Grand connaisseur de l'Allemagne et de l'Autriche-Hongrie, le professeur émérite à l'université de Paris-Sorbonne Jean-Paul Bled, pose une question essentielle : La République de Weimar était-elle dès sa naissance condamnée à offrir l'Allemagne à Hitler ?
Le 18/04/2025 à 18:22 par Hocine Bouhadjera
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Publié le :
18/04/2025 à 18:22
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En novembre 1918, l’Empire allemand s’effondre, ébranlé par la défaite militaire et une révolution populaire d’ampleur, portée par des mouvements sociaux et politiques. Parmi eux, les spartakistes, violemment réprimés dans le sang... Sur les ruines de ce régime impérial est proclamée, le 9 novembre, la République de Weimar. Cette jeune démocratie, pourtant porteuse d'espoirs nouveaux, hérite rapidement d'un lourd fardeau : la signature du traité de Versailles en juin 1919.
Celui-ci impose à l'Allemagne vaincue des conditions humiliantes et drastiques, dont d'importantes pertes territoriales, des réparations financières exorbitantes, et une démilitarisation forcée. Dès lors, ses adversaires ne cesseront de lui reprocher une prétendue « trahison », cristallisée dans la thèse nationaliste du « coup de poignard dans le dos ».
Mais Weimar était-elle fatalement destinée à s'effondrer pour laisser place au nazisme ? L'accession d'Hitler au pouvoir était-elle inévitable ? Dans Les Conséquences politiques de la paix (1920), l'historien et journaliste monarchiste Jacques Bainville annonce que l’humiliation de l’Allemagne et l’instabilité économique et politique qui découleraient du traité créeraient une situation explosive en Europe... « Le traité de Versailles ne désarme pas l’Allemagne, il la désespère », prophétise-t-il.
Il n'évoque pas précisément la montée d’un homme comme Hitler, mais est formel : les conditions imposées à l’Allemagne alimenteront un nationalisme revanchard, et une démocratie instable ne saurait contenir longtemps ce ressentiment. Il écrit que la paix conclue est « un armistice de vingt ans » – une formule frappante qui prendra toute sa signification en 1939...
Un certain Éric Zemmour, époque CNews, aimait à citer Bainville, Cassandre que les démocrates n’ont pas voulu entendre, selon lui. Son Weimar incarne une démocratie molle, incapable de prévenir le pire. Il y voit un miroir de la France d’aujourd’hui, qu’il juge tout aussi menacée — par l’immigration cette fois...
L'historien Jean-Paul Bled réfute cette fatalité. Malgré ses handicaps initiaux, la République de Weimar démontre une étonnante résilience. En 1923, alors qu'elle subit une inflation vertigineuse et affronte simultanément des tentatives de putsch venant aussi bien de l'extrême gauche que de l'extrême droite, elle parvient à maintenir son équilibre précaire et à restaurer une certaine stabilité économique grâce aux réformes monétaires et aux prêts américains du plan Dawes (1924).
Durant toute la décennie des années 1920, la République bénéficie encore d'un large soutien populaire, notamment grâce à une vie culturelle dynamique, symbolisée par le cinéma expressionniste, le théâtre de Brecht ou encore le Bauhaus, et une certaine prospérité économique retrouvée. Le véritable tournant se produit avec la crise économique mondiale de 1929, importée des États-Unis, qui dévaste brutalement la fragile économie allemande.
Faillites en cascade, chômage de masse et misère sociale généralisée. Dans les rues de Berlin, les files d’attente s’allongent devant les soupes populaires, tandis qu'un jeune garçon au regard fiévreux nommé Klaus Kinski, futur monstre sacré du cinéma, traîne dans les rues, ballotté entre faim et désoeuvrement... Joseph Kessel, de passage en Allemagne pour un reportage, observe une société en décomposition. Il note les discours exaltés, assiste aux meetings tumultueux et autres bagarres de rue, trouve cette raideur virile d’un vieux comportement prussien.
Dès 1930, la radicalisation politique se fait sentir, profitant surtout au Parti communiste allemand (KPD) et plus encore au Parti nazi (NSDAP), qui enregistre des gains électoraux considérables, et s'affrontent dans les rues. Kessel se fait témoin lucide d’un monde en train de basculer...
Face à cette menace montante, le vieux maréchal Hindenburg, président de la République, oppose initialement une ferme résistance, refusant obstinément de céder le pouvoir à Hitler. Pourtant, le piège se referme début 1933, quand Franz von Papen, chancelier durant quelques mois en 1932, décide de négocier avec le dirigeant nazi, convaincu de pouvoir le manipuler en l'intégrant dans un gouvernement de coalition.
