Divisé en quatre parties, « Nom de famille », « Nom du père », « Nom d’emprunt », « Nom propre », le second roman de Vanessa Springora est un roman extraordinaire sur les origines, doublé d’un troublant récit familial...
Imprégné de la grande Histoire européenne marquée par le communisme et le nazisme, il s’intéresse au père de l’autrice, décédé en 2020, à ce grand-père paternel non moins fantasque, et quelquefois à son arrière-grand-père. Tour à tour roman d’enquête, d’investigation et exposé historique revisitant la tragédie des crimes du XXe siècle, le texte passionne et éblouit par la rigueur de ses recherches, par l’obsession et la foi qui entourent la quête de l’autrice, par son organisation méticuleuse, et globalement par son travail de fond.
La préface « Au nom du père » et l’épilogue « Au nom du fils » sont des oraisons funèbres très émouvantes dont on sort littéralement bouleversé(s).
Contactée par la police pour attester que le corps sans vie retrouvé dans l’appartement de la grand-mère de la narratrice (en banlieue parisienne) est bien celui de son père, Vanessa Springora se retrouve d’un coup confrontée aux fantômes du passé. C’est d’ailleurs à eux que le roman est dédié. Découvrant l’univers glauque d’un père mythomane avec lequel elle avait rompu depuis 10 ans, elle se fait profileuse et va de découvertes en révélations sordides.
Pourquoi, en effet, ces clichés montrant des personnes vêtues de vêtements en-tachés d’insignes nazis, pourquoi ces objets étranges difficilement identifiables ou sur lesquels il est permis de « broder » pour en tirer une signification, surtout pourquoi ces non-dits familiaux et cette fausse légende — semble-t-il — qui a toujours accompagné le parcours de vie « héroïque » de ce grand-père paternel réfugié « privilégié » tchécoslovaque ?
C’est grâce à l’étude d’entomologiste très précise du nom de famille que ce texte incroyable fascine. Qui est donc ce Josep (h) Springer ? Quelle est sa vie ? Pourquoi trafique-t-il son nom ? Pourquoi se retrouve-t-il enrôlé dans la Wermacht ? Pourquoi Berlin ? Est-il seulement un dissident de l’ère communiste ? Pourquoi son destin s’avère-t-il si tourmenté ? Que sont ces lettres de son nom apparemment effacées puis remplacées par d’autres pour qu’enfin se forme le nom « Springora » ?
Vanessa Springora, en remontant à la source de la fabrication de son patronyme procède comme on remonte un cours d’eau. Parfois découragée par cette enquête qui tourne principalement autour de son identité propre ; enquête qui n’avance pas aussi vite qu’elle l’aurait souhaité, elle s’arme pourtant d’un courage inouï pour apporter des déductions aux sources documentaires et aux archives tchèques, allemandes et françaises qui lui sont peu à peu proposées.
Ses voyages à Prague et en Moravie et ses rencontres l’amènent à élaborer de nouvelles croyances sur sa légende familiale. De façon précisément archéologique, elle décrypte son histoire personnelle autant que son patronyme — nom d’emprunt, donc —, et les témoignages des vivants (l’ami du père, la cousine de celui-ci, la troisième femme de celui-ci) complètent la dimension particulièrement littéraire apportée au roman par la traversée impeccable des œuvres de Franz Kafka, Witold Gombrowicz, Milan Kundera, Georges Perec, Stefan Zweig. Pur régal de replonger à la fois dans « Le procès », « la Lettre au père », comme dans « Le château », et « Les choses » de Perec, etccc
Patronyme expose un arbre généalogique qui se révèle sous nos yeux, il en explique les liens et les liaisons, il est un puzzle recomposé auquel est donné une extension spirituelle et intellectuelle des énigmes familiales. De page en page, l’auteur ne cesse de faire resurgir son passé, d’où quelques mystères qui ne cessent jamais de s’épaissir. Il faut dire que les individus masculins dévoilés apparaissent sous leur vrai jour : mythomanes, donc faussaires, donc menteurs.
