Comprendre les pratiques rituelles sur le continent africain, c’est entrer dans un système de pensée fruit de cultures millénaires, avec une articulation très singulière entre la modernité et les traditions marquées par l’oralité, mais aussi par le secret.
Sur le continent africain, les mondes visibles et invisibles ne s’ignorent pas. Ils cohabitent, dialoguent, s’affrontent parfois. Ce n’est pas qu’une question de foi, c’est un système de pensée, une manière de se situer dans le monde, une organisation du sensible. Là-bas, les esprits ne flottent pas dans des limbes abstraits, ils agissent, habitent les villages, s’invitent dans les corps, dictent parfois les règles du jeu. Le quotidien s’imprègne d’une énergie multiple, mouvante, capable de transformer un champ en espace sacré, une calebasse en outil divinatoire, un mot en destin.
Les rituels structurent la vie sociale autant qu’ils apaisent les tensions. Ils consolident les appartenances, protègent les équilibres fragiles, rendent audible ce qui se chuchote dans les marges du visible. L’anthropologue française Jeanne Favret-Saada, à qui l'on doit notamment Les mots, la mort, les sorts (1977), et Désorceler (2009), en parlant de la « logique de la sorcellerie », rappelait que ces pratiques n’ont rien de folklorique : elles relèvent d’un mode de connaissance, d’un langage d’action et de résistance.
On n’invoque pas un esprit par goût de l’étrange, mais pour agir, dénouer, trancher, parfois punir. Le rite dit ce que le verbe ne peut contenir. Si Jeanne Favret-Saada a effectué l'essentiel de son travail dans le bocage mayennais, bien loin de l'Afrique, ses études éclairent d'un jour singulier des pratiques spirituelles et magiques que l'on retrouve, finalement, sur tous les continents, même si c'est toujours dans des formes quelque peu différentes.
L’Afrique, composée de courants de croyances très divers, n’a jamais proposé une vision homogène de la spiritualité. Du vaudou haïtien enraciné dans les croyances du Bénin à la cosmologie dogon du Mali, des traditions bantoues du Congo aux pratiques nganga d’Angola, chaque région tisse ses propres passerelles entre les vivants et l’au-delà. Loin d’une mythologie uniforme, le continent célèbre une multitude d’univers, chacun avec ses médiateurs, ses formules, ses tabous. On entre en contact avec les ancêtres par la danse, la transe, le rêve, la maladie parfois. Le corps devient messager, le silence s’impose comme une preuve.
La magie, dans ces sociétés, ne divise pas le monde entre illusion et vérité. Elle agit. Elle transforme les rapports de pouvoir, soulève des questions morales, inquiète les autorités religieuses importées. Les travaux du professeur émérite d'anthropologie à l'Université d'Amsterdam Peter Geschiere, sur la sorcellerie en Afrique centrale, montrent que cette dernière ne disparaît jamais vraiment, même lorsqu’elle semble étouffée par la modernité ou l’urbanisation. Elle se reconfigure, s’adapte, glisse dans les interstices des villes, s’implante dans les réseaux numériques. La modernité ne chasse pas les esprits ; elle leur offre de nouveaux visages.
Il serait tentant d’opposer croyance et rationalité. Pourtant, dans les sociétés africaines, la sorcellerie s’inscrit dans des logiques parfaitement cohérentes. Elle répond à des conflits, répare des injustices, déplace les responsabilités sociales. Dans le domaine du jeu, comme sur Instant Casino, malgré tout ce qui relève de la plus forte modernité et des dernières technologies, les superstitions et les pratiques rituelles vont bon train. Les ethnologues professeurs à l'université de Chicago et originaires d'Afrique du Sud Jean et Jeanne Comaroff, à qui l'on doit Modernity and Its Malcontents. Ritual and Power in Post-colonial Africa (1993 - La modernité et ses mécontents. Rituels et pouvoir en Afrique postcoloniale), ont décrit comment, dans l’Afrique postcoloniale, les accusations de magie traduisent souvent des tensions liées à l’économie ou aux inégalités sociales. Là où l’ordre chancelle, le recours au monde invisible devient une manière d’interroger la légitimité, de nommer ce qui dérange.
