Happe-Chair, un titre qui a tout de suite attiré mon attention. Je me trouvais alors dans une des dernières librairies anciennes de la rue Saint-Sulpice (pour combien de temps encore sera-t-elle là ?), dans la bonne odeur des vieux livres, lorsque je suis tombé sur la réédition de 1908 de ce roman de Camille Lemonnier publié une première fois en 1886 chez Kiestmaeckers… par Hervé Bel.
Happe-Chair, drôle de nom… Selon le Littré, il désigne les policiers ou bien une personne très avide. Ici, rien à voir (encore que ?). Happe-Chair est un laminoir situé en Belgique. C’est là où se déroule le drame que nous conte Camille Lemonnier avec un talent qui, je dois le dire, stupéfie.
Quelques mots sur ce Camille Lemonnier (à ne pas confondre avec Léon Lemonnier, apôtre de la littérature dite « populiste). D’origine flamande, Camille Lemonnier est l’auteur d’une soixantaine (certains disent quatre-vingts) de volumes, dont pas moins de 25 romans, auxquels s’ajoutent des critiques d’art, des contes et des pièces de théâtre.
Il vécut entre Paris et la Belgique, et sa littérature évolua au cours du temps. D’abord qualifiée de naturaliste, elle s’attacha ensuite à l’amour de la nature, ce qui explique la biographie (1904) que lui consacra Léon Balzagette, le thuriféraire de Thoreau dont nos colonnes ont déjà parlé.
Il est assurément un des auteurs belges les plus éminents du début du vingtième siècle, avant de sombrer dans un incompréhensible oubli. Son roman Un Mâle publié en 1881 fit grand bruit en France, recueillant notamment l’estime de Huysmans avec qui il eut une correspondance, et celle de Zola qui lui écrit en octobre 1881 :
Aujourd’hui, je puis vous envoyer une chaude et cordiale poignée de' main, car je connais votre couvre, et je l’aime pour sa puissance. Il y a là des pages très vivantes.
J’aime surtout le dialogue si vrai, si simple, si coloré. Peut-être la langue des descriptions est elle un peu tourmentée, mais j’ai tant de péchés de ce genre sur la conscience, que j’aurais mauvaise grâce à vous le reprocher.
Je ne cite pas Zola par hasard : on a rapproché Lemonnier du grand maître jusqu’à le considérer, pour ce que concerne justement Happe-Chair (mais également La fin des bourgeois et d’autres), comme un de ses disciples, rien de plus. Lemonnier en fut mortifié.
Happe-Chair ressemble effectivement à Germinal en ce qu’il raconte la vie ouvrière, mais, tandis que le premier parle des laminoirs, le second porte sur la mine.
Lemonnier a toujours affirmé, et on peut le croire, que la ressemblance des thèmes était fortuite. Les dates de composition semblent le confirmer : Germinal paraît quelques mois avant Happe-Chair, certes, mais le travail de documentation et de rédaction est plus ou moins concomitant, et Lemonnier a commencé son roman en juillet 1884 pour l’achever en avril 1885 (Germinal est sorti en février 1885).
En outre, si le destin des héros a forcément quelque chose de commun (la grève, l’amour désespéré, et la catastrophe industrielle), disons-le, le style est radicalement différent. Celui de Lemonnier est d’une richesse incomparable qui fait d’ailleurs penser à Huysmans (lui-même à l’époque membre du cercle de Médan, avant de s’en détacher), et même d’un lyrisme échevelé, d’une sombre beauté, dans la description de l’horreur.
Francis de Miomandre ne s’y est d’ailleurs pas trompé. Dans son article publié dans La France du 15 juin 1913, à l’occasion de la mort de Lemonnier, il écrit :
On a parlé, justement à ce sujet d’imitations. On a voulu voir, dans ses œuvres, des influences de Maupassant, de Zola, d’autres encore. Ce n’est point exact. Lemonnier n’imitait point. Il avait un tempérament d’une richesse prodigieuse, et un grand besoin de dire toujours des choses nouvelles. Il est évident qu’une telle tendance amène quelquefois à des rencontres.
