L'Aquitaine, terre d'édition s'il en est : Agullo, Finitude, Monsieur Toussaint Louverture, Les Petites moustaches, Les Requins Marteaux... Parmi toutes ces maisons, une est portée par un personnage peu banal : Jean-Paul Michel, de son vrai nom Michelena, anime depuis plus d'un demi-siècle les éditions William Blake & Co. Pour situer le bonhomme, à 15 ans, il découvre la poésie d'un quasi inconnu, Mohammed Khaïr-Eddine - aujourd'hui figure culte de la modernité littéraire maghrébine -, qu’il finit par retrouver, et publier à l’aide d’une presse à bras...
Le 05/04/2025 à 18:19 par Hocine Bouhadjera
2 Réactions | 243 Partages
Publié le :
05/04/2025 à 18:19
2
Commentaires
243
Partages
Le Marocain avait été contraint de fuir son pays après la publication d’un ouvrage, véritable cri de résistance contre Hassan II. Le roi, dans une répression implacable des émeutes étudiantes, avait fait couler le sang... « Ses poèmes l'avaient précédé, et un jour, en lisant trois lignes de l'un d'eux, dans une réunion de jeunes poètes à quelques encablures de Nice, sans aucune exagération, j'ai su immédiatement que j'avais découvert un immense poète. Il fallait que je le rencontre », nous confie Jean-Paul Michel.
Ils ont entrevu une parcelle de lumière et ils se sont dit : c'est peut-être le jour ; mais ils n'ont jamais cessé de patauger dans leur sang.
- Mohammed Khaïr-Eddine
Les vers découverts par le jeune homme étaient tirés d'une plaquette publiée par Claude Royet-Journoud à Londres en 1964, Nausée noire. Les mots avaient été dactylographiés sur une machine anglaise par le Marocain, qui ajouta minutieusement tous les accents à la main. Le futur éditeur, fou de poésie, se donna la mission de le retrouver, un sacré défi : le poète était totalement inconnu en France à l’époque...
Six mois après avoir partagé son projet avec ses camarades, lors de cette réunion où il découvrit le poète, une lettre de l'un d'eux, Michel Mourot, arrive le 28 décembre 1965 : « Rendez-vous est donné avec Mohammed Khaïr-Eddine, à Paris, le 1er janvier 1966, 10 heures. Au café situé en face de la Gare de l'Est. Tu verras, c'est un spécimen, au sens positif du terme. »
« Une petite revue belge avait retrouvé ses coordonnées en France. Je peux dire que j’étais au rendez-vous de cette rencontre décisive. Il est arrivé avec plein de papiers, et m'a dit, choisis », raconte Jean-Paul Michel. Le second recueil du Marocain s'intitule Le Roi, d'un poème qui subjugua le jeune homme. Cette audace a été rendue possible par une précédente rencontre, avec un certain Vodaine. Un « maître de l'art brut » installé à Basse-Yutz en Moselle, qui l'initia à la typographie et lui donna une presse à bras : « Il m'a dit viens chez moi, et je t'apprendrais. J'ai traversé la France en stop, et j'y suis resté un mois », raconte l'éditeur.
Mohammed Khaïr-Eddine va rapidement être repéré par Jean-Paul Sartre, qui le fera participer à sa revue des Temps Modernes. La majeure partie de ses recueils sont publiées au Seuil, sauf le tout dernier, On ne met pas en cage un oiseau pareil (Dernier journal, août 1995) : « Son fils est venu me voir après sa mort, en 1995, avec ses derniers écrits, et m'a dit, "il a publié son premier véritable recueil chez toi, ce serait bien que tu publies son dernier ouvrage" », confie Jean-Paul Michel.
En 2009, Mohammed Khaïr-Eddine a intégré la collection Poésie de Gallimard, avec une préface de Jean-Paul Michel. À l'occasion de cette publication, ce dernier a pu faire une tournée au Maroc, et découvrir à quel point le poète est un véritable dieu vivant dans son pays. Et pas plus tard qu'il y a trois mois, les droits de traduction d'un de ses textes, publié par William Blake & Co., ont été achetés par l'éditeur de l'université de Virginie. L'aventure continue...
