Pierre Barouh, un des principaux passeurs de la musique brésilienne dans l’hexagone, se nommait lui-même dans Samba Saravah « le français le plus brésilien de France ». Son ami et successeur, Jean-Paul Delfino, est sans nul doute l’écrivain français le plus brésilien de France. Nous l'avons rencontré à l'occasion de la parution de la collection MPB chez Istya & Cie : un ensemble de bouquins coécrit avec Helena Crudeli sur les principaux artistes et mouvements de la musique brésilienne.
L’auteur français y poursuit la mission de son aîné avec une promesse simple : résumer en moins de 180 pages et pour pas plus 15 euros la vie des principaux auteurs et mouvements de la musique brésilienne. Les deux premiers volumes sortis mettent en avant Chiquinha, l’inventrice du Choro et première femme cheffe d’orchestre du Brésil, et João Gilberto, ni plus ni moins que l’homme qui créa la bossa nova.
Une collection qui s’inscrit dans la lignée de dizaines de livres écrits par Jean-Paul Delfino à propos du Brésil ou inspirés par lui. Comment expliquer ce lien si profond entre l’auteur et ce pays grand comme 16 fois la France ? « C’est d’une simplicité complexe », nous répond-il. « Je viens d’un milieu ouvrier, où on entendait jamais parler du Brésil. Et puis un jour, quand j’ai déménagé à Aix-en-Provence à 13 ans, j’ai entendu Getz/Gilberto, le disque le plus vendu au monde ».
Là, Jean-Paul Delfino connaît le premier « AVC artistique » de sa vie. Lui qui jouait déjà de la guitare tombe de haut quand il entend ce que João sait faire avec la sienne. « Je savais jouer les Beatles, les Stones, les Brassens et Brel, mais là je me suis dit “je comprends pas”. Et ça fait 40 ans que je ne comprends pas. »
À partir de ce moment-là, le jeune homme fait du Brésil son jardin secret – « alors que tous mes potes ne rêvaient que des États-Unis » – cueillant toutes les informations qu’on voulait bien lui donner « et qui étaient d’ailleurs pour la plupart fausses, puisque les gens ne connaissent en général rien du Brésil. »
Lors de ses études, il assiste à un concert de Baden Powell, qu’il considère aujourd’hui comme le plus grand des guitaristes : « Au culot, je suis allé le voir en backstage. Le lendemain, il me donnait une interview qui devait durer une heure et qui a fini 7h plus tard, tous les deux bourrés comme des huitres. »
« Je me suis ensuite rendu compte qu’en Europe, il n’existait pas de livre sur la musique brésilienne. J’ai donc joué mon petit Rastignac et je suis monté à Paris. » À la capitale, il rencontre les « Français du Brésil », « qui m’ont donné leur amitié pendant 30 ans ». Parmi eux, Pierre Barouh, donc, mais aussi Nougaro ou Moustaki.
De vrais personnages et de grands hommes « d’une générosité exceptionnelle ». On peut le vérifier quand, après un long et bel éloge entrecoupé d’anecdotes hautes en couleur sur Pierre Barouh, Jean-Paul Delfino nous raconte sa rencontre avec Moustaki. L'interprète des Eaux de Mars, après lui avoir demandé s’il lisait des auteurs brésiliens, lui propose de parler au téléphone avec Jorge Amado : « Je suis avec Moustaki, sa guitare dans les bras, et il me demande si je veux parler avec le Victor Hugo brésilien. »
« Et pendant que je suis au téléphone avec Amado, Moustaki me dit : “tu veux rencontrer Jorge Amado ?” Puis, alors que j’ai encore le téléphone à l’oreille, il me prend par la main, m’amène à la fenêtre, me met des jumelles sur les yeux et je vois Jorge Amado à son balcon qui me dit coucou. Ils ont inventé la visio ! »
Il ne restait plus à Jean-Paul Delfino qu’à concrétiser son amour pour le Brésil. Le jeune homme s’envole pour Rio : « Dès que j’ai posé le pied sur le tarmac de l’aéroport, j’ai eu un deuxième AVC. Je n’avais la sensation de découvrir un nouveau pays, mais celle d’être rentré chez moi. »
Un coup de foudre tel que le nouveau français le plus brésilien de France aime raconter qu’au bout d’une semaine à peine il maîtrisait parfaitement le portugais.