À l’inverse d’une spiritualité figée, ces traditions circulent, s’hybrident, s’exportent. Des guérisseurs de Dakar aux prêtresses d’Abomey, des devins de Soweto aux maîtres de fétiches de Cotonou, une même capacité à métaboliser l’invisible traverse les siècles. Cette permanence n’empêche ni la mutation, ni la créativité. La spiritualité africaine n’a jamais été un conservatoire figé ; elle fonctionne comme un langage vivant, fait de mémoire, de souffle et d’imagination. C'est bien ce que démontre Éric de Rosny, professeur à la Faculté des sciences sociales de l'Université catholique d'Afrique Centrale Yaoundé dans son article La résistance des rites traditionnels dans l’Afrique moderne.
Dans ce travail pionnier, Peter Geschiere s’attaque à un sujet délicat : le rôle politique de la sorcellerie dans les sociétés africaines contemporaines. Loin de réduire ces pratiques à des résidus archaïques, il montre comment elles s’articulent étroitement aux dynamiques modernes. Sorcellerie et démocratie, marché et malédiction, migration et envoûtement : ces notions ne s’excluent pas, elles se répondent et se nourrissent.
L’auteur s’appuie sur des années de terrain au Cameroun pour comprendre comment les soupçons de sorcellerie circulent dans les familles, dans les quartiers, dans les sphères de pouvoir. La rumeur prend souvent le relais du droit, la peur se glisse dans les silences institutionnels. À mesure que les structures sociales se transforment, le recours à l’invisible se renforce. Les pratiques occultes ne reculent pas face au progrès ; elles s’insinuent dans les failles de la modernité.
L’ouvrage analyse aussi la manière dont les pouvoirs politiques manipulent ces croyances. Accuser un opposant d’être sorcier revient à le délégitimer, à l’isoler, à le condamner sans preuve. L’accusation devient un outil de contrôle social. Ce jeu complexe entre le visible et l’invisible, entre la loi et la peur, crée une cartographie nouvelle du pouvoir. Geschiere montre comment les représentations de la sorcellerie s’adaptent aux contextes urbains, aux migrations, aux transformations économiques.
Voilà un livre qui invite à repenser les frontières entre le rationnel et l’irrationnel. Loin de disqualifier ces pratiques, il leur restitue une profondeur politique, une cohérence interne, une efficacité sociale. À travers cette lecture, l’Afrique se révèle comme un laboratoire d’observation du lien entre mythe et pouvoir, entre récit et violence, entre mémoire et manipulation.
Jean Comaroff et John L. Comaroff offre ici la compilation d'une série d’enquêtes ethnographiques sur les tensions entre l’État postcolonial africain et les formes de spiritualité, de ritualité et de pouvoir issues de la tradition. À rebours d’une vision linéaire du progrès, les auteurs interrogent la manière dont la modernité, loin de dissiper les forces invisibles, semble en raviver la présence. Loin d’être des vestiges du passé, les rituels se réinventent au cœur du contemporain, dans un paysage où le politique et le sacré n’ont jamais été totalement disjoints. Le recueil invite à lire la modernité non comme un effacement du magique, mais comme un terreau fertile pour sa reconfiguration.
Chaque étude de cas, ancrée dans un contexte particulier — qu’il s’agisse de la Zambie, de l’Afrique du Sud, du Bénin ou du Nigéria — explore la façon dont les symboles religieux, les formes rituelles et les imaginaires mystiques accompagnent les mutations sociales. La sorcellerie, les cultes de possession, les rituels d’initiation ou encore les églises prophétiques ne disparaissent pas avec l’urbanisation ou la bureaucratie. Ils s’inscrivent dans les interstices du pouvoir officiel, le contestent parfois, ou le prolongent autrement. L’autorité de l’État, souvent perçue comme absente, corrompue ou opaque, laisse place à d’autres formes de légitimation plus incarnées, plus sensibles, plus efficaces aux yeux des populations.