Albert Tinchant (compositeur, ami de Debussy), dans Le Chat noir du 20 mars 1886, déclare de son côté :
Nous avions eu Germinal. Voici Happe-Chair. Non qu’il y ait à établir le moindre rapprochement entre Zola et Lemonnier. Ils ont tous les deux traité le même sujet, dans une forme et avec une vue tout à fait différente (…) L’éminent auteur de Happe-Chair se manifeste au contraire par un sens exact et implacable. Il a rendu brutalement, sans un frisson, sans un apitoiement, les terribles misères qu’il a étudiées. Le style en a gardé une empreinte d’impassibilité et une tenue hors de pair. C’est l’œuvre très consciencieuse d’un observateur ; et aussi d’un artiste, froid, mais vrai, grave, mais impeccable.
Il faut croire que les époques suscitent, comment dire ?... Des styles convergents qui n’ont rien à voir avec des imitations. Je l’ai déjà dit à propos de Simenon.
Dabit, et d’autres ont écrit plus ou moins comme lui. Il y a des vagues, des modes, une intertextualité, et des auteurs qu’on oublie ou pas. Lemonnier l’a été. Pas Zola. Est-ce parce qu’il était belge ? Que son audience était forcément moindre ? Les cause de l’oubli en littérature sont multiples.
Cela étant dit, parlons de ce Happe-Chair étonnant, et commençons par cette description formidable qui commence ce roman :
(…) Il y avait une heure à peu près que la dernière coulée, sortie pétillante et rouge du ventre des hauts fourneaux, s’était solidifiée dans les lingotières. À coups de masse, des hommes aux pectoraux nus rompaient à présent cette lave froidie, en empilaient les blocs dans leurs mains munies de paumes de cuir, le torse projeté en arrière, avec la saillie violente des côtes, l’un après l’autre allait vider leurs charges sur des roulottes qui ensuite prenaient à grand bruit le chemin des laminoirs, cahotant parmi les scories des cours et de rails en rails rebondissant à travers les voies ferrées qui sillonnaient l’aire en tous sens. Tout en haut, dans les flammes pâles du jour, l’énorme gueulard, pareil à un cratère, exhalait des tourbillons de gaz bleus, allumés par moments d’un rose d’incendie ; plus bas, le long de la ligne des fours à coke, crépitaient des rangs de feux clairs, dans un brouillard de puantes fumées noires ; et constamment les longues cheminées grêles des fours à puddler et à chauffer lançaient leurs flottantes spirales grises parmi les jets bouillants éructés des chaudières.
Jacques Huriaux travaille dans cet enfer. Taiseux, il est bon travailleur, possède une petite maison du côté de Culot et n’est pas trop malheureux. Il est vaguement attiré par Rinette (alias Clarinette), une belle fille, également employée du laminoir avec son père, Lerminia. Un accident de travail tue ce dernier. Plus par pitié qu’autre chose, du moins au début, Huriaux épouse Rinette, pour la sauver de la déchéance.
Commence alors la vie de couple. Toute rose au début. Rinette est charmante… Mais légère et dépensière. Très vite, comme elle ne travaille plus, elle délaisse le soin du foyer, emprunte de l’argent sans le dire à son mari, et va avoir un amant de la ville, un miteux représentant de commerce qui « se la joue », Ginginet, avant de tenir un bistrot. La catastrophe se prépare, que l’on sent venir avec angoisse.
Au fond, il y a du Madame Bovary dans cette histoire, une madame Bovary qui se déroulerait dans le milieu ouvrier. Jacques Huriaux, plus intelligent que Charles Bovary, s’en sortira in extremis, mais pas Rinette (tout comme Emma), à la suite de péripéties qui nous font découvrir d’autres personnages, souvent marqués par la misère et l’alcool : Zinque, le rigolo, Simonard, l’estropié, Berlu, le bon géant. Tous parlent un dialecte wallon que Lemonnier a utilisé pour les dialogues, et auquel le lecteur finit par s’habituer.
Tout n’est pas noir. Il y a des moments de grâce comme la naissance de la fille d’Huriaux, bien vite négligée par sa mère, mais aimée par son père. Il y a la solidarité des travailleurs. Mais aussi leur égoïsme, leur méchanceté… pas d’a priori positif ou négatif chez Lemonnier.
