Dans la nouvelle anthologie intitulée Et la terre se transmet comme la langue (trad. Elias Sanbar, Babel), les poèmes épiques de Mahmoud Darwich érigent une maison pour la beauté, dans un monde confisqué par la laideur des guerres et des crimes contre l’humanité.
Le 22/04/2025 à 12:13 par Faris Lounis
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22/04/2025 à 12:13
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« Ici, entre les débris des choses et le rien, / nous vivons dans les faubourgs de l'éternité », déclame un lanceur de dés. Terres d'oubli, terres de sang, un vent brûle la moisson, et les maisons. La barbarie dans la civilisation, des images qui gèlent les cœurs et les passions.
Bulldozers blindés, cimetières profanés, dépouilles séquestrées, un peuple en déplacement prolongé, l’éternité. Des tonnes de bombes brûlent les visages émaciés, les puissants de ce monde ne semblent être aucunement dérangés.
Palestine, Syrie, Liban, ô Levant des ruines, seuls tes poètes voient, lèvent la voix.
Dépossessions, colonisations, négations, négationnismes, nations en lambeaux, obus, phosphore blanc, tintamarre des drones, camps de regroupement dans le désert, tortionnaires clandestins, fosses communes, les cieux confisqués, cortèges de crimes avec suprémacisme justifiés, du langage de la « paix » maquillés. L’impunité fait la loi.
Errance, essoufflement de l’horizon, financement international et accompagnement « humanitaire » de l’atroce, les armées « morales » de la destruction jouissive ovationnées. Un pays est une langue, déclame le poète, la résistance des invisibles par la plume qui guerroie.
Dans l’air le poison de la guerre génocidaire, nous cueillons la parole des pierres, nous consignons le chant épique pour recoudre le sens de la terre, les tentes éventrées qui nagent dans une mer fétide peuplée de cadavres et d’injustices séculaires.
Palestine, Syrie, Liban, ô Levant des ruines, la beauté exilée de ta maison !
Une voix se souvient et enseigne : « Le lieu c'est les sentiments ». Évoquant les traces, « comme le tatouage d'une main / Dans le poème suspendu / Du poète antéislamique », des existences fragiles qui se défont sur les sables hostiles de l’iniquité, les vers épiques regroupés dans la nouvelle anthologie de Mahmoud Darwich intitulée Et la terre se transmet comme la langue célèbrent la vie dans les affres des nihilismes contemporains, attribuent une voix aux Sans Voix. Faisant de l’intime un universel d’émancipation, le poète érige son chant en une demeure pour le sentiment du beau, mutilé et expulsé du siècle de la mort.
« Qui suis-je pour vous dire / ce que je vous dis / à la porte de l’église, / moi qui ne suis qu’un lanceur de dés / entre prédateur et proie. / J’ai gagné en lucidité, / non pour jouir de ma nuit étoilée / mais pour être témoin du massacre ». En France, ses recueils ne laissent personne indifférent. Darwich est lu, chanté, écouté. Attentivement. Chaque récital célébrant sa poésie fait salle comble.
Tant à la Philharmonie de Paris pour « Les vingt printemps du trio Joubran » (27 novembre 2024) qu’aux Samedis de la poésie de l’Institut du monde arabe pour la commémoration de la « La journée de la Terre en Palestine » (le 29 mars 2025), la déclamation de ses vers, avec l’inconditionnelle présence du luth envoûtant des Frères Joubran, émeut grandement, baigne les yeux des spectatrices et des spectateurs de larmes, de tendresse et de nostalgie.
Quand Darwich écrit, il chante. Et quand il chante, ses vers habitent le guetteur de beauté dans les mirages de la création poétique. Il prévient : « Je suis celui qui a vu ses entrailles au-dessus des vignes et qui s'est approché » ; et rappelle : « Ici et maintenant… / l’Histoire ne se soucie ni des arbres ni des morts. / Aux arbres de s’élever, / de ne pas se ressembler en majesté et en taille. / Aux morts, ici et maintenant, de retranscrire leurs noms, / de savoir comment mourir, chacun ».
Dans un contexte où les tentations néofascistes et néocoloniales s’exacerbent de par le monde, et surtout au Levant, l’œuvre du poète résonne comme la voix des oubliés, des opprimés, des colonisés, des gens de peu privé du droit au récit, noyés dans le vide sidéral des discours politiques faisant l’éloge de la mort et des crimes de masse au nom de la « démocratie » et de la « civilisation ».
La justice et la dignité sont ses terres de conquête, les lieux du séjour de son verbe. Il prodigue les soliloques : « Le critère de la vérité a-t-il toujours été un glaive, pour que je cache mon idée depuis que mon glaive s'est envolé ? / Qui cherchera le versant d'une voix engloutie dans l'épaisse vallée ? ». Jusqu’à quand l’arbitraire et l’impunité, jusqu’à quand les panégyriques que prodigue le « monde libre » envers une colonisation génocidaire, peut se demander le lecteur en sa compagnie ? Ces questions avec lesquelles l’auteur de Ne t’excuse pas interpelle les décombres du siècle traversent l’ensemble de son œuvre.
Contre les récits des tyrans triomphants, il s’érige en témoin des mots, en joueur de guitare andalouse pour l’espoir de demain. Il dit le scandale, affirme ce en quoi il croit. Sans pathos, sans grandiloquence. Un mot, persévérance : « J'ai défendu ce que je ne voyais pas, et que je ne verrai pas, j'ai défendu la couche de l'amante / J'ai défendu l'arbre qui me prendra si je revenais de ma langue vers lui / J'ai défendu une pierre qui masquera l'éclair de mes traces et les flûtes des bergers précédents / J'ai défendu ce qui était mien et qui m'échappe dès que ma main le saisit / J'ai défendu ce qui ne m'appartenait point. Je pourrai si j'y parviens, je pourrai / Ramener le passé à son passé, extirper le sermon sur la montagne ». Il est le maître des images, le forgeron de son histoire.
