Quatre Eisner Awards, un Prix d’Angoulême, plus de 80.000 exemplaires vendus en France : The Nice House on the Lake n’est pas un simple comics d’horreur, c’est un phénomène. Imaginez que votre meilleur ami vous convie dans une somptueuse villa isolée… la veille de l’apocalypse ? Et au lendemain, que faire dans dans cette jolie maison à côté de la mer ?
Dès les premières pages, la saga choc de James Tynion IV embarque dans ce huis clos post-apocalyptique : dérangeant, fascinant, mystérieux. Bienvenue dans un univers post-apocalyptique illustré par Álvaro Martínez Bueno et colorisé par Jordie Bellaire.
Un coup de maître par Urban Comics, l'éditeur français, sur une traduction de Maxime Le Dain, et l'adaptation de Cécile Rivat. De la genèse d’une fin du monde entre amis, aux influences artistiques et la claque visuelle : pourquoi cette narration graphique horrifique a conquis autant le grand public que les professionnels ?
Dix amis réunis pour un week-end dans une baraque improbable, au bord d’un lac, coupés du monde : soudain, survient la fin du monde. The Nice House on the Lake démarre de manière fracassante : James Tynion IV, connu pour ses Batman, signe ici un scénario original où se mêlent drame intimiste et angoisses (voire terreurs) existentielle.
L’idée avait germé bien avant 2020, mais prit une résonance particulière suite de la pandémie pour aboutir à ce récit ancré dans les craintes contemporaines. Avec cette interrogation : « Que feriez-vous si le monde touchait à sa fin ? » Et surtout, « Vaut-il mieux affronter l’horreur ou vivre dans le déni ? »
Pour raconter cette fin du monde à échelle humaine, Tynion adopte un ton de thriller psychologique. Il dresse le portrait d’une galerie de personnages très différents – l’Artiste, le Scientifique, le Comédien, la Docteure, etc. – tous surnommés selon leur rôle. Seul Walter les unit, l'énigmatique ami qui les a choisis. Le récit choral explore ainsi la réaction de chacun face à l’Apocalypse, laissant monter la pression.
Dès le premier chapitre, la chronologie explose avec une scène choc avant un long flashback, technique inspirée du cinéma : James Tynion IV a avoué s’être souvenu de Cape Fear de Scorsese pour frapper fort d’entrée. Ce procédé narratif non linéaire « embarque le lecteur » immédiatement et donne le ton du cauchemar à venir.
Ici se confondent horreur cosmique et drames personnels. The Nice House évoque par moments Cabin in the Woods ou Lost, avec son paradis isolé qui tourne au piège mortel, autant qu'il emprunte à la science-fiction post-apo. L'épouvante ne réside pas tant dans des monstres visibles que dans la psychologie – culpabilité, secrets et désespoir. Le projet tient en quelques mots : créer une histoire terrifiante située au paradis.
En filigrane, l’auteur fait écho aux peurs du XXIᵉ siècle (pandémie, crises sociales, sentiment de fin d’époque) pour mieux installer le malaise. Le diptyque apparaît ainsi comme une parabole de nos anxiétés modernes, emballée dans un récit haletant et imprévisible.
Le scénario brille. Et la narration d’Álvaro Martínez Bueno visuelle époustoufle. L’artiste espagnol cite aussi bien des maîtres de la BD européenne comme Sergio Toppi, Hugo Pratt ou Christophe Blain, que des peintres et cinéastes iconiques tels que Francis Bacon, David Hockney ou John Carpenter.
Des références éclectiques pour une esthétique élégante et lourde de menaces. Martínez Bueno avoue s’être éloigné de son registre super-héroïque habituel pour révéler d’autres facettes, jouant sur les ambiances. Des planches aux immenses illustrations cinématographiques – comme ce lac serein reflétant une maison ultra-moderne, digne d’une carte postale. D’autres bien plus sombres et chaotiques quand l’horreur éclate.
