriaux eux-mêmes. Aucun texte, aucun détail n’a été décidé dans l’ombre. Qu’il s’agisse de l’ordre des textes ou de la cohérence du recueil, chaque décision a fait l’objet d’échanges et est le fruit d’un accord commun, décidé dans le respect des voix et des sensibilités de chacune.
Ce souci d’agir ensemble s’est également traduit dans la relation avec l’éditrice, Mireille Paolini. Elle a soutenu l’initiative jusqu’au bout : les bénéfices du livre sont intégralement reversés à la Fondation des Femmes, afin de soutenir les associations qui aident les victimes de violences pornocriminelles.
Un même élément a été déclencheur dans la genèse de Sous nos regards. Tout a commencé avec la publication, dans Le Monde, des articles de la journaliste Lorraine de Foucher, qui documentait les affaires judiciaires visant le site Jacquie et Michel, ainsi que le réseau French Bukkake. Pour beaucoup, cette lecture a agi comme un déclencheur brutal : « J’ai été choquée par cette barbarie. J’ai immédiatement voulu agir », se remémore Hélène Devynck.
Au fil de leurs témoignages, elles réalisent peu à peu le poids d’un stigmate dont il est difficile de se défaire : celui d’être perçues comme des « mauvaises victimes ». Des « oubliées de #MeToo », dit Hélène Devynck.
Les « bonnes victimes », ce sont « celles qui obtiennent justice, comme Gisèle Pélicot par exemple », précise Adélaïde Bon. « Des femmes blanches, d’origine bourgeoise, au parcours sans aspérité, sans rien qui dépasse. La société patriarcale est d’accord pour les plaindre, pour les écouter. »
Et puis il y a les « mauvaises victimes » : celles que la société désigne coupables avant même qu’elles aient parlé. Les femmes racisées, issues de milieux modestes ou en situation de précarité. Celles qui souffrent de troubles de santé mentale, celles qui adoptent des conduites à risque parce qu’elles ont déjà été victimes de violences. Celles-là, on ne va pas les croire.
Et puis il y a celles qui ont accepté de participer à un film pornographique. Pour elles, la sentence est encore plus radicale : « C’est bien fait pour toi », dit la société. « Dans notre livre, il n’est question que de ça. Ces femmes ont été choisies par ces prédateurs précisément pour cette raison. Les prédateurs, comme des fauves, savent reconnaître l’odeur du sang », souffle amèrement l’autrice.
Derrière le livre, un lien profond s’est tissé entre les autrices et les victimes. Pour beaucoup, l’identification a été immédiate. Certaines, comme Hélène Devynck ou Adélaïde Bon, connaissent trop bien la réalité des violences sexuelles : elles l’ont vécue et l’ont déjà mise en mots dans leurs propres livres.
Ces récits ont dépassé le cadre de l’écriture. Adélaïde Bon, notamment, a gardé contact avec l’une des femmes dont elle a porté la parole dans le livre. « Cette rencontre m’a marqué à vie, on continue à s’écrire toutes les semaines. »
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Mais les écrivaines le reconnaissent : elles se sont engagées bien au-delà de leur rôle de prête-plume. Il leur a parfois fallu répondre à l’urgence, gérer des crises émotionnelles, rédiger un communiqué de presse pour soutenir l’une des femmes, ou encore, appeler les secours lorsqu’une victime menaçait de mettre fin à ses jours. « Il faut avoir les épaules solides pour faire ce livre », assure Alice Géraud, l’une des membres du collectif.
La parution de l’ouvrage a également provoqué des remous sur le plan judiciaire. Le repreneur du site Jacquie et Michel, toujours en activité, a déposé plainte. Non seulement contre les Éditions du Seuil, qui ont publié l’ouvrage, mais aussi contre toutes celles et ceux qui l’ont publiquement soutenu, nous assurent unanimement les membres du collectif interrogées. « C’est un bâillon », lâche l’une d’elles.
Malgré ces tensions, l’accueil du public, notamment en festival, a été bon, nous indique-t-on. Pourtant, Hélène Devynck nous l’assure, lorsqu’il s’agit de ce livre, le débat glisse vite sur un autre terrain : faut-il être pour ou contre le porno ? « On déplace le débat. Il ne s’agit pas de dire si on est pour ou contre la pornographie. Sous couvert d’une morale libertaire, on va tuer le débat sur des sujets qui sont très concrets », regrette-t-elle.
