Saga phénoménale en 14 tomes disponibles chez Bragelonne (trad. Jean Claude Mallé), La Roue du temps fut le Grand Œuvre de Robert Jordan. Mais il mourut en 2007 et l'éditeur américain confia à Brandon Sanderson d'achever la fresque. Sur Prime Video, l'adaptation en série a bouclé sa troisième saison. Passé nous voir à la rédaction, le Dragon réincarné nous a confié quelques réflexions.
En 1990, l’écrivain américain Robert Jordan publie The Wheel of Time, premier tome d’une saga appelée à devenir un monument de la fantasy moderne. L’univers qu’il déploie puise aux mythologies du monde entier : au cœur de ce récit cyclique se trouve la fameuse « Roue du Temps », une répétition éternelle du destin tissée dans le canevas de la réalité.
Tout au long des aventures, l’auteur développa une cosmogonie riche de légendes, de prophéties et de personnages incarnant le Bien et le Mal dans toute leur complexité. Il en résulte une œuvre foisonnante, parfois considérée comme l’héritière du Seigneur des Anneaux. Le succès est au rendez-vous dans le monde anglophone : on estime que la saga s’est vendue à près de 90 millions d’exemplaires à l’international, faisant de The Wheel of Time l’une des épopées littéraires les plus lues depuis Tolkien.
En France, cette gigantesque aventure resta longtemps confidentielle, réservée aux initiés de la fantasy. Son parcours éditorial chaotique n'y fut pas étranger : on compte trois traducteurs distincts, Arlette Rosenblum et Simone Hilling se partagèrent les tomes 1 à 6, puis 7 à 11
Des traductions partielles, dans différentes maisons : la roue est passée des éditions Rivage, à Fleuve Noir, puis Pocket pour le poche. Pas de quoi aider à ce que la roue tourne rond auprès du grand public. Jusqu'à ce que Jean-Claude Mallé ne reprenne la totalité des 14 opus, pour l'établir dans le catalogue de Bragelonne.
Depuis 1995, première parution dans l'Hexagone, les ventes ont allégrement dépassé le million d’exemplaires (données : Edistat)… Respectable pour une saga de si longue haleine. La légende voulait même que cette histoire n’ait pas de fin, avant que Jordan ne désigne Sanderson pour reprendre le flambeau.
Adapter pour l’écran ce projet tentaculaire relevait de l’expédition en territoire trolloc armé d'une brosse à dents. Des décennies d’histoire, des centaines de personnages, un monde d’une ampleur vertigineuse : autant de défis pour une transposition télévisuelle.
« Comment raconter cette histoire de la manière la plus cohérente possible en un nombre raisonnable de saisons ? » se demandait Rafe Judkins, showrunner de la série, qui a dès le départ planifié l’intrigue sur huit saisons potentielles, raconte Deadline. Prime Video lui confia en 2018 les rênes de ce projet ambitieux, Amazon étant bien décidé à trouver son Game of Thrones.
Il posa en premier principe un respect à l’esprit de l’œuvre de Jordan sans copier servilement les romans. Conscient qu’une retranscription intégrale est impossible , il opèra alors des choix drastiques pour condenser l’intrigue et n’en garder que la substantifique moëlle. « Notre travail est d’être à la fois fidèles aux livres La Roue du temps tout en faisant attention à toute redondance et à ce qui est au contraire original », explique-t-il en substance (via Polygon).
Dans cette approche, la série assume certains écarts d'avec le matériau d’origine, ce que Judkins justifie en évoquant un « nouveau tissage » de l’histoire : pour lui, l’adaptation est une « nouvelle rotation de la Roue », une version presque alternative où les mêmes âmes vivent des événements différents.
Inévitablement, la comparaison avec Game of Thrones a plané sur le projet. Ironie du sort, les romans de La Roue du temps précèdent ceux de George R.R. Martin et les ont même inspirés sur certains points. Mais la série arrive après le raz-de-marée médiatique de GoT, et Judkins sait qu’une partie du public aura en tête l’ombre du dragon de HBO.
« Wheel of Time occupe dans la littérature une place-pivot entre Le Seigneur des Anneaux et Game of Thrones, mais notre série sort après les deux. Des éléments créés par Jordan ont été repris dans GoT, au risque de paraître répétitifs... alors même qu’ils étaient initiaux dans La Roue du temps », notait le showrunner.
Amazon a d’ailleurs programmé la série fin 2021, en attendant son propre Seigneur des Anneaux l’année suivante, affichant clairement ses ambitions dans la guerre des grandes sagas fantasy.