Ce calcul désastreux révèle une cruelle méprise : en pensant domestiquer Hitler, Papen a en réalité condamné à mort la République de Weimar. L'arrivée d'Hitler à la chancellerie n'était pas une fatalité historique, mais bien le résultat d'erreurs stratégiques, de circonstances économiques extrêmes et de jeux politiques risqués. Weimar, loin d'avoir été vouée dès son origine à livrer l'Allemagne aux nazis, fut victime de ses propres contradictions et des dramatiques erreurs de jugement de ses dirigeants...
Ainsi, loin d’être un enchaînement mécanique menant inéluctablement à l’ascension d’Hitler, l’histoire de la République de Weimar révèle, selon Jean-Paul Bled, les marges de manœuvre qui existaient, malgré un contexte initial défavorable. Le régime démocratique issu de la défaite de 1918 avait su, un temps, faire preuve de résilience, porter une renaissance culturelle inédite et reconstruire une stabilité fragile.
Les crises successives — inflation, chômage massif, polarisation idéologique — combinées à des décisions politiques profondément erronées, ont ouvert la voie au nazisme. En refusant l’idée d’une fatalité historique, l'historien nous invite à relire Weimar non comme un prélude inévitable au totalitarisme, mais comme une expérience démocratique brisée de l’intérieur, trahie moins par le destin que par les hommes qui devaient la défendre.
La question de savoir si la République de Weimar était condamnée dès l’origine à livrer l’Allemagne au nazisme interroge les ressorts du déterminisme historique. Chez Spinoza, tout est nécessité : « Les choses n’auraient pu être produites par Dieu d’aucune autre manière et dans aucun autre ordre », écrit-il dans Éthique, I, prop. 33, scolie 2. L’histoire obéit à une logique immanente des causes, non à des volontés subjectives ou à des hasards extérieurs.
En ce sens, on pourrait croire que la République de Weimar, placée dans un enchaînement causal - défaite militaire, traité de Versailles, instabilité économique, radicalisation politique -, ne pouvait que sombrer. Mais cette conception ne mène pas à un fatalisme passif : chez le philosophe, comprendre les causes, c’est déjà se libérer de leurs effets aveugles. Il ne s’agit pas de céder à la résignation, mais d’élargir le champ de la lucidité. Dit autrement, conscientiser, c'est se libérer.
Gilles Deleuze, dans Spinoza. Philosophie pratique, insiste précisément sur ce point : ce qui compte, c’est la puissance d’agir dans un monde déterminé. Le pouvoir nazi, dans cette approche, ne s’est pas imposé comme une force transcendante, mais a été produit de l’intérieur d’un agencement politique, affectif et économique — un agencement qui aurait pu, dans d’autres conditions, donner lieu à un tout autre devenir. La chute de la République de Weimar est explicable, mais n'était pas inscrite dans son essence fondatrice, ou plutôt l'était, jusqu'à ce qu'une conscientisation la sorte de ce destin. Mais n'y a-t-il pas plus difficile que d'atteindre un tel état collectivement ?
Jean-Paul Bled nous livre plus généralement une fresque des années 1920 et 1930, époque de fracas et d’élans contrariés. Une société bouillonnante, traversée de tensions extrêmes, mais aussi d’un élan artistique et intellectuel fulgurant.
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Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
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Librairie Académique Perrin
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Félix
19/04/2025 à 15:08
Tout à fait ait vrai historiquement, car l'évolution - sur le plan politique - de la République de Weimar se résume à la succession des quatre figures d'hommes politiques allemands qui se succédèrent à sa tête entre 1919 et 1933, l'arrivée au pouvoir d'Hitler.
En effet, F. Ebert (1919-1925) essaya, en vain, d'organiser géographiquement l'Allemagne post-Traité de Versailles - avec l'occupation de la Ruhr, de l'Alsace et la Lorraine et du fameux "ligne bleue des Vosges" en une agglomération de 17 états autonomes. Et ce, en combattant simultanément la droite spartakiste et la gauche communiste.
Puis, le maréchal Von Hindenburg essaya de faire évoluer Weimar vers un régime démocratique presidentiel.
Et finalement, avec le Krach économique mondial de 1933, l'inflation (une petite boîte d'allumettes valant des millions de marks) et le chômage chronique, accompagnés d'affrontements urbains entre les diverses formations politiques, notamment communistes et nationaux-socialistes, eurent raison de l'éphémère et fatidique République de Weimar.
Tout ceci est admirablement montré dans le film d'époque du réalisateur suédois Bergman dans "L'oeuf du serpent" sur la montée du nazisme en 1933. Film très lent, mais reconstituant fidèlement l'atmosphère politique et idéologique étouffante de cette période-clé de l'Allemagne.