En 2024, Le festival de l'imaginaire d'Épinal, Les Imaginales, se plaçait, avec audace, sous le signe de la mort, sans laquelle la vie n'aurait ni poids, ni mystère, ni vertige... Résultat : plus de 45.000 visiteurs et des auteurs intrigués, enthousiastes ou touchés – certains traversant des événements douloureux au même moment. Difficile pour Gilles Francescano, le directeur artistique, de rivaliser avec un thème aussi puissant. Cette année, cap sur les « Hors-normes », ces figures qui, comme l’a écrit Deleuze, sont les seules à avoir un devenir... Pari réussi ?
Le 10/04/2025 à 18:02 par Hocine Bouhadjera
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10/04/2025 à 18:02
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Au sujet du thème de l'édition précédente, Gilles Francescano s'était fait une réflexion simple : « Si je m’interrogeais sur cette idée de Memento Mori (Nous sommes mortels), d’autres aussi. On s’essayait à l’appréhender ensemble, chacun avec ses mots, ses fêlures. La mort s’est invitée aux tables rondes, dans les discussions, les silences, les regards. »
Ce qui l’a habité cette année, « plus que tout, c’est l’idée d’un déplacement du regard : ne plus m’interroger seulement à partir de soi, mais vers l’autre. Interroger la différence, avant tout ». Celui qui s'est inscrit dès 14 ans à Amnesty International est un jumeau, ce qui a façonné son rapport à l’altérité : « Mon frère a toujours été là, une présence constante, familière. Ce lien m’a permis d'appréhender très tôt les questions d'altérité. Pourquoi crée-t-on des différences là où il n’y a souvent que des variations d’expériences ? Cette question est fondatrice pour moi. »
Une édition pensée pour être la rendre la plus ouverte possible. Une ambition inscrite dans tous les pans du festival. En lien étroit avec des associations et des personnes directement concernées, l’équipe des Imaginales, accompagnée des agents de la Ville d’Épinal, a déployé une série d’aménagements concrets : installation de rampes d’accès, réorganisation des stands, présence d’associations œuvrant à la sensibilisation, adaptation de la communication, refonte du plan du site et du programme, ainsi que la création d’espaces dédiés aux personnes en situation de handicap.
Parmi les initiatives, celle menée avec les détenus de la maison d’arrêt d’Épinal a particulièrement touché le directeur artistique : « Ils ont travaillé sur une affiche, eux qui, pour certains, ne dessinaient pas du tout au départ, avec l'objectif qu'ils se surprennent eux-mêmes, se découvrent dans le geste de création. »
Remettre en question la norme du point de vue des personnes empêchées s’inscrit au cœur du parcours de Gilles Francescano : « Pendant un temps, j’ai été chauffeur pour des personnes en situation de handicap, et cette expérience a été marquante. À travers cette expérience, j'ai notamment constaté à quel point on vous assigne vite une place, un rôle, une étiquette », partage-t-il avec nous.
En somme, faire des Imaginales 2025 un espace véritablement inclusif, où chacun et chacune peut vivre pleinement l’expérience, s’immerger dans les mondes de l’imaginaire, et partager cette passion commune, sans entrave ni mise à l’écart. Plus généralement, Gilles Francescano constate : « Depuis toujours, l'imaginaire résiste à la pression. Cet imaginaire qui a créé tout ce qui nous entoure et qui nous permet encore de rêver de ce qui se trouve derrière l'horizon. Imaginaire qui, même lorsqu'il n'y a plus d'horizon, nous permet justement d'en imaginer un pour mieux en repousser les limites. »
Un genre à l'avant-garde par sa pratique même : « Il ne s’agit pas seulement de rêver d’autres mondes, mais de poser des jalons, d’interroger ce qui pourrait advenir. L’imaginaire, quand il est pratiqué avec lucidité, bienveillance et exigence, permet de confronter la société à ses angles morts. Il s’appuie sur l’introspection, la réflexion, l’écoute de celles et ceux qui vivent des réalités différentes. C’est une forme de prospective, au fond : une ville qui se développe, une société qui se transforme, tout cela peut être pensé, anticipé, mis en récit. »
« À l'heure de temps dignes des meilleures dystopies, c'est à nous toutes et tous qu'il convient d'imaginer l'humanité de demain. Si l’époque semble rejouer de sombres chapitres, l’imaginaire agit comme un contre-pouvoir — un outil pour penser autrement, résister symboliquement, et ouvrir la voie à d’autres possibles », complète le dessinateur, avant de rappeler : « Même les mauvais livres ont une fin, et c’est peut-être là que tout commence : dans ce moment de bascule, où l’on imagine une alternative. »
Alors que de l’autre côté de l’Atlantique, les politiques mises en œuvre par Donald Trump et son gouvernement fragilisent les droits des minorités - entre interdictions ciblées, discours discriminants et reculs assumés sur des acquis fondamentaux -, le thème de cette année intègre toutes ses populations en quête d'une place dans le récit collectif : « En tant que père d’une jeune femme qui devient un grand garçon, je suis d’autant plus sensible à ce que l’on vit aujourd’hui, ici et ailleurs — y compris du côté des États-Unis », confie Gilles Francescano. Ce dernier a par ailleurs pris la suite de Stéphanie Nicot à la direction artistique des Imaginales, assignée garçon à la naissance, et qui elle aussi, a choisi de transitionner.
