À l’occasion de la Journée mondiale du livre et du droit d’auteur, célébrée le 23 avril, la ministre de la Culture Rachida Dati et la ministre déléguée chargée de l’Intelligence artificielle et du Numérique Clara Chappaz, ont annoncé le lancement d’un cycle de concertation entre développeurs de modèles d’intelligence artificielle générative et ayants droit issus des filières de la culture et des médias. Côté participants, elles restent néanmoins encore vagues...
Le 24/04/2025 à 13:25 par Hocine Bouhadjera
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24/04/2025 à 13:25
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Dans le cadre de la commission des affaires culturelles, à l’occasion d'une table-ronde - avec notamment le président du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) Jean-Philippe Mochon -, l’idée d’un dialogue structuré entre développeurs d’IA et ayants droit avait déjà été émise. Parmi les intervenants figurait Éric Barbier, référent intelligence artificielle au bureau national du Syndicat national des journalistes (SNJ) et participant actif du contre-sommet de l’IA.
Le cycle de concertation porté par la rue de Valois s’inscrit, à l'inverse, dans la continuité du Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle, organisé à Paris du 6 au 11 février 2025, et entend « prolonger la dynamique de dialogue entre les secteurs de la culture, des médias et de l’IA ». L’objectif affiché est clair, ou flou c'est selon : « Favoriser une compréhension commune des enjeux, mettre en lumière des intérêts partagés et faire émerger de bonnes pratiques pour une IA qui respecte la création. »
Ce rapprochement est perçu comme stratégique par les deux ministres. « Il s’agit de garantir que les données culturelles françaises, francophones et européennes soient valorisées dans les systèmes d’IA, tout en respectant les droits de leurs créateurs », indique Clara Chappaz. Pour Rachida Dati, l’enjeu est de « préserver un modèle de société fondé sur l’équilibre entre innovation, souveraineté et respect des droits culturels ».
Dit autrement, elles constatent : « L’emploi de données protégées reste un sujet sensible, notamment en l’absence d’accords de licence en nombre suffisant entre les ayants droit français et les acteurs de l’IA ». Ces accords, comme entre Le Monde et OpenAI, encore rares, devraient, selon elles « faire l’objet d’un travail méthodique sur les modalités concrètes de rémunération des contenus ».
Si depuis le 1er août 2024, le règlement européen sur l'intelligence artificielle (IA) est entré en vigueur, la juriste Maïa Bensimon, Secrétaire Générale du Conseil Permanent des Ecrivains (CPE), Déléguée générale du Syndicat National des Auteurs et Compositeurs (SNAC), et Vice-Présidente d'EWC (European Writers' Council), partage, au nom du SNAC : « Ce que nous attendons de la part des acteurs de la tech, c’est un respect réel de la réglementation existante, notamment en ce qui concerne les droits d’auteur. On ne pourra pas indéfiniment rester dans un discours de principe. Il faut sortir du degré zéro de l’engagement : sans respect des règles fondamentales, la concertation perdra son sens. »
Elle constate : « L'AI Act reste à ce stade trop généraliste pour être pleinement applicable au secteur culturel. Il ouvre cependant la voie à des efforts collectifs, comme la mise en place d'un code of practice, même si certaines entreprises ont déjà annoncé qu’elles ne signeraient pas. »
Plus généralement, en tant que déléguée générale du SNAC, elle tient à exprimer une profonde déception : « À la sortie du sommet sur l’IA, la charte proposée, qui faisait consensus dans tout le secteur culturel, n’a pas été reprise. C’est une occasion manquée, d’autant plus regrettable qu’elle aurait pu poser les bases d’un dialogue réellement constructif. » Le 10 février 2025, dans le cadre du Sommet d’action sur l’intelligence artificielle organisé à Paris, une charte internationale consacrée à la Culture et à l’Innovation a en effet été adoptée. Le texte, qui s’inscrit dans la continuité de plusieurs accords et déclarations internationaux, a été signé par, entre autres, la FEE/FEP ou l'IPA.