L’un des fils rouges du livre repose sur la question du langage. Car le pouvoir ne s’exerce pas uniquement par la force ou la loi, mais aussi par les récits, les chants, les gestes codifiés. Les rituels décrits dans ces enquêtes deviennent des lieux de production symbolique, des scènes où se rejouent les drames sociaux. Les individus y réinterprètent leur condition, dénoncent les injustices, expriment leurs espoirs ou leurs peurs. Le rituel ne fait pas qu’ordonner le monde : il crée des espaces où ce monde peut être repensé, déplacé, parfois renversé.
Ce volume collectif, dense et polyphonique, trace un portrait sans concession d’un continent tiraillé entre héritages coloniaux, promesses démocratiques et aspirations spirituelles. Il démontre que les malcontents de la modernité ne sont pas les victimes passives d’un monde qui les aurait trahis. Ils en sont les acteurs, les inventeurs, les critiques. À travers les rituels, les invocations, les visions et les transes, ils réinventent sans relâche des formes de présence au monde, où le visible et l’invisible, le politique et le surnaturel, l’ancien et le nouveau se trament dans une même écriture.
Voilà un ouvrage qui rassemble les regards croisés de plusieurs spécialistes sur un monde souvent méconnu ou caricaturé. Le point de départ des auteurs tient en une idée forte : saisir l’âme de l’Afrique exige une immersion dans les logiques invisibles qui irriguent la vie quotidienne. Klaus E. Müller et Ute Ritz-Müller, ethnologues reconnus, y développent une anthropologie du sensible, fondée sur des années de recherches de terrain. À travers une multitude d’exemples, de rites, de cérémonies et d’initiations, se dessine une Afrique diverse mais animée par une trame commune : la présence active des forces invisibles, leur implication dans les affaires humaines, et la nécessité de maintenir un équilibre subtil entre les vivants et les morts.
Le livre ne s’enferme pas dans un traitement abstrait de la magie. Il rend compte de sa densité symbolique, de sa fonction sociale, de son efficacité perçue. Il donne à voir des pratiques complexes, codifiées, parfois spectaculaires, sans jamais sombrer dans l’exotisme ou le sensationnalisme. La femme possédée par le dieu des chasseurs, l’adepte de Koku qui s’inflige des blessures en état de transe, ou encore les autels de guérison improvisés dans les rues : autant de scènes racontées avec précision, sans jugement, où le surnaturel s’inscrit dans les corps, les gestes, les croyances, les savoirs. Ce qui frappe, c’est la cohérence interne de ces systèmes magico-religieux, où chaque geste répond à une intention, chaque mot prononcé s’inscrit dans une économie des signes et des puissances.
L’iconographie abondante constitue une dimension essentielle du livre. Les photographies de Henning Christoph, ethnologue et reporter de renom, accompagnent le texte comme une seconde narration, muette mais puissante. Elles prolongent les descriptions, leur donnent chair, rendent tangibles les ambiances, les regards, les objets de culte, les textures des lieux. Loin de tout esthétisme gratuit, ces images servent un propos documentaire, parfois poignant, souvent déroutant, toujours habité. À travers elles, une autre Afrique surgit, ni archaïque ni figée, mais travaillée par la mémoire, le rapport aux ancêtres, la parole agissante, les forces qu’on invoque autant qu’on redoute.
Au fil des pages, l’ouvrage devient une archive vivante de savoirs traditionnels, une cartographie précieuse des pratiques de médiation entre visible et invisible. Le lecteur entre dans un univers où les maladies trouvent des causes sociales et spirituelles, où la parole soigne ou tue, où l’ordre du monde repose sur des équilibres fragiles, maintenus par les rites. Il ne s’agit pas ici de mystifier, encore moins de réduire ces pratiques à des formes d’irrationalité. Au contraire, l’ouvrage offre un espace d’intelligibilité. Il montre comment la magie africaine construit du sens, régule les tensions, et, bien souvent, guérit les âmes. Un livre dense, foisonnant, érudit et profondément respectueux. Dans un volet plus contemporain, on peut aller découvrir Le rêve du pêcheur, de Hemley Boum, lauréat du Grand prix Afrique 2025.
Crédits illustration Pexels CC 0
Par Victor De Sepausy
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