L'éditrice Virginie Bégaudeau, fondatrice des éditions Jeanne & Juliette inaugure pour ActuaLitté une série d'articles : si sa maison publie des récits où les femmes sont au centre, elles s'inscrivent dans un cadre historique fort. Des héroïnes de choc dans un contexte qui ne l'est pas moins. Portraits de femmes et évolution dans la littérature de leur représentation : un premier texte hors norme.
Le 22/04/2025 à 16:11 par Auteur invité
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22/04/2025 à 16:11
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Quand les femmes entrent dans l’Histoire… et dans les romans. Il suffit de se replonger dans certains vieux romans historiques pour sentir à quel point les femmes ont longtemps été mises sur pause. Elles étaient là, oui, mais souvent à l’arrière-plan, comme si l’Histoire ne les concernait que de loin. Muse, tentatrice, épouse silencieuse, ou tragique héroïne à sacrifier sur l’autel d’un récit épique — leurs rôles semblaient écrits d’avance. Elles étaient présentes, bien sûr, mais rarement actrices. On les regardait faire… sans vraiment les écouter.
Et puis quelque chose a changé. Progressivement, presque en douce, les femmes ont commencé à prendre la parole, à occuper la scène autrement. Pas juste en robe d’apparat ou en larmes au balcon d’un château. Elles se sont mises à agir, à penser, à décider. Le roman historique a commencé à les regarder autrement. Comme des êtres entiers, complexes, parfois contradictoires, souvent puissants.
Elles prennent leur place, enfin. Pendant des siècles, les héroïnes de fiction historique étaient là pour faire joli, ou pour faire avancer l’intrigue d’un homme. On les aimait pures ou perdues, mais rarement libres. Il a fallu du temps — et quelques autrices courageuses — pour changer la donne. Aujourd’hui, on les voit se battre, aimer, régner, fuir, créer. Et parfois tout ça à la fois. Elles ne sont plus juste le décor, elles sont le moteur du récit. Et honnêtement, ça change tout.
Des rôles plus riches, plus vrais. Ce qui est frappant aujourd’hui, c’est la variété des rôles qu’on leur offre enfin. Il y a les grandes reines, bien sûr — celles qu’on imaginait toutes-puissantes, mais qui, en coulisses, devaient souvent composer avec des contraintes insoutenables. Il y a aussi les mères, les épouses — mais pas celles d’hier, figer dans le silence ou la résignation. Celles-là ont des choix à faire, des combats intérieurs, des doutes, de l’ambition. Et puis il y a les résistantes, les combattantes, celles qu’on n’attendait pas et qui ont pourtant agi — dans l’ombre, souvent, mais avec une force bouleversante.
Et n’oublions pas les marginales. Les sorcières, les folles, les servantes anonymes qu’on avait laissées dans les recoins de l’Histoire officielle. Le roman historique moderne s’empare de ces figures, les écoute, leur donne une voix. C’est un peu comme si on rallumait la lumière dans une pièce longtemps fermée. Ce qu’on y découvre ? Des vies incroyables, des injustices criantes, mais aussi une dignité inouïe.
Changer de regard, réécrire l’Histoire aujourd’hui, beaucoup d’autrices (et certains auteurs aussi, heureusement) choisissent de raconter l’Histoire autrement. Non en l’enjolivant, mais en la regardant par un autre prisme. Ce n’est plus seulement la guerre vue par les généraux, ou la cour racontée par les rois. C’est la famine vécue par une paysanne. C’est la Révolution dans les yeux d’une tricoteuse des tribunes. C’est une jeune fille noire, oubliée par les archives, à qui on rend enfin un nom et une histoire.
C’est cette réécriture-là qui bouleverse, parce qu’elle ne cherche pas à coller au récit officiel. Elle veut simplement être juste. Humaine. Et ça, ça change la façon dont on lit l’Histoire. Et peut-être même dont on la comprend.
Merci à celles qui écrivent. Impossible de parler de tout ça sans saluer celles qui, plume en main, ont ouvert la voie. Il a fallu du courage pour écrire des femmes libres dans un monde qui ne les voyait pas comme telles. George Sand, Marguerite Yourcenar, Maryse Condé… et tant d’autres, connues ou moins connues, ont redonné à ces héroïnes l’ampleur qu’elles méritent. Elles ont écrit contre le silence, contre l’effacement. Et grâce à elles, on peut aujourd’hui lire des récits plus vrais, plus vibrants.