Jordie Bellaire, la coloriste star aux multiples Eisner Awards, apporte une palette subtile qui renforce ce contraste. Dans les scènes paisibles du quotidien, ses teintes chaudes et naturelles soulignent la quiétude presque trop parfaite de la villa. Puis surgissent des rouges sang, oranges crépusculaires et noirs d’encre, qui envahissent la page et traduisent l’angoisse et le cauchemar.
Par-delà le style, la narration graphique chamboule tout. Tynion et Martínez Bueno ont développé tout un langage visuel propre à la série : symboles étranges, glyphes mystérieux et éléments d’interface qui viennent s’insérer dans les cases. Chaque personnage est associé à une icône presque comme un logo ; des statues alien énigmatiques parsèment le décor, ajoutant au sentiment de mystère.
Ce système iconographique donne à la BD une dimension presque interactive, où le lecteur cherche des indices cachés dans l’image.
L’une des trouvailles graphiques les plus mémorables de la série reste la véritable nature de Walter, l’ami bienfaiteur. Lorsqu’il révèle son secret, le personnage est dessiné comme s’il « buguait » entre plusieurs formes – un humain, un squelette, une image qui grésille, une flamme vacillante.
Une métamorphose qui a représenté un défi technique pour l’artiste. Il décrit son processus : d’abord une version très organique et monstrueuse inspirée par le style de H.R. Giger, puis une approche plus numérique en double-exposition, avant de combiner le meilleur des deux. Martínez Bueno parle d’un style « tornade de chair » pour raconter ces images saisissantes, cauchemardesques qui expriment à elles seules l'effroi unique de la série.
Des techniques graphiques aux expérimentations, le tome 1 s’impose, même en France, avec plus de 46.000 exemplaires (donnée : Edistat) : balèze pour un comics. La beauté glaciale des décors met en valeur l’horreur viscérale des événements, précisément ce que cherchait Álvaro Martínez Bueno. Le choc visuel est total.
Dès sa parution en 2021, le titre fut salué comme l’un des meilleurs titres du secteur de ces dernières années. Les auteurs bluffant public et critiques, et le premier numéro s’est arraché devenant rapidement culte. DC Comics tenait là un succès surprise, prouvant qu’il était encore possible de choquer l’industrie avec une création originale ambitieuse.
Le bouche-à-oreille et les chroniques élogieuses ont propulsé. En France, les deux premiers volumes totalisent près de 80.000 tomes vendus — Nice House By The Sea affiche 1527 ventes, depuis sa sortie le 25 avril.
Les professionnels ne s’y sont pas trompés : les jurys des grands prix ont multiplié les distinctions. En 2022, l’Eisner Award de la Meilleure Nouvelle Série consacre James Tynion IV comme meilleur scénariste de l’année. L’année suivante, Álvaro Martínez Bueno est nommé aux Eisner pour son dessin et reçoit le prix du Meilleur Encreur, reconnaissant ainsi l’excellence de la partie graphique.
La série obtient même une nomination aux GLAAD Media Awards pour sa représentation de personnages LGBTQ+, preuve de sa modernité sur le fond aussi. Le tome 2 décroche aussi le Fauve d’AngoulêmePrix de la Série en 2024. Pas commun qu’un comics américain s’impose face aux BD du monde entier dans la plus prestigieuse compétition française.
Face à un tel engouement, James Tynion IV et Álvaro Martínez Bueno ont remis le couvert. En 2024, le duo créatif relance l’angoisse avec une seconde saison intitulée The Nice House by the Sea. Pas vraiment une suite : plutôt un cycle narratif comme un miroir déformant du premier. Cette fois, l’action déplace le huis clos dans une villa idyllique au bord de la mer, et introduit un casting entièrement inédit de survivants.