Malgré un démarrage en trombe sur Prime Video, grâce à une belle mise en avant, La Roue du temps reçut un accueil critique mitigé. Certains médias saluèrent une alternative rafraîchissante à l’heroic fantasy cynique de Game of Thrones, soulignant la lumière et l’espoir qui imprègnent cette quête initiatique – plus inclusive. Côté critiques, on pointait des débuts inégaux, une exposition trop rapide et des effets spéciaux inégaux : de quoi ternit l’ensemble.
Le public, lui aussi, fut divisé. Pour les aficionados des romans, difficile de digérer les libertés prises par l’adaptation. Les béotiens, découvrant cet univers, se laissèrent embarquer bien plus volontiers. L’accueil a été contrasté, et la grogne d’une partie des fans puristes bien réelle.
Au fil des saisons, toutefois, la série a trouvé son rythme et son public. La deuxième saison marqua à ce titre une nette amélioration aux yeux de la critique : l’intrigue avait gagné en cohérence, les personnages en épaisseur... et le spectacle en ampleur. Les astres s'alignaient pour une renaissance du dragon.
Pour mener à bien sa quête, Rafe Judkins opéra de nombreux ajustements. Des trajectoires de personnages remaniées, des figures secondaires sont condensées ou évincées afin de clarifier le récit. Des choix qui divisèrent les puristes, mais comment raconter une histoire fluide sans sacrifier une partie de l’âme originelle ?
En termes de représentation, la série assume pleinement une diversité et une modernité que l’on retrouve déjà en filigrane chez Jordan. Le casting reflète une pluralité ethnique crédible pour un univers aussi vaste. Les femmes occupent des rôles de premier plan, conformément aux romans qui faisaient la part belle aux figures féminines puissantes.
Visuellement, même topo : le show développe sa propre esthétique tout en honorant l’imaginaire foisonnant des romans. La production a mis les moyens pour donner corps à cette vision : décors naturels, effets spéciaux, costumes, architecture. Une profusion de détails à même de canaliser une authenticité bienvenue.
Dans l'Hexagone, l’adaptation Prime Video eut un effet catalyseur. Longtemps, les romans de Jordan sont restés peu visibles en librairies, desservis par des changements d’éditeurs et des traductions partielles. C'est grâce à Bragelonne qu'en 2012 l’ensemble du cycle fut relancé avec une retraduction complète, enfin achevée en 2022 : 28 livres, soit deux exemplaires par tome. Prière de dégager un peu de place dans sa bibliothèque.
La série aurait alors ravivé l’intérêt du lectorat francophone. De nouveaux lecteurs découvrent la saga, tandis que la critique redonne sa place à une œuvre souvent négligée. Les romans bénéficient clairement de la vitrine offerte par la série télévisée et les ventes de livres enregistrent un sursaut, sans toutefois atteindre les scores anglo-saxons.
Amazon n’a pas encore confirmé la production d’une quatrième saison, mais les signaux sont encourageants. Rafe Judkins confie avoir envisagé plusieurs formats, tout en restant conscient des réalités de l’industrie.
La saison 3, diffusée au printemps 2025, couvre à peine le quatrième tome de la saga littéraire. L’équipe créative semble prête à poursuivre. Rosamund Pike a signé pour plusieurs années. Dans la concurrence acharnée des fictions fantastiques, La Roue du temps se distingue par une histoire déjà écrite de bout en bout.
Les attentes des fans pour la suite sont élevées. Beaucoup espèrent voir émerger à l’écran des arcs marquants des romans. La production devra maintenir l’engagement du public face à la profusion d’offres fantasy.
Le pari d’adapter La Roue du temps était audacieux. La série a connu des hauts et des bas. Elle reflète la difficulté de transformer une saga littéraire colossale en divertissement grand public sans en trahir l’âme.
L’œuvre de Jordan occupe une place à part dans la fantasy. Sous des atours classiques, elle transcende les clichés du genre. Cette richesse permet à La Roue du temps de séduire encore aujourd’hui de nouveaux publics.
De son côté, la série ne remplace bien évidemment pas les livres et nul ne le prétendrait : cependant, la quête aux exclusivités que se livrent les plateformes de streaming vise bien à accaparer le temps de cerveau le plus vaste possible En revanche, la production audiovisuelle ouvre une porte d’entrée vers cet univers. Entre le livre et l’écran, il existe un dialogue fertile. Et si la série va jusqu’à son terme, une génération entière aura vibré au rythme de la Roue.
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
Paru le 17/10/2018
619 pages
Bragelonne
8,95 €
Paru le 17/10/2018
620 pages
Bragelonne
7,90 €
Paru le 13/03/2019
576 pages
Bragelonne
8,95 €
Commenter cet article