« Donc aujourd’hui, comme on dit, chat échaudé craint l’eau froide : à défaut de déclarations d’intention, nous attendons désormais des engagements concrets et un respect strict de la réglementation en matière de droit d’auteur », partage avec nous la Secrétaire Générale du CPE, et d'en appeler : « Les acteurs de la tech doivent sortir du degré zéro de la réflexion sur ces enjeux : il est temps de reconnaître les auteurs comme les titulaires légitimes des droits, et non comme des obstacles à contourner. »
Le SNAC reste donc dans l’attente de ce qui va suivre, entre les règles qui existent déjà et qu’il faut appliquer, et celles qu’il reste à inventer : « Sur ce plan, nous suivons de près les travaux du CSPLA, qui pose les bons diagnostics, même si la mise en œuvre reste à concrétiser. L’un des sujets essentiels, c’est la mise en œuvre de licences individuelles ou en gestion collective, adaptées à la diversité des secteurs culturels et aux mécanismes propres à chacun. On parle beaucoup de la règle ART (Autorisation, Rémunération, Transparence), mais on est encore loin de la transparence attendue. »
Dans le cadre de cette concertation, une attention particulière sera portée, selon le communiqué du ministère de la Culture, à l’amélioration des dispositifs dits d’« opt-out », permettant aux titulaires de droits de signaler leur volonté d’exclure leurs œuvres des bases de données utilisées pour l’entraînement des IA. Le gouvernement souhaite « renforcer la visibilité de ces dispositifs auprès des développeurs » et faciliter leur mise en œuvre grâce à « l’identification d’outils adaptés ».
Stéphanie Le Cam, juriste et directrice de la Ligue des auteurs professionnels commente : « Je trouve que le mécanisme d’opt-out, tel qu’il existe aujourd’hui, est à la fois mal encadré et inefficace. En l’absence d’un retour à l'opt-in, qui permettrait aux auteurs de donner leur consentement explicite avant toute utilisation de leurs œuvres, ces derniers se retrouvent dépossédés de leur droit fondamental à décider des usages de leurs créations, ce qui affaiblit non seulement la protection de la propriété intellectuelle, mais aussi la reconnaissance de leur travail. »
Le 23 juillet 2024, entre autres, une large coalition réunissant plusieurs centaines de milliers de créateurs – écrivains, traducteurs, compositeurs, réalisateurs, journalistes et autres professionnels de la culture – a lancé un appel pressant au Parlement européen en faveur d’un renforcement de l’application de l’IA Act. Dans ce texte, les signataires alertaient notamment sur les difficultés rencontrées par les créateurs pour faire valoir concrètement leur droit de réserve face à l’exploitation de leurs œuvres par des systèmes d’intelligence artificielle. Ils demandaient par ailleurs la mise en place de dispositifs garantissant un consentement explicite, une transparence accrue et une juste rémunération, afin d’assurer aux auteurs un véritable contrôle sur l’usage de leurs créations par l’IA.
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Cette dernière pousse la réflexion : « Quand on parle des ayants droit, il me semble essentiel de préciser de qui on parle exactement. Est-ce qu’on inclut bien tous les secteurs ? Cette question est fondamentale, car on constate, dans les faits, de profondes inégalités entre les différentes branches culturelles. Tous les ayants droit ne disposent pas des mêmes moyens pour défendre leurs intérêts. Dans le domaine du cinéma, par exemple, ou la musique, les auteurs ont la chance de pouvoir compter sur des organismes de gestion collective puissants, contrairement aux auteurs du livre. Il est donc impératif de ne pas parler des "ayants droit" comme d’un bloc homogène, mais de reconnaître la diversité des situations et la nécessité d’un soutien différencié, en particulier pour les secteurs les plus fragiles. »
Et de développer : « Quand je regarde l’écosystème dans son ensemble – la musique, l’audiovisuel, les arts visuels, la photographie –, je vois bien que nous ne sommes pas tous dotés des mêmes moyens pour faire entendre notre voix. Les auteurs du livre sont pourtant les fournisseurs principaux de la matière première qui nourrit les modèles d’IA. Or, ce sont les illustrateurs, les traducteurs qui souffrent actuellement le plus du développement des IA. Il y a là un déséquilibre évident, et c’est ce déséquilibre que nous devons rendre visible. »
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Les parties prenantes seront prochainement conviées à une première réunion de travail, prévue au printemps 2025. Identifiées par les services du ministère de la Culture et ceux du ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, elles regrouperont des représentants des grandes plateformes technologiques, des start-ups IA, mais aussi des sociétés d’auteurs, éditeurs, producteurs, journalistes et autres acteurs du secteur culturel. Le mystère demeure donc sur les acteurs qui seront conviés...
