L’éditrice Virginie Bégaudeau, fondatrice des éditions Jeanne & Juliette, inaugure une nouvelle série d’articles pour ActuaLitté. Sa maison se distingue par des récits mettant les femmes au premier plan, dans des contextes historiques puissamment ancrés. Pour ce nouveau sujet, elle évoque l'importance du contexte historique dans la narration.
Écrire un roman historique, c’est un peu comme marcher sur une ligne de crête. À gauche, il y a le devoir de fidélité au passé : respecter les dates, les mœurs, les lieux, les mentalités. À droite, le vertige de la création littéraire : inventer, faire vibrer, faire vivre. Et au centre, l’écrivain, en funambule, qui avance pas à pas pour ne pas tomber ni dans le pastiche académique ni dans le roman déconnecté de toute réalité.
Ce débat, entre précision historique et liberté narrative, n’est pas nouveau, mais il est plus que jamais d’actualité. À l’heure où les lectrices et lecteurs attendent des récits immersifs et émotionnels, la question n’est pas tant de savoir s’il faut tricher avec l’Histoire, mais comment l’incarner sans la trahir.
Chez Jeanne & Juliette : rigueur, oui, mais jamais au détriment de l’émotion. La ligne éditoriale de Jeanne & Juliette est claire : nous voulons du vrai, du sensible, du documenté. Nos autrices travaillent avec des bibliographies sérieuses, s’immergent dans les sources, visitent des lieux d’époque, décryptent les mentalités. Elles ne s’autorisent jamais l’anachronisme paresseux ou la caricature facile. Mais… elles ne font pas non plus un cours d’histoire. Leur mission n’est pas d’enseigner, mais de faire ressentir.
Parce que le roman, ce n’est pas une note de bas de page. C’est un souffle, une voix, un univers. Alors chez nous, l’Histoire est un écrin, pas une prison. Elle est la matière vivante à partir de laquelle on peut composer une intrigue, poser une tension, révéler un personnage.
Prenez les rues de Paris dans La Fille du bourreau, les cales de navire dans Traverser les tempêtes, ou encore les salons étrangement modernes de Les Fleurs du sérail : ils sont vrais, documentés, mais aussi un peu rêvés, interprétés, stylisés. C’est ce mélange-là qui donne naissance à une immersion crédible, mais aussi poétique.
Là où la littérature historique devient passionnante, c’est quand elle ose raconter ce que les archives ont oublié. Ce qui n’a pas été écrit. Ce qui s’est peut-être passé, ou qui aurait pu se passer. C’est là que le roman a toute sa légitimité : dans les silences de l’Histoire, il pose une voix. Dans les creux, il glisse des battements de cœur.
Ainsi, nos héroïnes vivent dans leur temps, mais elles portent aussi une forme de lucidité qui leur donne une épaisseur contemporaine. Elles ne sont pas des héroïnes hors-sol, mais des femmes complexes, prises dans leurs époques… et pourtant capables d’en révéler les failles. C’est ce que permet la fiction : explorer des possibles, ouvrir des brèches dans le récit officiel.
Ce positionnement vient aussi d’un constat très personnel. On ne se retrouvait pas, ou plus, dans la majorité des romans ou séries actuels. Souvent, on tombait sur des romances pures, très modernes, mais sans ancrage. Ou alors sur des fictions historiques rigoureuses, très bien faites, mais qui laissaient peu de place au souffle romanesque, au frisson de l’amour, à la chair des émotions. Il y avait rarement un vrai équilibre entre les deux. Soit c’était le cœur sans la mémoire, soit la mémoire sans le cœur.
C’est ce manque qui a forgé l’ADN de Jeanne & Juliette : créer un espace pour des récits qui soient à la fois historiquement crédibles et intensément émotionnels, où la passion n’est jamais un ornement, mais une force motrice. Où les personnages ne vivent pas seulement dans leur époque, mais s’y battent, s’y aiment, s’y révèlent.
Au fond, ce qui compte, c’est le pacte de lecture. Le lecteur d’un roman historique ne cherche pas forcément un traité exhaustif — il cherche une vérité sensible. Il veut croire à l’époque, sentir le souffle du passé sur la nuque, vibrer avec des personnages qu’on aurait pu croiser. Il accepte que certaines choses soient recréées, tant qu’elles sonnent juste.
Et c’est cette justesse que Jeanne & Juliette défend. Une filiation avec l’Histoire, mais jamais une soumission aveugle. Une fidélité à l’esprit du temps, mais toujours au service de l’histoire qu’on raconte. Le roman historique n’est pas une thèse : c’est un pont entre le passé et le présent, une forme de dialogue intime avec ce qui nous précède — et ce que nous sommes encore.
En somme : chez Jeanne & Juliette, on ne triche pas avec l’Histoire. On danse avec elle.
Un roman historique, ce n’est pas seulement une belle histoire dans un joli décor d’époque. C’est aussi — et surtout — un travail de fond. Une enquête presque. Une immersion minutieuse dans une époque qui ne parle plus notre langue, ne pense plus comme nous, ne rêve plus tout à fait les mêmes choses. Et chez Jeanne & Juliette, ce travail de documentation, on le prend très au sérieux.