Ce que le roman historique fait aujourd’hui, c’est rééquilibrer la mémoire. Reprendre les fils coupés. Donner à entendre les voix qu’on avait mises en sourdine. Et il y a là quelque chose de profondément réparateur. Pour la littérature, mais aussi pour nous, lecteurs et lectrices.
Parce que dans ces héroïnes d’hier, souvent, on retrouve un peu de nous.
Ce qu’on ressent en lisant les romans de Jeanne & Juliette, c’est une cohérence discrète, mais puissante : celle d’un regard posé, tendre parfois, sans concession surtout, sur les femmes et sur les histoires qu’on ne leur a pas toujours laissées raconter. Les héroïnes qu’on y croise n’ont rien de l’héroïne parfaite ou docile. Elles sont cabossées, fières, en mouvement. Elles échappent aux cases. Et franchement, ça fait du bien.
Beaucoup de ces femmes commencent leur histoire en courant. Ou plutôt en partant : d’une maison, d’un mariage, d’un nom trop lourd. Florence fuit un fiancé, Ambrosia un veuf déjà mort, Céleste son nom maudit, Yolande la violence d’un foyer. Mais ce n’est jamais une fuite vers le néant. C’est une fuite qui réinvente, une marche vers soi. Une traversée. Parce que partir, c’est refuser de se laisser enfermer. Et ça, dans un roman, ça n’a rien d’un détail : c’est le point de bascule.
Ce qu’elles fuient n’est pas toujours l’oppression pure : parfois, c’est plus subtil, plus rampant — le confort qui étouffe, les attentes qui paralysent. Ce qu’elles cherchent, ce n’est pas seulement la liberté : c’est l’air. Leur propre souffle. Une place à elles.
Dans ces romans, le corps n’est jamais neutre. Il est traversé, marqué, désiré, défiguré, refoulé, parfois même oublié. Céleste le déguise. Yolande le subit. Héloïse tente de le protéger. Gabrielle s’en sert comme d’un outil — de négociation, d’endurance, de stratégie. Et ce qui frappe, c’est la pudeur avec laquelle ces récits parlent de chair. Jamais d’exhibition. Mais une conscience aiguë que le corps, pour une femme, est à la fois terrain de lutte et d’identité.
Et puis il y a le désir. Ces héroïnes aiment. Elles désirent. Parfois à contretemps et sans retour. Mais jamais sans puissance. Leur rapport aux hommes est complexe — elles ne sont pas les objets du récit amoureux, elles en deviennent les sujets. Et cela change tout.
Le mot pouvoir peut sembler anachronique pour des femmes vivant au XVIIe, XVIIIe ou XIXe siècle. Et pourtant, elles en ont. Et elles l’exercent. Pas forcément dans l’arène politique, mais dans les zones grises : l’art, l’économie souterraine, les réseaux informels, la maîtrise de leur récit. Gabrielle, en dirigeant son navire. Basilique, en dessinant ses bijoux. Florence, en devenant indispensable sans jamais se montrer trop.
Ces héroïnes ne changent pas le monde à la force du poing — mais par la constance, la ruse, l’observation. Ce sont des tacticiennes de l’ombre. Des stratèges discrètes. Et, souvent, ce sont elles qui sortent grandies là où d’autres tombent.
Elles sont seules, du moins même en ayant des proches. Ou en tout cas, elles apprennent à ne pas dépendre. La solitude n’est pas ici une tragédie. Elle est une nécessité, un choix, parfois même une fierté. Marie, rejetée de la cour, trouve dans l’écriture une fidélité à elle-même.
Gabrielle dirige son équipage, mais reste en retrait, parce qu’au fond, elle se sait étrangère au monde des hommes qu’elle mène. Héloïse est dans son harem, Florence doit se battre pour exister au sein d’une riche famille. Alice a été abandonnée à son sort parisien. Yolande, elle, n’a que sa propre force pour tenir debout dans un Paris qui ne lui promet rien.
Et dans cette solitude, une richesse inattendue : celle de se construire selon ses propres règles. De n’appartenir à personne. Ni père, ni mari, ni maître. Et parfois, pas même à l’amant.