Exit le groupe d’amis de Walter : la Maison au bord de la mer accueille douze inconnus, triés sur le volet par une certaine Max, et leur présence découle d’un choix personnel. Contrairement à Walter qui rassemblait ses proches, Max a réuni les « meilleurs » représentants de l’humanité — artistes, scientifiques, politiciens, etc. — avec la promesse de les sauver du désastre. Ces élus ont accepté que périsse le reste du monde pour vivre dans ce havre paradisiaque.
Tous ont intégré « la mort de leurs amis, famille et proches… C’est une vérité avec laquelle certains d’entre eux pensent pouvoir vivre, mais ils vivent avec en ne la regardant jamais, jamais », souligne Tynion. Glaçant : si l’enfer c’est les autres, comment cohabiter avec la culpabilité d’avoir survécu aux dépens des autres ?
Le ton de The Nice House by the Sea s’annonce encore plus sombre et tendu. « Les gens dans cette maison ne s’aiment pas... C’est une maison d’étrangers et de tensions bien plus qu’une maison d’amitié »,prévient le scénariste. Ici, pas d’affection ni de souvenirs partagés entre les personnages : chacun représente un ego, un intérêt, qui risque d’entrer en collision avec les autres.
Ce postulat explore de nouvelles dynamiques narratives, basées sur la méfiance mutuelle et l’isolement émotionnel. La psychologie horrifique prend une tournure différente. Sur le plan graphique, Álvaro Martínez Bueno renouvelle entièrement l’esthétique de la série. Des lieux distincts — une maison côtière, peut-être moins opulente, mais tout aussi intrigante — et une toute nouvelle imagerie pour symboliser les personnages de Max. L’essentiel demeure, la donne a changé.
MICHRONIQUE - The Nice House on the Lake Tome 1
Les auteurs ont pris un malin plaisir à jouer avec les attentes des fans de la première heure. Certaines questions restées en suspens dans la Maison sur le lac trouvent des réponses, quand d’autres mystères apparaissent au bord de la mer. La narration reste aussi soignée et retorse, et l’horreur, toujours psychologique, se teinte d’une critique sociale acide (l’élitisme de ces survivants « parfaits » est clairement interrogé).
D’ailleurs, si chaque cycle se lit indépendamment, l’ensemble forme une grande saga cohérente sur la fin du monde orchestrée par des forces inconnues. Pas pour rien qu’Urban a intégré ces œuvres dans la même collection que Le Mythe de l’ossuaire, d’ailleurs — autres BD bien senties, dans un autre genre, mais tout aussi incontournables.
CHRONIQUE – Le Mythe de l'ossuaire
James Tynion IV confirme ici son talent pour bâtir un univers étendu et feuilletonnant, digne des meilleures séries TV, tout en conservant l’intensité propre au format comics.
En l’espace d’un cycle The Nice House on the Lake et son prolongement, The Nice House by the Sea se sont imposés dans le comic d’horreur contemporain. James Tynion IV y déploie une vision aussi effrayante de la fin du monde, ramené à hauteur humaine — ce qui la rend d’autant plus terrifiante.
Avec Álvaro Martínez Bueno de Jordie Bellaire, ils ont établi de nouvelles frontières dans la narration graphique en bande dessinée, prouvant que l’on pouvait encore innover en matière de mise en scène terrifiante.
Sombre, élégante, passionnante, elle figure déjà au panthéon des récits d’épouvante. Que vous soyez un lecteur grand public avide de frissons ou un professionnel admiratif de la maîtrise technique, une chose est sûre : cette maison pas comme les autres continuera de hanter longtemps l’esprit de ceux qui s’y aventurent… pour le meilleur et pour le pire.
Une question demeure cependant : avec qui passeriez-vous la fin du monde ?
Un extrait des trois oeuvres est proposé en fin d'article.
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
Paru le 03/02/2023
181 pages
Urban Comics Editions
18,00 €
Paru le 31/03/2023
186 pages
Urban Comics Editions
21,00 €
Paru le 13/10/2023
368 pages
Urban Comics Editions
59,00 €
Paru le 25/04/2025
200 pages
Urban Comics Editions
25,00 €
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