Fondatrice des éditions Jeanne & Juliette, l’éditrice Virginie Bégaudeau a entamé une série d’articles dans nos colonnes. Si sa maison se distingue par des récits mettant en lumière des figures féminines fortes, toujours dans des contextes historiques marqués, ce sont avant tout des oeuvres qui parlent de notre monde contemporain. L'époque, un décor plus révélateur qu'on ne l'imagine ?
Le 25/04/2025 à 15:05 par Auteur invité
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25/04/2025 à 15:05
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Aujourd’hui, les romans historiques ne se contentent plus de faire revivre des époques disparues comme on feuilletterait un vieil album photo. Non. Ils ont changé de ton. Ils se sont rapprochés de nous, sont devenus un genre vivant, vibrant, souvent politique, parfois brûlant. On y parle toujours de reines, de guerres, de robes qui traînent sur les parquets... mais aussi de choses très actuelles : le féminisme, le racisme, les questions de genre, l’écologie, la charge mentale, les identités plurielles. Bref, on parle du monde d’aujourd’hui — en le racontant depuis hier.
C’est un équilibre subtil à trouver, une espèce d’alchimie entre le respect des mentalités d’époque et la volonté de faire résonner, entre les lignes, ce qui nous touche, nous bouscule encore aujourd’hui. Et le miracle, c’est que ça marche. Que ça marche même très bien.
Le roman historique, on le pensait parfois un peu poussiéreux, relégué à la case « fresques pour longues soirées d’hiver ». Mais c’était avant. Avant que des autrices et des auteurs contemporains s’en emparent pour en faire un outil de réflexion, de contestation parfois, de réinvention surtout.
Derrière les crinolines, les champs de bataille et les palais en ruine, il y a désormais des sujets profonds. Des choses qui nous concernent, des injustices anciennes qui font écho aux nôtres. Des douleurs enfouies qui trouvent une nouvelle voix. Un peu comme si, en regardant en arrière, on pouvait mieux comprendre ce qu’on est en train de traverser.
Et ça ne tombe pas du ciel. Notre promesse chez Jeanne & Juliette ? Des héroïnes lumineuses, audacieuses, qui prennent la parole là où on ne les attendait pas. Et surtout, des récits qui font le lien — sans tricher — entre l’Histoire et nos histoires.
Il faut le dire franchement : les héroïnes d’aujourd’hui ne sont plus ce qu’elles étaient. Ou plutôt, elles le sont encore... mais on les regarde différemment. Ce qu’on veut lire maintenant, ce sont des femmes qui ne se contentent pas d’être l’amante, la mère, la muse ou la victime. On veut des femmes entières. Contradictoires. Solitaires. Brillantes. Trop libres pour leur époque, pas assez pour la nôtre — et c’est là que ça devient passionnant.
On pense à Héloïse, bien sûr, cette vivandière rescapée des campagnes napoléoniennes qui se retrouve enfermée dans un sérail à Alger. Ce n’est pas juste une histoire d’exotisme ou de captivité. C’est l’histoire d’une femme qui tente de garder la tête haute, de nouer des alliances, de résister sans bruit. Une histoire de sororité, de corps confisqué, de dignité. Et on voit très bien ce que ça raconte aussi d’aujourd’hui.
Ou encore Céleste, la fille d’un bourreau, rejetée par une société qui l’a condamnée sans procès. Elle ne rentre dans aucune case. Et pourtant, c’est elle qui, par un geste fou, va bouleverser le destin de France. Là aussi, c’est tout sauf un hasard : donner ce rôle à une héroïne issue des marges, c’est faire passer un message. Celui qu’on n’est jamais assigné à sa naissance. Que tout peut — et doit — être renversé.
Autre grande mutation du roman historique : le choix du point de vue. Avant, on racontait souvent l’Histoire par le haut. Les puissants. Les grandes décisions. Les batailles gagnées (ou perdues) par des hommes au regard sévère.