L’un des axes les plus subtils des romans de Jeanne & Juliette, c’est leur rapport à l’amour. Ces héroïnes aiment, oui — mais pas au prix d’elles-mêmes. Ce ne sont jamais des histoires d’amour classiques. Ambrosia repousse les avances brillantes, mais creuses. Marie renonce à Louis XIV sans renoncer à sa flamme. Céleste embrasse la liberté plus que les bras d’un homme. Et Gabrielle découvre que l’amour véritable ne doit jamais corseter le rêve.
Quand elles tombent amoureuses, ces femmes ne se perdent pas : elles se révèlent. L’amour devient alors une épreuve de vérité. Un miroir. Et parfois, un catalyseur. Il ne les définit pas, il les aide à se définir. Et les hommes sont toujours une manière de s’émanciper, mais jamais une figure de soumission.
Chez Jeanne & Juliette, on ne crie pas souvent. Mais on dit non. Pas toujours fort. Pas toujours clairement. Mais ça résonne. Un regard qu’on détourne ou une robe qu’on refuse. Une question qu’on ose poser. Ce sont des romans de la nuance, où la révolte est intime, presque feutrée, mais bien réelle. Une forme de désobéissance douce, mais inaltérable.
Et au final ? Une mosaïque. Un chœur dissonant. Une promesse. Gabrielle, Basilique, Marie, Alice, Yolande, Céleste, Ambrosia, Héloïse, Florence… Elles ne se ressemblent pas. Et c’est tant mieux. Elles forment une constellation sans hiérarchie, sans modèle unique. Un chœur de voix singulières, de douleurs et de forces différentes. Ce que ces romans nous disent, au fond ? C’est que les femmes ont toujours été là. Qu’elles ont aimé, résisté, transgressé, espéré. Et qu’en les écrivant, en les lisant, on ne fait pas que rendre justice à l’Histoire. On l’élargit. On la libère.
Gabrielle (Traverser les tempêtes) : Capitaine dans l’âme, elle affronte les normes sociales à coups de courage et de sel marin. Une femme qui prend la mer pour mieux se gouverner elle-même.
Basilique (Les Parures de Paris) : Joaillière en devenir, elle transforme la douleur familiale en éclat créatif. Sa révolte passe par la beauté.
Marie Mancini (Vous serez ma reine) : Une voix lucide, poétique et blessée, amoureuse d’un roi, mais fidèle à elle-même avant tout.
Alice (La Maîtresse des ombres) : Gouvernante malgré elle, héroïne de la pensée critique, qui navigue entre science, féminisme et fantômes.
Yolande (La Danse des fauves) : Brisée mais tenace, elle incarne celles qui n’ont jamais eu la parole — et qui, enfin, la prennent.
Céleste (La Fille du bourreau) : Masquée, travestie, rieuse et vive, elle est une héroïne picaresque, pleine de gouaille et d’irrévérence.
Ambrosia (Les Héritières de Langford) : Veuve en fuite, brillante et ironique, elle transforme l’exil en terrain de jeu verbal et existentiel.
Héloïse (Les Fleurs du Sérail) : Survivante de guerre, de captivité, de l’amour perdu — sa dignité est une braise qu’aucune tempête n’éteint.
Florence (CalderWood) : Silencieuse mais déterminée, elle incarne l’émancipation discrète, la sagesse des gestes justes et l’apprentissage du cœur.
Ces neuf femmes tissent, à elles seules, un panorama riche et nuancé de ce que peut être une héroïne historique aujourd’hui. Pas des modèles figés, mais des éclaireuses. Des femmes qui, en avançant dans leurs histoires, éclairent un peu les nôtres.
Crédits photo : Jeanne & Juliette Prod.
DOSSIER - Des héroïnes puissantes, entre Histoire et souffle romanesque
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A. Dupuis
23/04/2025 à 18:37
Toujours dans cette idée de Femme vertigineuse, voici l'un de nos derniers articles à propos d'une femme samurai, ou onna-bugeisha, de l'ère Sengoku : Tachibana Ginchiyo.
Elle a défié les conventions de son époque en assumant des responsabilités généralement réservées aux hommes, tout en défendant vaillamment les intérêts de son clan face aux puissantes familles rivales qui cherchaient à dominer le Japon féodal.
https://editions-centon.net/tachibana-ginchiyo-femme-samourai-ere-sengoku-276171/
Isalivre
23/04/2025 à 19:14
Bonjour
Superbe texte sur la position des femmes dans l'histoire.
Comme quoi toutes les femmes n'étaient pas soumises et rêvaient de liberté