Il rencontre de grands artistes qui, quand ils sont toujours vivants, sont toujours ses amis aujourd’hui : « Gilberto Gil, Caetano Veloso, Chico Buarque, Maria Bethânia… » et écrit le premier livre sur la musique brésilienne publié en Europe, Brasil : bossa nova. « Depuis, le Brésil ne m’a plus lâché », et Jean-Paul Delfino a arrêté de compter la dette d’amour qu’il doit à ce pays.
Ses premiers romans sont eux aussi consacrés au pays auriverde. Corcovado initie une série de neuf tomes qu’il nomme la Suite brésilienne. Quand on lui demande quel est son processus créatif, Delfino répond avec la même confusion que pour la bossa nova : « Je ne sais toujours pas comment fonctionne l’écriture. Ce n’est pas une posture. C’est un mystère absolu. »
Justement, revenons à la musique. Malgré son incompréhension assumée, nous demandons à Jean-Paul Delfino de nous parler de bossa nova : « Pour moi, c’est une musique unique au monde : avant João Gilberto, elle n’existait pas, après lui, elle n’existe plus. »
Surpris, nous admettons que nous croyions sincèrement que la « chose nouvelle » avait été co-inventée avec le compositeur Tom Jobim et le poète Vinicius de Moraes. « Jobim et Vinicius sont les signataires des plus grands succès de la bossa nova internationale. Ce sont les titres que tout le monde connaît et aime, donc tout le monde pense avec bonne foi qu’ils sont à l’origine de cette musique », explique Delfino. En réalité, seul 20 % du répertoire de Gilberto aurait été composé par Jobim et Vinicius : « Le reste ce sont des classiques de vieux sambistes : Joao a juste complexifié les accords. »
À LIRE : Vinícius de Moraes, le poète de la bossa nova
Pour Delfino, la bossa nova « c’est comme un serment d’amour chuchoté à l’oreille » : « C’est juste : “Regarde la mer… on est bien, non ? On s’embrasse ?”. » Tout est résumé dans les paroles de Gilberto dans Corcovado « Un petit chant, une guitare / Un amour , une chanson / Pour rendre heureux les gens qui s'aiment ».
Une invention qui est aussi liée à des raisons géopolitiques, nous rappelle le romancier : Chega de Saudade sort le 13 juillet 1958. Avant ça, il y avait ce qu'on appelle les « chanteurs de radio », « il fallait gueuler avec un orchestre de 25 musiciens ». Puis, en même temps que l’arrivée de la démocratie, « on a plus besoin d’hurler », la bossa nova peut naître. Enfin, en 1964 les chars sont dans la rue, la dictature militaire commence. « À partir de là, on ne peut plus faire cette musique-là, même si elle continue à influencer tout le monde », conclut Jean-Paul Delfino.
« Caetano Veloso me l’a dit un jour : "Nous sommes les fils meurtriers de la bossa nova". » Alors place aux suivants, qu'on nomme les tropicalistes : Veloso, donc, mais aussi Gilberto Gil, Chico Buarque, Maria Bethânia, les amis de Delfino, ou encore Milton Nascimento et Jorge Ben Jor. « Tous les grands ont forcément une bossa quelque part dans leurs disques, nous explique Jean-Paul Delfino, mais elle ne peut plus exister dans les mêmes conditions. »
Aujourd'hui, la bossa nova n'a plus, dans son pays même, la place qui fût sienne autrefois : « Disons que c’est une musique "de vieux", ou alors c'est associé à la musique d'ascenseur. Preuve de la perte de popularité du genre musicale, Delfino nous raconte : « L'autre jour, j'étais à Rio et je parlais de Jobim à quelqu'un, la personne a commencé à m'indiquer la direction vers l'aéroport qui porte son nom, sans savoir qu'il s'agissait d'un compositeur de musique. »
Le style aurait été « trop galvaudé par les États-Unis », explique-t-il, « on reconnaît la mélodie, mais l’orchestration n’a rien à voir, et surtout l’intention artistique a disparu : tout est devenu spéculatif. »
Le romancier fait référence à la récupération américaine de la musique brésilienne, qu'il relate notamment le livre consacré à João Gilberto. Là aussi, tout part de la géopolitique : en 1961, l'épisode de la baie des Cochons coupe les relations culturelles entre les États-Unis et Cuba. La musique cubaine, particulièrement appréciée à New York, doit être remplacée et c'est la bossa nova qui est choisie. « Les Américains ont fait des choses, à mon avis, pour des mauvaises raisons. »
Il prend notamment l'exemple de Carmen Miranda, actrice et chanteuse qui « a littéralement été habillée avec des robes de bananes ». Mais aussi de l'album entre Stan Getz et Gilberto, qui aurait laissé ce dernier largement insatisfait pour ne pas dire considérablement en colère :
Il met tout en oeuvre pour que son jazz écrase les notes des bossas novas. (...) Le Bahian, peu à peu, s'énerve. Il grommelle. Il grogne. Il maudit le Yankee en son for intérieur. Enfin, il faut que ça sorte. Comme il ne parle pas anglais, il demande à Tom [Jobim] de traduire :
« Tom, dis à ce gringo que c'est un âne. Il ne comprend rien à ma musique. »
Comme le disait Carlos Lyra : « ces impérialistes font venir chez eux les philosophes afin de copier leur philosophie », puis « ils ont foutu les philosophes à la porte ». Jean-Paul Delfino en garde une intense rancoeur contre le soft power américain et l'american way of life : « Ils ont quasiment détruit la musique brésilienne, ils ne font que du business ».
