LeLivreaMetz25 — Tenir tête ce n'est pas tenir sa langue, bien au contraire. Pour cette dernière journée du festival Livre à Metz, deux traducteurs de l'allemand et spécialistes du langage des Nazis étaient invités à discuter : Frédéric Joly et Olivier Mannoni. Une des conférences les plus attendues du week-end, donc une salle comble pour comprendre comment la langue est un outil hautement politique.
À eux deux, Frédéric Joly et Olivier Mannoni ont traduit une immense partie du paysage intellectuel germanique des 100 dernières années. Pour le premier : Georg Simmel, Walter Benjamin, Axel Honneth ou Jürgen Habermas. Pour le second : Peter Sloterdijk, Helmuth Plessner, Sigmund Freud, Ernst Junger ou encore Hartmut Rosa, qui était présent hier.
Olivier Mannoni est également le directeur d'une spectaculaire édition critique de Mein Kampf, qui est le fruit de dix années de travail, et auteur de deux essais aux éditions Héloise d'Ormesson : Traduire Hitler et, plus récemment, Coulée brune : Comment le fascisme inonde notre langue. Il a présidé l'Association des traducteurs littéraires de France et est le directeur de l'école de traduction littéraire, placée sous l'égide du Centre National du Livre.
Pour Frédéric Joly non plus, le pedigree ne s'arrête pas aux traductions. Il est le biographe de Robert Musil et vient de sortir La langue confisquée aux éditions Premier Parallèle, un ouvrage sur Victor Klemperer, intellectuel juif « qui a montré de manière très précise comment la phraséologie nazie a dénaturé le rapport des Allemands à leur langue », explique-t-il.
« Il a eu un destin rare : échappé de justesse au massacre nazi car il vivait en couple avec une non-juive », ce qui, a n'en pas douter, fait de lui un témoin de choix pour observer les « pourritures » du National-Socialisme. « Une idéologie qui par la langue imposait une vision du monde folle et extraordinairement dangereuse », nous dit Frédéric Joly.
Mais quelles sont les caractéristiques de la langue du IIIe Reich ? L'auteur et traducteur en voit deux majeures : la répétition et la pauvreté. « C’est en répétant sans cesse que l’on grave certaines idées dans les cerveaux », ajoute-t-il. Notamment des idées mensongères : « La grande force du mensonge c’est qu’il répond parfaitement aux attentes, contrairement à la vérité ».
Aussi, et en suivant les analyses de Klemperer, il identifie plusieurs clés pour comprendre la parole — qu'il définit comme « l'usage qu’on fait de la langue » — de l'Allemagne nazie : « on se rend compte que les slogans ne sont pas nécessairement les plus efficaces. Le superlatif est contre-productif. Les effets recherchés se font plutôt par des phénomènes de "mémoire involontaire" ».
Pour Olivier Mannoni, il est important de comprendre que tout ça n'est pas dû au hasard, mais fut « préparé par les intellectuels de l'époque ». Il pense notamment à la révolution conservatrice de Carl Schmitt, qui pousse à penser la politique en termes d'amis et d'ennemis, aux livres « d'une grande violence » d'Ernst Junger, ou encore au « culte du terroir, à l'antisémitisme, et à l'ésotérisme » du mouvement völkisch.
« Mein Kampf, c'est un condensé de tout ça et d’autres choses encore, dont du Nietzsche mal digéré, par exemple. » Mais arrêter cette analyse au seul nazisme serait une erreur : « tous les mouvements d’extrême droite, y compris ceux, de plus en plus puissants, d'aujourd'hui, ont d'abord été introduits par des intellectuels, qui ont particulièrement travaillé la langue qu’il fallait utiliser pour cela », affirme le traducteur.
Pour Frédéric Joly et Olivier Mannoni, il est clair que l'on assiste actuellement à un retour en force d'une conception « appauvrie » de la langue : « J’ai terminé Traduire Hitler pendant les élections présidentielles françaises de 2022, et cette phrase m'est venue pour décrire la situation "les égouts remontent, et on se bouche le nez" », nous raconte Olivier Mannoni.
« Il y a ensuite eu les législatives, puis les présidentielles aux USA... là ce ne sont plus simplement des impressions, ce sont des phrases nazies qui revenaient directement, presque telles quelles. » Il prend l'exemple de Donald Trump, qui selon lui va carrément jusqu'à paraphraser Mein Kampf : « il parle d'un "risque de voir les migrants contaminer le sang américain", ce qui rappelle ce qu'Hitler disait à propos des juifs et du sang allemand ; il parle de la "vermine woke", vermine étant le mot préféré des nazis ». Sans oublier son projet de camp de concentration pour migrant à Guantanamo, ou celui de déporter les Palestiniens de Gaza pour faire de l'enclave une station balnéaire.
« Cet appauvrissement touche la langue au sens large » précise Frédéric Joly. Selon lui, il concerne la société tout entière, sous diverses formes, avec « le marketing, le langage de la fonctionnalité, le lexique du monde de entreprise... Il y a une sorte d’effondrement de la langue parlée au quotidien ». Et ce phénomène global produit finalement un effet politique très fort : « Une société en proie à ce processus est vulnérable politiquement ».
« L’exemple typique ce sont les réseaux sociaux, ajoute-t-il, où il n’y est pas question d’argumenter de manière raisonnable, mais d’abord de décrédibiliser l’adversaire, et c'est l’espace public en lui-même qui s’en trouve délégitimé. »
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Olivier Mannoni prend aussi l'exemple de l'émission TPMP : « Ça a commencé avec l’utilisation de l’humiliation comme arme de divertissement, là on est déjà dans une perte totale de l’humanité. Puis elle est progressivement devenue une émission de propagande pour l'extrême droite, doublée par une émission purement politique pour Hanouna à la radio. »
Un effet mortifère pour la politique française, estime l'auteur : « Quand on est fixé devant cette émission, on pense que la démocratie, c’est ça »
Crédits image : ActuaLitté, CC BY SA 2.0
DOSSIER - À Metz, le livre tiendra tête (et dragée haute) pour le festival
Par Ugo Loumé
Contact : ul@actualitte.com
Paru le 10/10/2024
183 pages
Editions Héloïse d'Ormesson
16,00 €
Paru le 13/10/2022
128 pages
Editions Héloïse d'Ormesson
15,00 €
Paru le 12/09/2019
281 pages
Premier Parallèle
19,00 €
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