« Pour l’instant, je n’ai pas été prévenu "officiellement", partage la directrice de la Ligue des auteurs professionnels », et de se questionner, elle aussi, si tous les interlocuteurs concernés - les acteurs de l'IA - accepteront de venir...
Elle constate : « Lorsqu’on entend "ayants droit", on pense souvent immédiatement aux organismes de gestion collective. Mais dans le secteur du livre, cette vision est trop réductrice. Il faut parler des organisations professionnelles d’auteurs, des syndicats, des collectifs : tous ceux qui représentent concrètement les créateurs. Nous avons des choses à dire, des positions construites, des analyses solides – mais encore faut-il nous inviter à la table. »
Toujours en s'attachant à la sémantique, en juriste pour qui la précision dans les termes, elle perçoit un effacement progressif des créateurs dans les discours : « Le mot "créateur" disparaît. Le mot "auteur" aussi. Et cet oubli n’est pas anodin : il en dit long sur la place qui nous est faite dans les grands chantiers qui se dessinent. Il faut que cela change. Nous devons réaffirmer avec force notre rôle central dans la chaîne de valeur. »
Plus généralement, elle déplore que la ministre de la Culture aborde l’intelligence artificielle uniquement sous l’angle du droit de la propriété intellectuelle, sans tenir compte de la concurrence déloyale que les modèles d’IA générative exercent sur les auteurs, qu’elle considère aussi comme des travailleurs. Elle dénonce un pillage massif et ancien des œuvres humaines, entraînant une invisibilisation du travail créatif et une dévalorisation économique et psychologique des auteurs. Et de critiquer un discours politique trop lisse, qui masque, selon elle, l'absence d'engagement réel.
Mais finit sur une note d'espoir : « Il y a un frémissement. Le fait que la ministre parle enfin de licences, de cadre juridique, de reconnaissance implicite de la valeur des contenus, c’est un signal politique qu’il faut prendre en compte. Mais nous serons attentifs. Il faut aller au-delà des intentions. Venir discuter, c’est un bon début. Mais ce que nous attendons, ce sont des engagements fermes : sur les accords de licence, sur la rémunération, sur la reconnaissance pleine et entière du travail des créateurs. »
De son côté, Maïa Bensimon, au nom du SNAC, inscrit dans le CPE, reste concentrée sur cette priorité : « Faire appliquer les règles existantes et construire un cadre respectueux pour l’avenir. Il est crucial qu’on ne laisse pas l’art et les créateurs sur le bord du chemin. On ne peut plus faire comme si ces œuvres n’étaient pas protégées. L’intelligence artificielle sera encore là demain, c’est certain. Mais nous devons agir maintenant pour que ses usages respectent les auteurs et leurs droits. »
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Et d'être formelle : « Il faut maintenant aller plus loin : comment rémunérer l’usage des œuvres dans l’entraînement des IA ? Que fait-on des contenus générés – y compris des deepfakes – qui exploitent sans autorisation le travail des auteurs ? Ce sont des questions concrètes qui demandent des réponses claires. C’est précisément là que le dialogue doit s’installer, dans un esprit constructif et rigoureux. »
« Ce cycle de concertation marque une étape essentielle dans la construction d’une intelligence artificielle éthique et conforme à nos principes républicains », assure de son côté Rachida Dati, et de conclure : « L’avenir de l’IA se joue aussi dans la reconnaissance pleine et entière de la valeur de la création. »
Pour encadrer les travaux, deux personnalités ont été nommées : Marc Bourreau, professeur d’économie à Télécom-Paris (Institut polytechnique de Paris), et Maxime Boutron, maître des requêtes au Conseil d’État. Leur mission : coprésider le cycle de concertation et en garantir la rigueur intellectuelle, tant sur les aspects économiques que juridiques.
Crédits image : Ecole polytechnique / CC BY-SA 2.0
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
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