En 1926, Agatha Christie traversa une crise profonde : mort de sa mère, infidélités de son mari... au point qu'en décembre, elle se volatilisa durant deux semaines. C’est l'année suivante qu’elle imaginera ce personnage d’une vieille fille détective. Miss Marple fait ses débuts cette année-là dans The Tuesday Night Club, nouvelle publiée en décembre 1927 dans une revue britannique (Royal Magazine).
Le 11/04/2025 à 09:30 par Nicolas Gary
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Publié le :
11/04/2025 à 09:30
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Avant de lui consacrer un premier roman, The Murder at the Vicarage (L’Affaire Protheroe), paru en octobre 1930, Agatha Christie avait éprouvé l'attention du public, en réunissant six histoires courtes autour de cette enquêtrice atypique, sorties entre 1928 et 1929.
À l’époque, les enquêtes d’Hercule Poirot lui ont déjà conféré un grand succès, mais elle souhaite diversifier son œuvre... sans se douter que Miss Marple rivalisera bientôt avec Poirot dans le cœur du public. La « détective en dentelles » séduira les lecteurs dès sa première apparition en long format.
Pour concevoir Miss Marple, Agatha Christie puise d’abord dans ses souvenirs familiaux. Pour forger ce personnage de vieille dame sagace, elle s'inspira de sa propre grand-mère – et de ses amies. Néanmoins, Jane Marple est « bien plus pointilleuse et typiquement vieille fille que ne le fut jamais [sa] grand-mère. Mais elles avaient en commun que, quoique de nature joyeuse, [celle-ci] s’attendait toujours au pire de chacun et de chaque chose, et, avec une précision effrayante, elle avait généralement raison », avoua l'autrice.
Sa détective affichera un tempérament optimiste en surface mais profondément lucide sur la noirceur humaine – trait caractéristique que Christie avait noté chez les aïeules de l’époque victorienne. De plus, Agatha Christie reconnaît un précurseur littéraire direct à Miss Marple dans l’un de ses propres ouvrages antérieurs : Caroline Sheppard, personnage du roman Le Meurtre de Roger Ackroyd (1926). Caroline, la sœur du narrateur, était décrite par Christie comme « une vieille fille caustique, curieuse, sachant tout, entendant tout : la parfaite détective à domicile ».
On retrouve effectivement dans Miss Marple cette curiosité indiscrète et ce talent d’omniscience villageoise. Il n’est donc pas anodin que Christie ait choisi le prénom Jane pour son héroïne : c’est aussi celui de “Aunt Jane”, l’archétype affectueux de la tante âgée fouineuse dans l’imaginaire britannique.
Le contexte historique de la création de Miss Marple éclaire également les intentions de Christie. À la fin des années 1920, l’Angleterre de l’entre-deux-guerres raffole des whodunits et des détectives professionnels (tels Poirot ou Lord Peter Wimsey), mais la figure d’une enquêtrice amateur âgée apporte une touche d’originalité. Christie, alors quadragénaire, imagine une héroïne appartenant à la génération de ses parents : Miss Marple a probablement entre 65 et 70 ans lors de sa première enquête – d'ailleurs, on glisse dans un roman qu’elle a 75 ans passés).
Ce choix rompt avec les jeunes héroïnes aventureuses ou les fins limiers masculins habituels du genre. En plein Golden Age du roman policier anglophone, Christie dote ainsi sa vieille Angleterre d’une détective incarnant la tradition victorienne et la sagesse d’antan.
Les biographes notent également que la période de création de Miss Marple coïncide avec un moment de reconstruction dans la vie de Christie : après son divorce d’avec Archibald Christie en 1928, elle retrouve une stabilité en épousant l’archéologue Max Mallowan en 1930.
On peut voir dans Miss Marple – célibataire endurcie qui trouve dans l’ordre villageois un refuge – une projection de l’attachement de Christie aux valeurs rassurantes du foyer anglais, à un moment où sa propre vie affective fut mouvementée. La création de St. Mary Mead, microcosme rural figé dans une certaine intemporalité, répond peut-être chez l’autrice à un besoin de constance et de repères.
D’ailleurs, ce village fictif existait déjà dans son esprit avant même que Miss Marple n’y voie le jour : Christie l’évoque brièvement dans le roman Le Train Bleu, en 1928, preuve qu’elle mûrissait l’idée d’un cadre champêtre propice aux mystères.
Dès sa première aventure au long cours, L’Affaire Protheroe, Miss Marple s’impose par son originalité. Les critiques littéraires des années 1930 soulignent le plaisir de voir une grand-mère déjouer des intrigues criminelles avec plus de brio que les jeunes enquêteurs officiels. Le Sunday Chronicle salue en 1932 la sagacité de « cette excentrique vieille demoiselle qui surprend le lecteur à chaque page », tandis que le Times Literary Supplement note en 1930 que Christie a renouvelé le genre du meurtre en chambre close en y introduisant « l’observatrice acérée des comédies de village ».
Christie elle-même ne s’attendait pas à un tel engouement et envisageait initialement Miss Marple comme un personnage occasionnel. Cependant, face au succès populaire de The Murder at the Vicarage, elle décide de poursuivre avec de nouvelles enquêtes. Elle alternera alors, tout au long de sa carrière, entre les enquêtes de Poirot et celles de Miss Marple, trouvant dans ce duo de héros complémentaires un équilibre créatif.
Chaque personnage permet à Christie d’explorer des facettes différentes du crime et de la société anglaise : Poirot arpente les cercles internationaux et résout des énigmes sophistiquées, tandis que Miss Marple fouille les recoins d’une province aux apparences trompeuses.
Plusieurs éléments biographiques de Christie éclairent la naissance de Miss Marple. D’abord, l’influence de la grand-mère Clara Boehmer (née Miller) a été déterminante : Christie admirait la perspicacité et le flegme de cette aïeule capable de prédire le pire tout en conservant le sourire.
Ensuite, la nostalgie d’une Angleterre édouardienne, avec ses demoiselles d’honneur, ses vicaires et ses jardins de campagne, imprègne la création du village de Miss Marple. Christie passe son enfance à Torquay dans une famille victorienne aisée, où elle côtoie des tantes et voisines ressemblant fort à son héroïne.
Enfin, on peut noter que la genèse littéraire de Miss Marple intervient peu après que Christie a expérimenté d’autres personnages féminins détectives, comme la jeune Tuppence Beresford (apparue en 1922). À l’opposé de la pétulante Tuppence, aventurière moderne, Jane Marple représente la sagacité de la « vieille école ».
En ce sens, sa création marque pour Christie une manière de rendre hommage aux femmes de la génération précédente, souvent sous-estimées, en montrant qu’elles pouvaient rivaliser d’intelligence avec n’importe quel limier professionnel.
Montage photo : ActuaLitté, CC BY SA 2.0
DOSSIER - Miss Marple : qui était la légendaire enquêtrice d’Agatha Christie ?
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
Paru le 09/09/2015
312 pages
Editions du Masque
7,40 €
Paru le 08/06/2016
316 pages
Editions du Masque
7,40 €
2 Commentaires
Jean
12/04/2025 à 00:22
Je suis fan depuis plusieurs années. De Miss Marpel j'adore .
Une question : combien de film en français son traduit .
Merci
Meryem Adam
12/04/2025 à 18:25
Enfin un article qui parle intelligemment et sans aigreur pseudo-philosophique de la chère Tante Jane!Sa lucidité a déteint sur vous:merci!