Mais une question demeure : ce premier recueil, publié en 1966 à Brive, l’a été chez Jean-Paul Michel éditeur, tandis que son dernier texte a été publié en 2001 chez William Blake & Co. Que s’est-il donc passé entre ces deux moments ?
Après la publication du Roi, le jeune passionné de poésie, fraîchement diplômé du bac et après une visite à André Breton dans le Lot, entame des études de philosophie à l’université Bordeaux III, qu’il poursuivra jusqu’à l’agrégation. Il officie même en tant qu'enseignant, avant de rapidement remonter une imprimerie dans un grenier dans les Landes, sous l'enseigne de William Blake & Co, on est en 1976. On ne se refait pas...
Mais pourquoi William Blake & Co ? « Il (Ndr : William Blake) est peut-être un cas unique dans l'histoire occidentale : il réalisait lui-même chaque étape de création de ses ouvrages, jusqu'à l'impression. Un véritable indépendant, qui a su s'imposer comme un poète et un illustrateur sans égal. Le Rimbaud britannique peut-on dire, dans ce côté météorite incompréhensible. Les éditions William Blake & Cie revendiquent cet esprit d’originalité. Notre approche consiste à être créatif et unique, tout comme Blake l’a fait en son temps. »
Avec le temps, la maison a publié, entre autres, Les souvenirs de Bordeaux de Hölderlin, des lettres tardives de Rimbaud, des écrits du peintre symboliste Odilon Redon, du Hervé Guibert, du Yves Bonnefoy, du William Butler Yeats, du Federico Garcia Lorca. D'Omar Khayam aussi, dans une édition entièrement calligraphiée à la main par l'artiste Frank Lalou, de son professeur à la fac Jean-Marie Pontévia, dont il a été le premier éditeur, ou de Jean-Paul Michel lui-même. Et même de sa fille, Élizabeth, qui a traduit son chant préféré de l'Odyssée, celui dans l'antre de Calypso...
Par ailleurs, la maison installée à Bordeaux achèvera cette année la publication d'une édition des œuvres complètes du poète japonais du XVIIe siècle, Bashō, en sept volumes bilingues. Elles sont traduites du japonais par Alain Walter, présent à l'occasion de l'édition 2025 des Escales du Livre.
L'événement se tient encore jusqu'au dimanche 6 avril au Darwin. Un tout nouveau lieu pour le salon, entre architecture brute et contemporaine, alliée à une ambiance détendue, presque utopique, avec ses vastes espaces ouverts, ses salles lumineuses, et même ses recoins propices à la réflexion. Le programme est à découvrir ici.
Crédits photo : ActuaLitté (CC BY-SA 2.0) / Les trois premiers visuels du corps de l'article sont tirés des Livres sont fatigués. Il faut les peindre. Wiliam Blake & Co. Edit. 1965-2019, publié chez Wiliam Blake & Co.
DOSSIER - Les Escales du livre : trois jours de littérature à Bordeaux
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
Paru le 02/04/2016
373 pages
Editions des Vanneaux
19,00 €
Paru le 22/10/2020
256 pages
William Blake And Co
24,00 €
Paru le 01/03/2024
78 pages
William Blake And Co
22,00 €
Paru le 13/01/2023
244 pages
William Blake And Co
24,00 €
Paru le 05/02/2025
28 pages
William Blake And Co
14,00 €
Paru le 14/02/2025
28 pages
William Blake And Co
12,00 €
Paru le 10/09/2009
143 pages
Editions Gallimard
8,30 €
2 Commentaires
florence mothe
06/04/2025 à 11:49
Bravo pour ce papier sur Jean-Paul Michel, grande pointure de la pensée et de la philosophie depuis 1968, dont l'itinéraire singulier et les réussites éditoriales suscitent l'admiration et le respect - et aussi l'amitié.
Michel, Jean-Paul
10/04/2025 à 14:34
Soyez vivement remercié de votre attention à cette aventure, qui continue. Amitiés. Jean-Paul