Parce qu’un décor crédible, ce n’est pas un détail : c’est le socle sur lequel tout repose. C’est ce qui permet au lecteur de croire à l’histoire, de s’y perdre, de s’y attacher.
La grande majorité de nos autrices et auteurs sont des passionnés d’Histoire. Pas forcément des universitaires ou des docteurs ès-archives, non — mais des chercheuses et chercheurs du quotidien, habités par cette volonté profonde de comprendre le monde qu’ils racontent.
Avant même de commencer à écrire, ils lisent. Beaucoup. Des ouvrages biographiques, des mémoires, des livres de spécialistes, parfois très pointus. Ils épluchent des thèses, fouillent les catalogues de bibliothèques, croisent les sources pour ne pas tomber dans les pièges du « trop simple ».
Certains se rendent dans des archives locales ou nationales, consultent les registres paroissiaux, explorent les inventaires après décès, décortiquent les correspondances privées. Ils cherchent dans les plis de l’Histoire ce qui pourrait faire naître une scène, une voix, une atmosphère. D’autres vont plus loin encore : ils rencontrent des interlocuteurs, des historiens, des conservateurs de musée, des professionnels du patrimoine. C’est un travail de terrain, au sens propre comme au figuré.
Un exemple frappant ? Céline Knidler, autrice de La Fille du bourreau, a personnellement interrogé Christian Petitfils, historien reconnu, pour son travail sur Nicolas Fouquet. Elle n’a pas hésité à croiser les points de vue, à poser les questions difficiles, à aller chercher l’information là où elle se cache. C’est dire à quel point la démarche est sérieuse. Il ne s’agit pas de broder un peu sur fond ancien — il s’agit de construire un récit crédible, enraciné dans une époque véritable, nourri de réalités tangibles.
Et ce n’est pas seulement un gage de qualité : c’est un signe de respect. Pour le lecteur, d’abord, à qui l’on doit une histoire cohérente et exigeante ? Pour l’Histoire ensuite, qu’on ne peut pas manipuler à sa guise sous prétexte de fiction.
Évidemment, une fois le texte en main, il y a encore un passage obligatoire : celui de la vérification. En tant qu’éditrice, je relis tout avec un œil pointilleux. Mon rôle, c’est de repérer les anachronismes involontaires, les incohérences, les références qui ne collent pas à la réalité de l’époque.
Et de poser des questions : est-ce qu’on disait ça en 1850 ? Est-ce que cette pratique existait déjà ? Est-ce que cette réaction aurait été envisageable dans ce contexte-là ? Est-ce qu’une femme pouvait réellement se comporter ainsi à ce moment-là sans conséquence ?
C’est d’ailleurs souvent sur ce point que mon intervention est la plus cruciale : le réalisme social et moral. Un jour, un auteur avait placé son héroïne dans des situations tout bonnement impossibles en 1900, sans tenir compte des normes, du poids de la morale, de l’éducation, du regard des autres. Ce n’est pas une question de censure : c’est une question de crédibilité. Il faut que le lecteur se dise : « Oui, c’est plausible. » Sinon, tout s’effondre.
Et si l’on décide, volontairement, de transgresser ces normes — parce que le récit l’exige, parce que l’on veut faire passer un message fort — alors il faut le faire en conscience. Il faut l’expliquer, l’intégrer au texte comme un parti pris narratif, assumé et maîtrisé. C’est à ce prix-là que la transgression devient puissante, et non pas artificielle.
Ce travail de relecture, de confrontation, de va-et-vient entre auteur et éditrice, donne souvent lieu à des dialogues passionnés, parfois vifs, toujours constructifs. Car l’objectif est le même des deux côtés : servir au mieux l’histoire, et lui permettre d’être à la fois émouvante, pertinente et solide.
L’ambition, chez Jeanne & Juliette, n’a jamais été d’écrire des thèses universitaires déguisées. Ce que nous voulons, ce sont des fictions sensibles, incarnées, enracinées dans le réel. Cette authenticité vient autant des dialogues que des décors, autant de l’ambiance que du vocabulaire employé.
Elle repose sur un travail d’équipe : les autrices, les sources, les lecteurs, les éditrices. Un tissage constant entre la rigueur historique et la liberté romanesque, entre la documentation précise et la nécessité de raconter une histoire qui fait vibrer.
Ce que nous recherchons, c’est un équilibre vivant. Un roman où l’on apprend des choses sans s’en rendre compte, où l’on sent l’époque dans les moindres replis — la poussière d’un atelier, le poids d’un corset, l’odeur d’une étable, les lois non écrites d’un salon. Mais aussi un roman où l’on vibre, où l’on aime, où l’on doute. Un roman qui fait battre le cœur, tout en éclairant un pan oublié de notre histoire collective.
C’est une forme d’artisanat, finalement. Exigeant, passionné, parfois un peu obsessionnel. Mais c’est ce qui donne à nos romans ce goût unique : celui d’un passé qui paraît soudain étrangement familier, parce qu’il est vrai jusque dans ses fictions. Et c’est, sans doute, la plus belle chose qu’on puisse offrir à une lectrice d’aujourd’hui.
Crédits photo : Jeanne & Juliette Prod.
DOSSIER - Des héroïnes puissantes, entre Histoire et souffle romanesque
Par Auteur invité
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