Mais aujourd’hui, ce qui nous touche, ce sont les récits d’en bas. Ceux qu’on n’a pas entendus. Ceux qu’on n’a pas voulu entendre.
Prenez Héloïse, encore. On pourrait croire qu’elle est au cœur d’un roman d’aventure ou de conquête. Mais c’est tout l’inverse. On suit les discussions, les stratégies, les douleurs d’un monde féminin qu’on n’a jamais vraiment pris au sérieux. Et c’est là toute la force : faire exister ce qui avait été effacé. Lui rendre son souffle, sa complexité.
Dans le même esprit, La Fille du bourreau explore cette violence sociale et symbolique d’un XVIIe siècle qui refuse de voir une femme comme Céleste exister autrement qu’en fantôme. Et pourtant, elle rit, elle pense, elle aime. Elle vit, en somme. Et c’est pour ça qu’on la suit.
C’est là toute la magie (et la difficulté) de ce type de romans : parler de notre monde à travers le leur, sans faire de l’Histoire un simple décor.
Quand on lit Traverser les tempêtes, on pense bien sûr à la mer, au commerce, à l’aventure. Mais derrière les voiles et les ports, il y a Gabrielle. Une jeune femme qui veut devenir capitaine. Une utopie pour l’époque ? Oui, sans doute. Et pourtant, elle tente. Elle y croit. Elle résiste. Là encore, la résonance est forte : que fait-on de nos rêves quand tout autour de nous nous dit qu’ils sont impossibles ?
Et du côté des récits de colonisation ou de choc des cultures, les romans de Jeanne & Juliette avancent avec intelligence. Héloïse, toujours elle, découvre un monde qui lui échappe, mais elle n’est jamais là pour juger. On est loin des clichés orientalistes. Ce qu’on voit, c’est un apprentissage réciproque, une tentative de compréhension. Une forme de relativisme — au sens noble.
Et l’amour dans tout ça ? Il est partout, bien sûr. Mais il n’est plus un but en soi. Ce n’est plus la récompense au bout du chemin. C’est un miroir. Un révélateur. Un endroit où les héroïnes se battent, parfois. Où elles se perdent. Et où, souvent, elles se trouvent.
Marie Mancini, amoureuse d’un roi, mais fidèle à elle-même. Ambrosia, veuve sarcastique qui joue avec les convenances. Florence, qui apprend à aimer sans renier sa discrétion farouche. À chaque fois, l’amour n’est pas une échappatoire : c’est une épreuve. Et parfois une victoire. Parce que, justement, il n’efface rien. Il révèle. Il soutient. Ou pas.
Et nous, là-dedans ? Ce qui nous bouleverse dans ces romans, c’est qu’ils nous parlent. Ils parlent de choix impossibles. De contraintes. De rêves qu’on enterre pour mieux les ressusciter. Ils parlent de nous. Pas frontalement, pas lourdement. Mais par capillarité.
Quand on referme Les Fleurs du Sérail ou Les Parures de Paris, on a cette sensation étrange de flotter entre deux époques. Comme si l’Histoire nous avait parlé doucement à l’oreille. Pas pour nous faire la leçon. Juste pour nous rappeler que rien n’est jamais figé. Que les combats d’hier nourrissent ceux d’aujourd’hui.
Et que, parfois, il suffit d’un personnage de fiction, d’un prénom au détour d’une page, pour nous redonner de la force.
C’est ça, le vrai pouvoir du roman historique quand il ose se frotter à notre modernité. Il ne plaque pas le présent sur le passé. Il les fait dialoguer. Et ce dialogue-là, on ne s’en lasse pas.
Dans notre catalogue, le roman historique n’est pas un exercice figé de reconstitution du passé, mais un laboratoire d’échos contemporains. Les héroïnes qui traversent les siècles sous la plume des autrices publiées par la maison ne se contentent pas de vivre dans leur époque : elles y résistent, elles la transforment, et par là même, elles résonnent profondément avec les interrogations d’aujourd’hui.