Et l'affiche officielle, on en parle ? « Elle a suscité de nombreuses réactions : elle dérange, elle interpelle, ou elle étonne. Certains attendaient un univers plus conforme à la tradition de la fantasy ; ils ont été bousculés », constate Gilles Francescano, amusé.
Une armée d’elfes, arc bandé, sourcils froncés, traverse un paysage crépusculaire, figée dans un souffle d’avant l’assaut. En face, ou plutôt au-dessus, une scène d’un autre monde déchire la solennité : une cavalière ailée, silhouette sombre et tendue, brandit une épée céleste, dressée vers le ciel pâle. Mais ce n’est pas un destrier qui l’emporte — c’est un chihuahua. Un chihuahua monumental, sculpté comme une créature mythologique, aux arabesques d’or gravées dans la fourrure, bondissant dans les airs avec la noblesse d’un griffon fantastique...
Aleksi Briclot, auteur de l'affiche, s'explique : « Dans cette image, je voulais jouer avec certains codes de la fantasy : pour représenter la norme, le plus grand nombre, j’ai choisi une armée d’elfes au look similaire, pointant leurs armes dans les mêmes directions, avec des parallèles et courbes répétitives, comme pour souligner des points de vue étriqués ou tout le moins formatés. »
Et de développer : « La fantasy est censée être le terrain idéal pour ouvrir le champ des possibles, justement imaginer l'impossible et des choses hors normes. À ce titre, les elfes semblent s'être mués en stéréotypes de la fantasy, comme des figures incontournables. Au milieu de tout ça, un personnage dissonant guide fièrement la troupe sur son destrier inattendu : un chihuahua de combat ! Ce personnage est de petite taille et arbore une armure noire, contrairement aux tuniques blanches des elfes alentours. Des rehauts de lumière viennent frapper cette silhouette centrale, seulement à cet endroit. » Il est formel : « Si vous avez été interloqué par ce chien si particulier, alors j'aurai bien fait mon travail ! »
Après Chris Vuklisevic, le coup de cœur du festival a par ailleurs été attribué à Plume D. Serves, saluant à son tour une voix forte et singulière de l’imaginaire contemporain. Son travail, qu’il s’agisse de fiction ou de réflexion sur son blog, explore les structures sociales, les violences intracommunautaires, les normativités queer, le validisme et la reconstruction après un traumatisme. Son premier roman, Nous sommes la poussière, est paru en 2023 aux regrettées éditions Les Moutons Électriques.
« Quelle autrice pouvait le mieux incarner aujourd'hui, les préoccupations d'un festival toujours plus soucieux de s'ouvrir à l'autre, préoccupé plus que jamais d'interroger nos limites pour voir, si le temps de quelques jours, nous pourrions toutes et tous ensemble, penser à un futur rêvé ? », commente, en forme d'interrogation, Gilles Francescano.
À LIRE - Memento mori : pour 2024, les Imaginales invoquent la vie et la mort
Enfin, l’anthologie 2025 des Imaginales, également placée sous le signe des Hors Normes, offre aux autrices et auteurs une occasion en or de briser les codes et d'explorer des chemins littéraires inédits. Ce festin textuel est orchestré par l’éditeur Au diable vauvert, fidèle à sa réputation de découvreur d’audace. On y retrouve les plumes de Christopher Bouix, Charlotte Bourlard, Morgane Caussarieu, Victor Dixen, Jean-Claude Dunyach, Brian Evenson, John Gwynne, Nathalie Legendre, James Morrow, Julia Richard, Éric Sanvoisin, Plume D. Serves, Christophe Siébert, Auriane Velten et Natalie Z. Walschots.
Ci-dessous, la liste des auteurs invités, les sélections des prix Imaginales des bibliothécaires et des lecteurs, et une partie du programme, dont les expositions :
Crédits photo : Affiche officielle des Imaginales 2025, signée Aleksi Briclot. Les Imaginales.
DOSSIER - Un chihuahua et des elfes : Les Imaginales 2025 renversent les codes
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
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