La poésie de Darwich est une force brute, celle qui érige le cri de colère en chanson. Une ode aux éclats de la libération. Une révolte symbolique par le langage pour restituer une humanité confisquée par la colonisation de la terre, de l’histoire et du droit à la narration. Les fragments d’un souffle qui brise les chaînes aux portes de l'abîme.
Une maison contre les collines et les camps de l’oubli qui se dessinent à chaque nouvelle aube, un écho qui annonce avec délicatesse : « L'absence se précise si l'on touche le fond. Je la vois. Je la palpe. J'y trouve un corps pour l'absence / Et je mesure mon abîme à l'aune de ce qui reste d'oubli. Je n'oublie pas et tombe dans un enfer / Et je mesure mon abîme à l'aune de ce qui reste d'oubli. Tombe, toi l'oubli, cordée de sortie / A l'air qui bascule. Je suis las des retours aux souffles de la mémoire / J'oublie pour savoir que nous sommes humains, pour renouveler ma rose ».
La clarté de cette langue est celle de la feuille rare, le cœur de l’amandier au cœur du gel hivernal, l’annonce d’un horizon aux couleurs neuves, l’appel du devenir, des routes émancipées de leurs barbelés. Un éclat sensuel d’émerveillement au pied d’un ruisseau galiléen rieur de sa verdure ensoleillée, libre. Le poète insiste, « la terre se transmet comme la langue ». Celle-ci est le refuge des Sans Terre, le remède aux injustices de l’histoire. L’affirmation du droit au choix, à l’existence, au néant, à la réécriture des rêves tout en dormant debout. Parfois, les espaces s’alourdissent de leur fragilité, de leur précarité ancienne.
Et le chanteur de la Murale de saisir cette vulnérabilité, forte de sa ténacité, et de dire : « Notre vie est un fardeau pour l’historien : / ‘‘Chaque fois que je les fais disparaître, / ils ressurgissent de l’absence…’’ / Notre vie est un fardeau pour le peintre : / ‘‘Je les dessine, / je deviens l’un d’eux / et la brume me dissimule’’ / Notre vie est un fardeau pour le général : / ‘‘Comment le sang coule-t-il d’un fantôme ?’’ / Notre vie est d’être comme nous le voulons. / Nous voulons vivre un peu, pour rien… / par respect / de la résurrection après cette mort ».
Rêve d'une terre possible, d’une liberté qui ne mourra point, d'un soleil débarrassé des brumes de la suprématie coloniale, des murs et des barbelés de l’apartheid, Darwich lance son ultime mélopée, un cri, un appel à l’eau turquoise des berges méditerranéennes en faveur de la terre violentée, torturée, assassinée, jour après jour, depuis un siècle, la Palestine : « Ô mer ! Nous ne nous sommes pas beaucoup trompés, traite-nous comme tous les autres, ô mer ancienne / les noyés sont nombreux en ton sein et les ondes nuages ». Rapatrier la beauté d’une chose lointaine, comprendre la folie de cette mer autrefois sereine et heureuse, ainsi est le dénouement du poème darwichien.
« Si cet automne est le dernier, écourtons / nos louanges aux vases anciens / sur lesquels nous avons gravé nos psaumes. / D'autres que nous ont, sur les nôtres, / gravé d'autres psaumes encore intacts ». Aujourd’hui, nous sommes au printemps. Cette saison ouvre ses portes de lumière sur le monde, enchante nos visions de fleurs, mais le spectacle des horreurs, de l’atroce inadmissible, est aux portes de nos cieux semblant paisibles. Aux précaires moments de joie, la guerre de destruction totale de la Palestine se prolonge et s’exacerbe dans l’indifférence totale du « monde civilisé ».
Pis encore, nommer dans cette aire de « liberté » ce génocide colonial est devenu synonyme de « terrorisme » : un acte de langage « criminel ». La Syrie et le Liban vivent au rythme des bombardements israéliens, des expansions coloniales de la « seule démocratie du Proche-Orient », mais aussi de leurs dissensions et conflits internes, des massacres génocidaires d’Alaouites sur la côte syrienne.
Quant aux dictatures arabes, elles redoublent de férocité, s’aveuglent dans l’asservissement de leurs peuples tout en maintenant la « Libération de Jérusalem » comme boussole politique, hypocrite, populiste, stérile et honteuse. Sur les décombres de ces trahisons, la poésie de Darwich restera une langue libre, courageuse et novatrice, une voix épique, une mémoire contre l’oubli dont le nom sera Sophocle. C’est une chanson, la guérison de l’oubli, des terres de sang, la maison retrouvée de la beauté exilée.
Par Faris Lounis
Contact : farislounis27@outlook.fr
Paru le 05/03/2025
137 pages
Actes Sud Editions
7,40 €
2 Commentaires
Félix
22/04/2025 à 17:25
Beau panégyrique. Je me souviens avoir lu un de ses poèmes il y a plus de cinquante ans de cela, dans un recueil d'anthologie palestinienne en anglais partagé par un cousin, et où il disait ceci :
"Enemy of Man, we shall never surrender/....."
Poète palestinien né près d'Acre en 1941 et décédé pres de Houston en 2008, "il a voué toute la puissance de son lyrisme à la célébration de sa terre et de son peuple en souffrance" (in Le Petit Larousse Illustré).
Marie
24/04/2025 à 08:33
Grazie mille de l'info et l'article sur cette parution. J'acquiers!