Féminisme, charge mentale, écologie, identité, sexualité, mémoire des dominations — autant de thèmes tissés avec finesse dans des récits ancrés dans des contextes historiques forts. Voici quelques exemples clés de cette articulation réussie entre passé et présent.
Époque et contexte : Début du XIXe siècle, Alger sous domination ottomane, après les guerres napoléoniennes. Héloïse, ancienne vivandière de l’armée française, est capturée lors d’un naufrage en Méditerranée. Elle devient l’une des captives du harem du dey d’Alger. À travers ses yeux, on découvre un monde féminin complexe, codé, régi par les lois de la survie, des alliances et des silences.
À travers la sororité et les conflits féminins en huis clos, ce roman historique interroge les dynamiques de genre et de pouvoir dans les espaces féminins, tout en abordant la violence symbolique et physique subie par les femmes sans verser dans la victimisation. Il propose un regard décentré sur l’Orient, évitant les travers de l’orientalisme pour offrir une lecture nuancée du choc culturel, en écho aux tensions interculturelles actuelles. En filigrane, il traite d’enjeux contemporains majeurs tels que la condition féminine, le consentement, la sororité, le relativisme culturel et la mémoire coloniale.
Époque et contexte : Paris, XVIIe siècle, en pleine Fronde. Résumé : Céleste, fille du bourreau, vit à l’écart de la société. Rejetée pour sa filiation, elle tente de s’émanciper de sa condition. Un jour, elle sauve de la noyade un jeune garçon inconnu… qui se révèle être le roi Louis XIV enfant.
Porté par un personnage féminin marginal, actif, insolent et lumineux, ce roman historique déjoue les assignations sociales à travers l’humour, l’intelligence et la bravoure, tout en proposant une critique des hiérarchies et de la stigmatisation à travers la condition des bourreaux. Il interroge la notion de mérite, la possibilité de réhabilitation sociale et celle d’écrire sa propre légende, tout en faisant résonner des enjeux contemporains tels que l’inclusion, le déterminisme social, l’invisibilisation des femmes des classes populaires et le pouvoir des marges.
Époque et contexte : Angleterre victorienne puis New York, fin du XIXe siècle. Ambrosia, noble anglaise, fuit un mariage arrangé. Devenue veuve dès la nuit de noces, elle part aux États-Unis sur les traces d’un secret de famille.
Dans un monde corseté, le regard ironique et l’autodérision d’une femme sur-intelligente révèlent une lutte lucide pour son indépendance financière et affective, tandis que sa rencontre avec une société en mutation, incarnée par New York, devient le miroir de son propre cheminement. Le roman aborde avec finesse des enjeux contemporains tels que la critique du patriarcat, l’humour féministe, l’indépendance, la migration choisie et la réinvention de soi.
Ce ne sont que trois exemples de ce que nos ouvrages racontent d'un passé sans l’idéaliser ni le figer, pour, en regardant de près les conflits, les contradictions, les luttes intimes d’hier, faire surgir les nôtres avec d’autant plus de justesse. Ces héroïnes historiques ne sont pas des reliques : ce sont des compagnes de route. Des éclaireuses. Et peut-être même, parfois, nos reflets en habits d’époque.
DOSSIER - Des héroïnes puissantes, entre Histoire et souffle romanesque
Par Auteur invité
Contact : contact@actualitte.com
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Ego et Deus
26/04/2025 à 08:55
Jadis, il y avait le geocentrisme. Nous pensions être le centre de l'univers.
Aujourd'hui, la mode est au chronocentrisme. Nous jugeons tout à l'aune des lubies de notre époque.
Dans les deux cas, un ego boursouflé.
Dans les deux cas, la mise à l'index de ceux qui ne partagent pas ce narratif.
Pas de quoi se réjouir. Au contraire.
jérémy laugier
26/04/2025 à 17:43
"The past is the past"
Homer Simpson