C’est une mythologie d’enfant qui vole en éclats, un château de cartes qui s’écroule sans prévenir. Personne n’est jamais suffisamment armé pour supporter les dommages collatéraux de ces surprenantes turpitudes.
J’ai beaucoup aimé les mentions sur l’Ukraine et sur la guerre qui fait rage sur le continent européen depuis 2022. Elles permettent d’observer une mémoire du passé et d’appréhender les changements politiques de la Tchécoslovaquie telle qu’elle est définie dans le livre. Cette remarque vaut également pour les épisodes concernant l’Allemagne et les Sudètes.
C'est un livre immense parce que comme dans un roman de Kakfa, il évalue le rapport à la faute, au vice caché. À sa façon, Springora cherche à lever ce tabou de rapport à la faute. Je crois que si elle n’a pas souhaité réhabiliter les hommes de sa vie, comme elle l’écrit elle-même à la fin de son livre, elle n’a pas non plus cherché à ternir leur souvenir, à les punir deux fois, à les laisser à l’état de victimes d’eux-mêmes, victimes de leurs forfaitures. Dans un dernier élan, elle dit qu’elle comprend l’enfant et l’adulte, et c’est très beau.
Extrait : « Dans ce musée, tout me renvoie symboliquement à mon enquête. D’abord, le prénom que donne Kafka à son double dans Le Procès : “Joseph” K ; le prénom de Kafka lui-même, “Franz” (et pas “Frantisek”, alors que Kafka est tchèque), second prénom de mon père, et prénom de son oncle et de son grand-père ; cette question jamais tranchée de la nationalité de Kafka, né citoyen austro-hongrois, devenu tchécoslovaque à sa mort ; cette œuvre écrite en allemand alors que les Tchèques revendiquent Kafka comme leur auteur-phare (une œuvre qui sera pourtant la première à être considérée par les nazis comme “dégénérée” parce que juive) ; jusqu’au roman le plus énigmatique de Kafka, Le Château, cette forteresse imprenable, verrouillée, dont l’ombre portée est écrasante, symbole d’une autorité et d’un pouvoir aux lois absurdes et arbitraires qui convoque instantanément chez moi les métaphores du patriarcat et du fascisme. Mes pensées dérivent vers la légende du château de Bohême dont notre famille aurait été spoliée, cette fable que mon père me racontait dans mon enfance. »
Extrait : « Sur l’ineptie de l’antisémitisme, je n’ai rien lu de plus drôle que ce passage du livre de Jifi Weil, “‘Mendelssohn est sur le toit, où Heydrich, à peine nommé ‘protecteur’ de Bohême, débarque à Prague et exige qu’on reconvertisse le Parlement tchèque en salle d’opéra, ce qu’il avait été sous l’Empire austro-hongrois. Parmi la série de bustes à l’effigie des plus grands musiciens de l’Empire qui trônent fièrement sur le toit du bâtiment se trouve celui de Félix Mendelssohn, un compositeur allemand d’origine juive, dont les pièces sont désormais interdites de représentation par Goebbels, le ministre de la ‘culture’. Ordre est donné de démonter fissa cette statue embarrassante avant le concert inaugural auquel assistera le Führer en personne. Problème : les ouvriers ne savent pas distinguer Mendelssohn des autres musiciens, aucun nom n’est inscrit sur les socles. Un SS aboie : ‘La statue qui a le plus grand nez, ce sera le Juif ! ‘Suivant cette recommandation à la lettre, les ouvriers, enfin sûrs d’eux, entreprennent de déboulonner le buste de Richard Wagner.’
Par Laurence Biava
Contact : laurence.biava@cegetel.net
Paru le 02/01/2025
368 pages
Grasset & Fasquelle
22,00 €
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