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Toutes revendiquent avec force l’engagement porté par ce livre. « Sous nos regards, c’est un contre-discours. Il est aussi écrit pour toutes celles qui n’ont pas pu témoigner et qui ont vécu des parcours similaires », s’émeut Adélaïde Bon. Pour elle, c’est une réponse et un message lancé à toutes les victimes : « On vous croit. »
Michel Piron, ex-propriétaire, mis en examen en 2022 pour complicité de viols aggravés, agressions sexuelles, proxénétisme et traite d’êtres humains, est récemment passé au statut de témoin assisté, ce qui signifie qu’il n’est plus poursuivi dans cette affaire.
Pascal Ollitrault, quant à lui, a été remis en liberté en octobre 2024. Avec les 17 autres hommes renvoyés en procès pour des faits de viols en réunion, de traite d’êtres humains et de proxénétisme aggravé, ils sont dans l’attente d’un procès dont la date n’a pas encore été communiquée.
Par Louella Boulland
Contact : lb@actualitte.com
Paru le 11/04/2025
298 pages
Seuil
22,00 €
17 Commentaires
Bailhache
04/07/2025 à 07:36
Bonjour,
Je pense qu'il y a une erreur dans le paragraphe 5, dans la phrase encadrée venant de la rédaction : il ne s'agit pas "des abus subis par PPDA, mais "des abus subis de la part de...", ce qui est une grande différence.
Louella Boulland - ActuaLitté
04/07/2025 à 09:20
Bonjour,
Effectivement, ça fait une différence ! C'est modifié, grâce à vous, merci pour cette lecture attentive.
Louella Boulland
Anna
05/07/2025 à 11:20
... "Abus" est inexact également. On le revoit massivement utilisé par les journalistes justement depuis quelques mois, après les affaires Pélicot et Bétharram, alors que ces dernières années, ils avaient signé de jolies chartes s'engageant à traiter correctement les violences sexuelles, en n'utilisant pas certains mots qui minimisent, rendent flous, ou des formules comme "se faire violer".
C'est fatigant de devoir sans cesse répéter dans le vide face à des gens qui prétendent écouter mais se précipitent tous d'un coup pour un retour en arrière à la moindre occasion. Ce qui illustre bien l'écart entre les belles paroles, les "épiphanies" et .. les actes.
rez
04/07/2025 à 09:52
Ce commentaire a été refusé parce qu’il contrevient aux règles établies par la rédaction concernant les messages autorisés. Les commentaires sont modérés a priori : lus par l’équipe, ils ne sont acceptés qu'à condition de répondre à la Charte. Pour plus d’informations, consultez la rubrique dédiée.
Une autrice
04/07/2025 à 09:02
Vous avez écrit : les abus subis par Patrick Poivre d’Arvor", ce qui donne l'impression que PPDA est la victime. Il aurait fallu écrire : "les abus infligés par PPDA", éventuellement "les abus subis de la part de PPDA".
Louella Boulland - ActuaLitté
04/07/2025 à 09:21
Bonjour,
En effet, ça change tout ! La correction est faite, merci beaucoup pour votre lecture attentive.
Louella Boulland
Marie
04/07/2025 à 09:50
Aucun intérêt sinon stimuler la haine et remuer les bas instincts. On n'en a vraiment pas besoin par ces temps. Les "victimes" ont d'autres moyens de s'en "sortir" que de s'engouffrer dans cette sur médiatisation, et je sais de quoi il retourne. Il y a de par le monde des "maux" autrement "majeurs" contre lesquels l'humain se contente de "mots". La "vraie" horreur.
Anna
05/07/2025 à 11:22
Par exemple ? Qu'est-ce qui est pire que des crimes de viols et actes de barbarie, filmés et niés par la quasi totalité de la société, le pays des "droits de l'homme" ?
Marie
05/07/2025 à 17:28
Ce qui se passe actuellement à Gaza
Actualisante
06/07/2025 à 23:44
Ce qui se passe à Gaza (belle périphrase pour ne pas dire génocide, mais je suppose que vous y auriez mis des guillemets...) est une horreur absolue et une honte pour la France qui s'y associe.