Encore que le trait caractéristique de tous ces malheureux, femmes et hommes, soit une bestialité sexuelle un peu trop appuyée. Le ventre des femmes a soif des hommes. Ceux-ci ne résistent pas au spectacle des grosses poitrines... C’est un peu trop automatique. L’analyse psychologique à laquelle Lemonnier excellera dans d’autres romans manque un peu ici. Mais la psychologie n’a jamais été le fort du naturalisme.
Ce qui frappe dans Happe-Chair, c’est le style, le goût des mots rares, l’accumulation des adjectifs : tout cela donne une énergie et une force peu communes au texte… Jusqu’à lasser parfois, jusqu’à nous faire penser qu’il y a aussi du procédé là-dedans. Mais quand même, quel talent ! On se laisse porter. Lisez ça plutôt.
Des pluies durèrent dix jours, croulant en lavasses presque ininterrompues d’un ciel brouillardeux, horriblement gris et lourd, où toute lumière semblait morte ; et à travers les guilées, de brusques tourmentes, comme des volées de mitrailles parties d’en haut, s’abattaient dans les rues, défonçaient les toits, émiettaient le long du pavé les cheminées. (…)
Comme toujours, d’ailleurs, le désastre frappa surtout les plus marmiteux. De pauvres diables qui chichement vivaient du produit de leur lopin, seigle, légumes et pommes de terre remisés depuis la dernière récolte, toute leur fortune et leur nourriture d’hiver, virent s’en aller dans le coup de balai du torrent et tourbillonner à vau-l’eau leur unique chevance. Quelques petits marchands, nouvellement remontés en provisions de boutique, furent ruinés net ; et des femmes, des enfants, des vieux, à mi-corps dans les houles limoneuses, râclaient avec des fourches et des râteaux les épaves pour s’en nourrir. Chez Leurquin, dont la maison se trouvait à une portée de fusil des berges, la rivière était entrée pendant la parturition de Sélénie qui justement donnait le jour à son seizième. La crue avait monté si rapidement qu’on n’avait pas eu le temps de déménager la patiente ; mais l’enfourneur l’avait roulée dans son grabat, puis hissée sur une table où, cinq minutes après, elle lâchait son faix qui, sans Leurquin, les mains ouvertes pour le recevoir et jusqu’aux genoux dans le flot, eût roulé à l’eau.
Ainsi de suite…
Vous trouverez l’intégral du roman sur Wikisource, et une occasion de découvrir un écrivain remarquable.
Dans son discours prononcé à l’Académie royale de Littérature de Belgique, Iwan Gilkin (poète, 1858-1924) déclarera en 1921 à propos de Camille Lemonnier (cité également dans les Belles Phrases) :
(...) Et certes, la nature avait doué Camille Lemonnier d’un génie véritable. Elle lui avait donné, comme aux meilleurs de nos peintres, un œil prodigieusement sensible à toutes les richesses des couleurs et des formes, à toutes les vibrations de la lumière. Avec la faculté de voir le monde innombrable des choses mille fois plus intensément et plus magnifiquement que les autres hommes, elle lui avait donné le pouvoir non moins splendide de les nommer. Aucun écrivain du XIXe siècle, si ce n’est Victor Hugo, n’a possédé, comme Camille Lemonnier, les richesses du dictionnaire, n’a disposé pour formuler sa pensée ou ses sensations d’un nombre aussi considérable de mots ; nul ne s’est grisé comme lui de sa puissance verbale. Celle-ci lasse parfois le lecteur ; mais dans les meilleurs ouvrages de Lemonnier elle finit par le vaincre, elle l’entraîne dans son ivresse, dans sa folie, dans son orgie, qui ressemble aux orgies sacrées des Bacchantes ; son mouvement irrésistible, son bruit étourdissant, son délire surhumain révèlent la présence d’une divinité.
Par Les ensablés
Contact : ng@actualitte.com
Paru le 19/04/2018
432 pages
Espace nord
9,50 €
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