Un constat qui attriste le romancier français. Ce dernier fait le lien avec le « problème d’uniformisation » qu'il observe dans le monde de la musique actuel, pressé par un impératif de rentabilité financière plutôt que guidé par une volonté esthétique : « Ce ne sont plus des artistes, ce sont des produits. Aujourd'hui les tableaux Excel ont remplacé l'humain et la culture. »
Cette évolution met à mal la créativité, fille de la diversité : « On est dans une mondialisation musicale totalitaire », regrette Jean-Paul Delfino. Et qui se tient bien loin de ce que représente la musique brésilienne, elle qui, plus qu'aucune autre, est riche des différentes origines dont elle se nourrit : « Baden Powell me disait que juste dans l’État de Bahia au Brésil, on recense 157 rythmes différents. Les harmonies viennent plutôt de l’héritage amérindien, les rythmiques sont africaines, et les mélodies, européennes. C’est ce mélange-là qui a créé une musique aussi riche. »
« Ma position n'est pas de glorifier le passé ni de dire "c'était mieux avant", ce serait une erreur fondamentale. Je dis simplement "rendez-nous nos particularismes et respectez les différences". » Mais Jean-Paul Delfino combat le fatalisme : « Toute évolution n'est pas une révolution. L’histoire musicale aussi est comme l’Histoire avec un grand H : elle bégaie. »
« Tous les jours j'essaie de trouver des solutions, si j'ai fait cette collection c'est aussi pour ça. » Des livres co-écrits avec Helena Crudeli, qui fait partie de cette « minorité de jeunes qui veulent faire des choses belles ». Cette dernière écrit des encadrés qui entrecoupent le texte de Delfino : « le lecteur peut avoir deux plaisirs, entrer dans la chair de la vie de Gilberto, tout en ayant eu un João Gilberto pour Les Nuls »
« Helena a deux avantages sur moi : elle a la moitié de mon âge, et c’est une femme », ce qui permet une collaboration dynamique, un jeu de ping-pong dans lequel Jean-Paul Delfino apprend beaucoup. « C'est par exemple elle qui m'a dit que j'étais trop dur avec Astrud Gilberto, elle a fait un encadré expliquant que sa relation avec Stan Getz était plus compliquée que je croyais. »
Même chose avec Miùcha, soeur de Chico Buarque et deuxième épouse de João Gilberto, longtemps empêchée dans sa carrière de chanteuse par ses parents progressistes — ils étaient notamment des intimes de Simone de Beauvoir — qui trouvaient dégradant pour une femme de monter sur scène. « Avoir une collaboratrice comme Helena, ça enrichit les bouquins. »
Enfin, Helena Crudeli a regroupé toute la bibliographie documentaire des livres pour laisser au lecteur l'opportunité d'aller fouiller plus loin dans le trésor de la musique brésilienne. Et pour accompagner la lecture, les deux co-auteurs ont mis en place des playlists de près de 80 titres à scanner au début de chaque livre.
Crédits image : (c) Ouarda Laroubi
Par Ugo Loumé
Contact : ul@actualitte.com
Paru le 27/03/2025
172 pages
Slatkine et Cie
14,90 €
Paru le 27/03/2025
168 pages
Slatkine et Cie
14,90 €
Paru le 20/04/2006
442 pages
Points
10,20 €
Commenter cet article