Votre commentaire, Marie, est une honte pour vous-même.
Les victimes, qui n'ont plus le choix de la diffusion de leur image, ont le droit de choisir de ne pas être médiatisées comme de l'être. Le bon point de la médiatisation étant de permettre l'information du grand public, en espérant qu'elle mène à une prise de conscience.
J.Cutler
07/07/2025 à 08:44
Très drôle ce commentaire moralisateur qui joue avec les maux, les guillemets, et renvoie le mot "honte" à la personne auteur.Elle est visiblement gorgée de lectures malsaines et a un besoin urgent d'en faire part. Elle est à plaindre car elle a peur des mots, m
J.Cutler
07/07/2025 à 08:52
Je termine. Pauvre d'elle, car elle ne comprend rien et n'ose même pas écrire le mot "génocide". Quoiqu'il en soit, puisque à présent n'importe qui peut écrire n'importe quoi, il vaut mieux apprendre le Français en jouant "Jouez avec les mots" cahier de vacances du "Monde"
J.Cutler
07/07/2025 à 16:53
C'est bien à "Actualisante" que mes deux commentaires s'adressent. Qui ne dit mot consent. On ne lit plus, paraît-il. Mais le papier toilette fourni grâce à la possibilité de commenter tout et n'importe quoi aboutit au non respect de l'opinion subjective. La suite est facile à prévoir.
Lyo
08/07/2025 à 16:37
Et donc parce qu'il y a un génocide à Gaza, on s'en fiche des victimes de viol dans le reste du monde ?
Mdrr quelle logique.
Aurélien Terrassier
04/07/2025 à 13:13
Enquête qui s'avère aussi utile qu'intéressante contre les violences sexistes et sexuelles dans le milieu du porno en particulier avec French Bukkake ainslqu que Jacquie et Michel. Ce n'est que le début du Metoo dans le milieu du porno. Je pense personnellement qu'il peut y avoir un porno éthique prôné par Ovidie et Nikita Bellucci de même que par ailleurs certains réalisateurs dans le cinéma traditionnel intégre aussi des scènes erotiques dans leurs films (Comme une actrice de Sébastien Bailly un exemple récent). Beaucoup de travail artistique et humaniste nécessaire contre les violences sexistes et sexuelles dans le milieu de la pornographie et ce livre va faire bouger les lignes.
Lyo
08/07/2025 à 16:44
Il y a pas de porno éthique. 1) Le corps des femmes ne devrait pas être un produit de consommation, c'est deshumanisant, 2) Le porno est un mindset idéologique et sexiste 3) les hommes qui consomment ce contenu ne veulent pas de porno éthique. Ils veulent du trash et tombent très vite dans la pedopprnographie de fil en aiguille. C'est taboo mais pour souvent assister à des procès, Le porno adulte est une porte ouverte à la pédopornographie.
Je ne pense pas qu'une interdiction du porno soit efficace, mais ceux qui consomment ce contenu doivent rester sur leur garde. C'est comme les gens qui tombent dans la drogue en commençant par du cannabis et finissent addict au crack.
Sauf que les consommateurs de porno ont la possibilité de prendre du recul avant de sombrer.
Aurélien Terrassier
09/07/2025 à 00:27
C'est votre point de vue bien argumenté mais ce n'est pas le mien ni celuI d'Ovidie, de Nikita Bellucci et d'autres que l'on entend pas ou peu. Je pense qu'un porno éthique est possible il y a eu par exemple il y a quelques années sur Canal Plus des courts métrages x tournés par Laetitia Masson, Helena Noguerra et Arielle Dombasle. Arielle Dombasle et Laetitia Masson, auteures de films X pour Canal+ - ladepeche.fr https://share.google/xB2pBnSjGQoRj0r0g Il y a évidemment le côté addictif du porno qui est dangereux pour les plus jeunes. Interdire la pornographie est le fantasme des religieux fondamentalistes et intégristes. Les catholiques intégristes en première ligne. Le porno éthique se développe ce n'est qu'un début avec Metoo les hommes évoluent et sont plus vigilants vis-à-vis de la culture du viol qui est omniprésent dans la pornographie traditionnelle. Je pense qu'un porno éthique sera disruptif et bien évidemment cela ne se fait pas non plus du jour au lendemain.